Louis

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Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas renier ce que l’on m’enseigne depuis six ans. Je ne peux pas revenir en arrière et suivre Francis sur le chemin qu’il veut emprunter.

Je sais ce que ce bruit signifie. Les gémissements sont maintenant parfaitement audibles.

– C’est quoi ce bruit dehors Francis ? Tu as entendu ?

– Bien sûr que j’ai entendu. C’est moi qui l’ai amenée. J’ai dû sentir que t’allais venir. Elle va te plaire Louis, elle va te plaire.

Francis veut m’entraîner dehors. Il attrape mon bras, et plonge son regard dans le mien.

– Tu ne peux pas faire ça ! Je crie.

– Bien sûr que je peux. On l’a déjà fait, et me dis pas que ça t’a pas plu. À chaque fois, tu bandais comme un cerf. Tu bandais comme un cerf, Monsieur le curé ! T’as oublié Monsieur le curé ?

Il s’est mis à hurler aussi. La colère qu’il porte en lui depuis son enfance est en train de réapparaître.

Je murmure, pour tenter de le calmer.

– Francis, faut arrêter tout ça. Un jour, ils vont nous trouver, et ils vont nous enfermer. Nous mettre dans une cage pour le reste de notre vie.

– Ça n’arrivera pas, il répond. Ça ne peut pas arriver. Il y a quelqu’un qui nous protège. Quelqu’un qui nous regarde depuis qu’on est des mômes. Quelqu’un qui les empêchera de nous prendre. T’as pas compris encore ?

Lui aussi murmure. Ses yeux sont presque noirs et papillonnent comme ceux de cette fille qu’ils nous ont montrée dans ces vidéos sur les exorcismes.

– Tu plaisantes Francis. Tu ne peux pas croire ça.

– T’y crois pas toi ? Tu vas me faire avaler qu’on vous a dit que le Diable existait pas dans ton église de Rome ? Tu veux vraiment me faire avaler ça ?

– Le Diable, il est en nous Francis. Il nous appartient de lutter contre sa présence. Chaque jour, Francis. Chaque jour.

– Et si j’ai pas envie de lutter ? Si ça me plaît à moi qu’il soit là, juste là, et qu’il me regarde faire ? Si vous vous trompiez, tous, autant que vous êtes. Si on était sur Terre juste pour qu’il revienne ? Si l’histoire du crapaud cloué sur la croix, c’était que des conneries pour ceux qui sont trop faibles et qui n’osent pas exister ?

Exister. C’est à ça qu’il est réduit. Je discerne une odeur étrange quand il approche sa bouche de moi. Une odeur de mousse et de sous-bois. L’odeur de la forêt. Celle que j’aimais tellement quand je n’étais qu’un gosse. Aujourd’hui, cette odeur me fait peur et m’attire à la fois. Un étrange sentiment m’envahit. Et c’est celui d’être revenu chez moi.

Il est maigre. Tellement maigre. Je peux voir chacun de ses muscles se dessiner sous sa peau presque diaphane.

– Viens avec moi, Louis. Viens avec moi. Tu peux pas être devenu comme les autres. Ils peuvent pas t’avoir changé à ce point.

je ne peux que le suivre et prier que ce ne soit pas ce que je crois, et pourtant, je sais déjà ce qui nous attend dehors, je le sais et un frisson me parcourt.

– T’as froid Louis ? J’ai bien fait de faire du feu tout à l’heure. Quand le soir tombe, le froid s’installe.

Il remue le tisonnier et les braises se mettent à lancer des lueurs rougeoyantes tout autour de nous.

– Tu vis où Francis ? Chez ta mère ?

– Non. Depuis que mon père est mort, elle devient dingue. Les gens du village la prennent pour une folle. J’habite ici. T’as pas vu qu’elle a changé la cabane ? T’as pas vu le toit tout neuf ?

– Oui, j’ai vu en arrivant. Ici aussi, ça a changé.

En disant ces mots, je jette un regard alentour et me rend compte que la cabane a été aménagée pour devenir une habitation. Un foyer.

– Ça m’a pris du temps pour faire tout ça. Le plus dur, ça a été pour que les gens s’en rendent pas compte. J’ai acheté les trucs dans un magasin au Puy. Ils ont tout livré au bord de la route. Et j’ai tout transporté sur mon dos. Ouais, ça m’a pris du temps.

Je discerne une porte, à droite de la bibliothèque, et il suit mon regard.

– C’est un agrandissement. Une pièce où je fais des trucs. J’y garde des souvenirs. Je te montrerai tout à l’heure si tu veux. Viens, on y va.

Il a saisi, en sortant, le long couteau qui repose dans les flammes depuis qu’il est entré.

Je ne veux plus faire ça. Je ne veux plus. Plus entendre les hurlements de ces filles qui me poursuivent encore aujourd’hui.

Il referme la porte derrière moi et se dirige sur le côté droit de la cabane. Elle est là. Prostrée, avec un foulard sur les yeux que Francis lui arrache d’un mouvement rapide. Il est penché tout près d’elle.

– N’aie pas peur… T’auras pas mal. Juste au début. T’inquiète pas. Au début, elles crient toutes. Juste avant que je leur coupe la langue. Si tu cries pas, tu garderas ta langue.

