Isa

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Il ne savait plus combien de temps il avait passé sur cette départementale. Parti ce matin, avant que le soleil se soit levé, même le vieux LX 200 avait eu du mal à démarrer.

Le froid s’était installé depuis plusieurs jours. Le givre recouvrait les branches des pins, dessinant des guirlandes qui le faisaient irrémédiablement penser à ce jour maudit où sa vie s’était arrêtée. Puis à cet autre jour où elle était revenue frapper à sa porte. L’image de la petite fille, dans sa robe verte déchirée, au bord de la route, à la sortie du virage qu’il venait de franchir.

– J’ai presque douze ans. Et j’ai les yeux forêtrivière. Je sais que ça.

Les yeux forêtrivière. Exactement de la couleur de la petite robe verte qu’il avait gardée précieusement dans un des cartons qu’il entassait au grenier. Il arrêta le vieux 4 × 4 sur le côté, coupa le moteur, et poussa un long soupir.

Pas facile de chercher quelque chose dans cette région. Les arbres qui l’entouraient cachaient sans doute des secrets inavouables. Il sortit le paquet de tabac de la boite à gant, et se roula une cigarette. Il avait promis à la petite qu’il allait arrêter de se détruire la santé.

La petite. Bizarre de penser à elle comme à la petite fille qu’elle n’était plus. C’était une femme aujourd’hui. Une femme seule, mais une femme.

Il faudrait sans doute longtemps avant qu’elle accepte qu’un homme pose les mains sur elle. L’image du monstre dont elle lui avait parlé ce premier soir lui vint à l’esprit.

– Le monstre il m’a mise dans une boite. Une boite avec des planches.

Quel taré pouvait imaginer enfermer une gosse dans un cercueil ? Quel enfant de salaud pouvait avoir cette idée, après l’avoir violée ? Parce que le viol avait eu lieu. Les toubibs le lui avaient dit, à l’hôpital. Des lésions qui ne trompaient pas avaient été soignées par l’équipe médicale pendant qu’il attendait, à côté de la machine à café.

– Elle a été abusée, violemment. On a rarement rencontré ce genre de blessures. L’homme qui l’a violée a sans doute pensé qu’elle était morte après l’avoir déchirée.

– Déchirée ?

– Il n’y a pas d’autres mots, Monsieur, pas d’autres mots. Cette gosse a perdu beaucoup de sang, à cause de ses lésions. Le type qui a fait ça est un monstre. Les séquelles sont telles qu’elle ne pourra pas avoir d’enfant. On a fait ce qu’on a pu, mais on n’a pas réussi à réparer ce qui n’est pas réparable.

Pas réparable, c’est les mots que le toubib avait employés. Jacques se souvint qu’en disant ça, et malgré la distance dont faisaient preuve les médecins en général, le type avait les larmes aux yeux.

– C’est ce qu’elle m’a dit. Un monstre. C’est le mot qu’elle a employé.

Presque vingt ans qu’elle mettait sa vie dans la sienne. Presque vingt ans, qu’une fois par mois, il tournait dans la région pour essayer de trouver des traces du cinglé qui lui avait fait ça.

Jamais rien.

Il avait fouillé la forêt, interrogé les gens dans les villages qu’il avait croisés. Personne n’avait rien vu. Personne n’avait jamais entendu parler d’une petite fille qui avait disparu. Elle avait sans doute marché pendant des heures avant de se retrouver sur le bord de cette route.

Combien de kilomètres avait-elle parcouru, Dieu Seul le savait.

Dieu.

Si seulement Il avait pu intervenir. Pour une fois, se détacher de ceux qui L’adoraient partout dans le monde, et se tourner vers cette petite fille qui avait tellement besoin de Lui. Il ne croyait pas en Dieu. Il l’avait dit à la petite, une des rares fois où elle avait abordé le sujet.

– Même pas sûr qu’Il croit en moi. Pourquoi je croirais en Lui ? T’as vu ce qui se passe partout dans le monde ? T’as vu comment Il laisse faire des trucs que n’importe qui, s’il en avait le pouvoir, ferait cesser immédiatement ?

– T’as raison Nounours. Il doit pas exister.

Il écrasa entre ses doigts la cigarette qui achevait de se consumer. Ses phalanges étaient recouvertes de cale et il ne sentit pas la brûlure de la braise. Il déchira délicatement la feuille de papier à rouler, et laissa tomber le tabac par la fenêtre.

La boulette de papier qu’il avait façonnée finit dans le cendrier.

– T’es écolo Nounours quand tu fumes. C’est déjà ça.

Il sourit en pensant à celle à qui il consacrait désormais sa vie. Plus de trente ans, et jamais elle ne lui avait présenté un garçon.

Pas que ça le dérangeait, il préférait. Sûr qu’il aurait été très désagréable. Elle était sa fille, et il voulait le meilleur pour elle. Surtout pas un de ces jeunes étudiants qu’il avait croisés parfois en allant la récupérer à la faculté.

Il ouvrit la portière, et se décida à parcourir quelques kilomètres au cœur de la forêt. Le client avec qui il avait rendez-vous l’attendrait bien une demi-journée de plus. Il lui avait dit qu’il passerait dans la journée, sûrement dans l’après-midi, ce qui lui laissait quelques heures. Il ferma la porte de son vieux compagnon, et glissa la clé dans la poche de sa chemise de flanelle. Il aurait bien besoin d’une révision, lui aussi.