Je me rends compte que je ne respire plus depuis de longues secondes. Je me penche à mon tour vers la fille mais reste derrière Francis.

Il sourit.

– Mais tu serais la première.

Un sourire encore. Je ne sais pas comment réagir. On ne nous a pas appris à faire face au Démon, quand celui-ci vit dans l’âme de votre meilleur ami. Juste à donner des mots, à partager le pain et l’eau. Partager ce qu’on nous a enseigné.

La Parole de Dieu. Tendre l’autre joue. Pardonner à ceux qui nous ont offensés.

Des conneries. Comment tu veux qu’elles nous pardonnent, Dieu, toutes ces filles qu’on a torturées. Comment tu veux qu’elles nous laissent tranquilles.

Elle me fixe et lit jusqu’au fond de mon âme.

– Pardonner mon cul ! Mon cul !

– Tu vois, elle est comme les autres. Elle va crier elle aussi. Comme toutes les autres.

Il approche la lame rougie du visage de la fille.

Je ne peux pas regarder ça.

Je ne peux pas regarder ça, mais je n’ai pas le choix. Ils n’ont rien enlevé de ce que je suis. Ils ont juste mis quelque chose dessus, pour ne pas que ça se voit. Mais le Diable n’est pas dupe. Et Francis, il n’est pas dupe non plus.

Le hurlement de la fille. Le frisson qui me transperce comme le vent durant l’hiver. Elle s’est évanouie. Francis s’est tourné vers moi. Il a ce sourire que je connais bien. Le sourire qu’il avait déjà quand il n’était qu’un môme.

Un sourire de connivence. Il sait. Il sait que je n’ai pas changé. Il sait qu’au fond de moi, je suis resté le même, et je le sais aussi.

– On va la laisser se réveiller. Ce sera mieux. On a le temps Louis. On a tout notre temps. Personne sait qu’elle est là. J’ai planqué son vélo. Tu m’aides ?

Il saisit la fille et la soulève comme si elle ne pesait rien.

Il est beaucoup plus fort que son physique ne le laisse supposer.

– On va la rentrer. Y a jamais personne qui vient ici, mais on sait jamais. Je sens un drôle de truc. Ouvre la porte.

Je le précède et je ne sais plus quoi penser. Le Christ m’a parlé et je m’en souviens encore.

Une nuit. Toute une nuit entière.

Quand j’ai raconté ça au prêtre qui m’a accueilli à Rome, celui qui était chargé de mesurer la ferveur de ma vocation, il avait souri. Je me souviens de ça aussi.

Un sourire pénétrant et d’une douceur extrême.

– Vous savez, mon fils, le Diable est beaucoup plus intelligent que nous. Il se cache souvent dans des endroits auxquels nous ne pensons pas. Dans notre âme, bien sûr, mais aussi dans nos rêves. Parfois dans ce que nous croyons être une vocation…

– À quoi tu penses Louis ?

Il est debout devant la petite porte que j’ai aperçue tout à l’heure.

– À des trucs. Des trucs qui me reviennent maintenant. Tu vas où ?

– Je vais te montrer mon extension. Tu vas voir. Soulève le livre, juste au bord de l’étagère du milieu. Y a une clé dessous.

Je fais ce qu’il me dit et découvre effectivement une clé sous l’ouvrage ancien posé au coin de la bibliothèque.

– Elle sert à quoi ? je lui demande.

– À ouvrir cette porte. Vas-y.

J’introduis la clé dans la serrure et la tourne sans difficulté.

Un léger déclic se fait entendre et la porte bascule vers l’intérieur.

Je le précède et me trouve dans une pièce complètement noire. Un silence presque étouffant nous entoure.

Il se dirige sans hésitation vers ce qui semble être le centre de cet endroit.

– À ta droite, sur le mur, t’as un interrupteur.

Je tâtonne et pose les doigts sur un bouton rond encastré dans le mur. Quand je le presse, une lumière violente illumine la scène. Il a déposé la jeune femme sur ce qui ressemble à un lit, fait de rondins et de planches qu’il a dû ramasser au hasard de ses marches dans la forêt.

Au hasard.

Les planches sont recouvertes de vernis et je discerne entre chacune le joint qui les relie. Tout autour de nous, les murs sont tapissés de boites à œufs, encastrées les unes dans les autres.

– Alors, comment tu trouves mon extension ? Ça te plaît ?

Je ne sais pas quoi répondre. Sur d’autres étagères et à portée de mains, des livres par dizaines, des photos par centaines. Je reconnais les livres de son père. Ceux qu’il avait découvert dans l’armoire de ses parents. Ils sont posés, ouverts, et face à la table de bois. Il me sourit et finit d’attacher les bras et les pieds de la fille à des piquets profondément enfoncés aux quatre coins de la table.

Je sens le changement qui se produit en moi au moment où elle ouvre l’œil qui lui reste.

Elle va ouvrir la bouche pour hurler à nouveau, et Francis se penche sur elle.

– Si tu cries, je te coupe la langue. Je te l’ai promis, et je tiens toujours mes promesses. Tu choisis.

Elle se met à gémir. Elle est belle comme ça. Juste un œil qui me fixe.

L’œil de la tombe qui me regarde.

Je suis à ma place.

Je suis rentré chez moi.

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