Fallait qu’il appelle Jean-Yves. Il le ferait ce soir, quand il serait rentré. Le vieux mécano connaissait le LX par cœur.

Pas un bruit autour de lui. Le silence de la forêt n’était même pas troublé par les cris des oiseaux qui avaient, pour la plupart, déserté les lieux pour l’hiver. Il s’enfonça sous les frondaisons qui cachaient en partie le soleil qui peinait à traverser les branches. Quelques rayons, tels des flèches de lumière, habillaient les pins et semblaient montrer du doigt les champignons rescapés de l’automne.

Quelques amanites, de vieux cèpes presque entièrement dévorés par les asticots, que Jacques foula du pied, comme pour passer une colère qui avait du mal à exploser. Il savait que ça ne servait à rien.

Deux décennies qu’il fouillait, qu’il cherchait, sans parvenir à aucun résultat. La symbiose entre lui et celle qu’il appelait sa fille était tellement parfaite. Comme si leur rencontre avait été inéluctable.

– La même symbiose que celle qui existe entre les arbres et les champignons, pensa-t-il en souriant.

La collaboration entre les champignons et les végétaux l’avait toujours étonné. Les avantages pour les deux partenaires qui permettaient les échanges nutritifs, comme pour lui et la petite. En échange du carbone fourni par la plante-hôte, le champignon rendait à son arbre des services indispensables à sa croissance et parfois même à sa survie.

Sans elle, lui non plus n’aurait pas survécu. Le soir où il l’avait vu dans la lumière de ses phares, il envisageait d’encastrer le LX dans un des pins centenaires qui bordaient la route. Il avait toujours admiré ces arbres. Il savait que leur longévité pouvait atteindre plus de mille ans pour certains.

Mille ans.

Sans doute pour ça qu’il avait parfois refusé de couper certains géants.

Il était plongé dans ses pensées. Le visage de sa fille était en permanence devant ses yeux. Il sortit de la forêt. Il était face à un hameau qu’il ne connaissait pas, et en consultant sa montre, se rendit compte que deux heures étaient passé. Il avait dû marcher presque dix kilomètres.

Un bruit, derrière lui, le fit se retourner. Un homme le regardait. Un type dans la trentaine, les yeux presque noirs, et les cheveux coiffés comme ceux de Bob Marley que la petite écoutait en boucle dès qu’elle se croyait seule à la maison.

Il sourit et pensa à elle qui s’époumonait en hurlant « Redemption Song ».

– Pourquoi tu ris ?

Le type avait la voix sombre, presque rocailleuse.

– Je pensais à ma fille. Juste un truc qui m’a fait marrer. C’est à cause de tes cheveux. T’as les mêmes que son chanteur préféré.

Un léger mouvement de la tête fit comprendre à Jacques que le jeune homme qui lui faisait face ne savait pas de quoi il parlait.

– Tu cherches quoi dans le coin ? Je t’ai jamais vu par ici.

Le tutoiement ne gênait pas le colosse qui était habitué à ce genre de rapport avec les bûcherons qu’il côtoyait.

– Rien de spécial. Des champignons. Mais j’en ai pas trouvé des masses.

– T’arrives un peu tard. Fallait venir il y a deux mois. Maintenant, tu vas trouver que ce que les asticots t’auront laissé.

Le bûcheron décida qu’il devait peut-être faire confiance à ce type. Après tout, il semblait aimer les arbres et la forêt, lui aussi. Et puis, le fait qu’il ait les même cheveux que le héros de sa fille ne pouvait le laisser indifférent.

– En fait, je cherche aussi autre chose. Il y a des années, j’ai entendu dire qu’une petite fille avait disparu dans le coin. Qu’elle a jamais été retrouvée.

Le type avait blêmi. Un mouvement agita ses yeux et il fit un pas de côté, comme pour vérifier que personne n’était derrière Jacques.

– Pourquoi tu veux savoir ça ?

– Comme ça. La famille de ma mère était du coin, et je m’intéresse à ce qui s’y passe.

– De quel coin ? demanda le jeune homme. Tu sais où t’es ?

Touché.

– Ben non, en fait j’en sais trop rien. J’ai marché presque deux heures, et je me suis un peu perdu.

– T’es au Mazet. C’est là que ta famille habitait ?

Ne pas mentir. Il eut soudain le sentiment que le type qui lui faisait face était capable de savoir s’il lui disait la vérité. Le sourire permanent qu’il arborait, et la voix de basse, presque hypnotique, n’y étaient sans doute pas étrangers.

– Non. Ils étaient du Puy En Velay.

– C’est loin d’ici. Tu vas rien trouver qui te concerne. Tu devrais rentrer chez toi.

– Tu as raison. Je vais essayer de faire demi-tour et de retrouver ma bagnole. J’ai dû traverser toute la forêt pour arriver jusque-là.

Le jeune homme avait fait quelque pas en direction du chemin de terre qui longe les genêts, mais il se retourna.

– Y a bien une petite fille qu’a disparu. Elle s’appelait Isa. C’était il y a vingt ans à peu près.

Il s’était tourné à nouveau et traversait les genêts.

– Tu la connaissais ? Demanda le géant.

Un arrêt encore. Comme une hésitation.

Le type ne se retourna pas, cette fois, et Jacques crut déceler un tremblement dans la voix.

– C’était ma sœur.

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