Sarah

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Le feu qui brûlait dans son cauchemar. L’eau qu’elle entendait murmurer. Les hululements des chouettes. Le crépitement des insectes. Le feu qui brûlait dans son cauchemar. Le vent qui soufflait au sommet des arbres. Les branches qui bruissaient tout là-haut, sous la lune.

Les coups contre le bois.

Le feu qui brûlait dans son cauchemar.

Elle avait chaud. Tellement chaud. Elle entendait les deux hommes qui allaient lui faire du mal. Elle savait qu’elle allait mourir cette nuit.

C’était une belle nuit pour mourir. C’était une belle nuit pour mourir.

Où avait-elle entendu ces mots ? Elle ne savait plus.

Le feu. Les flammes se reflétaient sans doute sur les arbres. Jusque sur la rivière, en contrebas. Elle les entendait crier. Ils se disputaient depuis une heure au moins. Elle n’avait pas idée du temps qui avait passé depuis qu’elle s’était arrêtée sur la petite route qui longeait la forêt.

Elle savait que ce n’était pas une bonne idée de se faire la randonnée toute seule. Elle aurait dû demander à Rémi de l’accompagner.

Qui était-elle, bordel ? Qui était cette fille ? Sarah ne comprenait pas. C’était la première fois qu’elle était dans les pensées de quelqu’un. La première fois qu’elle avait l’impression d’être réellement l’une de celles qui mouraient depuis qu’elle était une enfant.

L’impression. Quelque chose était en train de changer.

Elle le sentait. Elle voulait sortir de ce rêve. Elle voulait quitter cette forêt où l’avait emmenée la thérapeute.

– Vous êtes en sécurité Sarah. Je vous accompagne. Il ne peut rien vous arriver.

Cette voix. Encore cette voix. Rassurante. Mais elle ne comprenait pas à quel point elle avait peur. Personne ne pouvait comprendre.

Bordel !

Si sa mère l’entendait jurer comme un charretier, elle en prendrait une, c’est sûr. Elle n’avait jamais supporté la vulgarité.

Vulgarité. Du latin vulgaris, la foule, la multitude. Ça aussi elle n’en savait rien, sa mère. Elle s’était désintéressée d’elle à la mort de son père. Les livres dévorés en cachette, pour apprendre.

Pour savoir. Elle sentait l’odeur de la forêt. L’odeur de la mousse sur laquelle elle était couchée.

Pourquoi elle ne voyait rien ? D’habitude, elle pouvait les voir les deux assassins.

Elle avait mal à la tête. Tellement mal.

– Tu ne peux pas faire ça !

– Bien sûr que je peux. On l’a déjà fait, et me dis pas que ça t’a pas plu. À chaque fois, tu bandais comme un cerf. Tu bandais comme un cerf, Monsieur le curé ! T’as oublié Monsieur le curé ?

Première fois qu’elle entendait leurs voix aussi distinctement. Pourquoi il avait fallu que ça tombe sur elle cette malédiction ? Sarah voulait se réveiller, mais elle en était incapable.

– J’ai peur ! Bordel j’ai peur ! Ils vont me tuer ! Je sais qu’ils vont me tuer ! Venez me chercher ! Quelqu’un ! Venez me chercher.

Son cri finit dans un murmure, et une rivière coula de ses yeux.

Elle était en hypnose depuis presque une demi-heure, et Marie Ruel hésitait à la faire revenir. Cette séance était sans doute celle qui allait lui apporter des réponses aux questions qu’elle se posait depuis leur premier entretien. Elle ne savait plus si la jeune femme était une parfaite comédienne, ou si ses visions et ses cauchemars étaient le reflet d’une réalité qu’elle ne comprenait pas.

Elle n’avait jamais eu à traiter un cas comme celui-ci.

– Venez me chercher… par pitié, venez me chercher…

Elle décida de continuer, malgré le risque encouru par Sarah. Risque qu’elle mesurait au fur et à mesure de la descente de la jeune femme. La respiration de Sarah s’était accélérée. Elle était sous le coup d’un stress émotionnel tellement violent qu’il provoquait ces halètements dont la thérapeute était témoin.

– Racontez Sarah. Dites-moi ce que vous voyez…

Mais putain, elle ne voyait rien. Elle ne voyait rien du tout. Elle n’entendait que les voix des deux hommes. Juste ces voix qu’elle reconnaîtrait entre un millier d’autres.

– Je vois rien. Ils ont mis un truc sur mes yeux. Ou ils les ont crevés. Mais j’aurais mal s’ils les avaient crevés. J’ai pas mal. Pas encore. J’ai pas mal, mais j’ai tellement peur.

Un bruit. Une porte qui s’ouvrait et qui se refermait. Des bruits de pas. Des pas lourds et ils s’approchent, ils s’approchent de moi et ils m’arrachent le foulard que j’ai sur les yeux.

C’est mon foulard. Je le reconnais. Le foulard que ma mère m’a offert pour mon anniversaire.

Qu’est-ce que je raconte ? Je ne suis pas cette fille, je suis juste dans sa tête. Ma mère ne m’a jamais offert de foulard.

J’ai peur. J’ai peur !

– N’aie pas peur… T’auras pas mal. Juste au début. T’inquiète pas. Au début, elles crient toutes. Juste avant que je leur coupe la langue. Si tu cries pas, tu garderas ta langue.

Elle le voyait sourire et c’était le sourire du Diable et elle le savait.

Il était le Diable.

– Mais tu serais la première…

L’autre homme derrière lui. Habillé comme un prêtre et qui la regardait comme s’il voulait se faire pardonner d’être là.

– Pardonner mon cul ! Mon cul !

– Tu vois, elle est comme les autres. Elle va crier elle aussi. Comme toutes les autres.

Elle les voyait distinctement. Elle voyait distinctement la lame du couteau qui s’approchait de ses yeux. Elle voyait distinctement la lame rougie comme si elle avait passé les dernières heures dans les flammes. Elle la voyait distinctement.

Jusqu’à la douleur.

Le hurlement poussé par Sarah fit réagir Marie Ruel immédiatement.

– Revenez Sarah. Vous êtes en sécurité. Vous allez ouvrir les yeux et oublier ce que vous venez de voir. Je vais compter jusqu’à dix et vous serez parfaitement éveillée.

Elle énonça lentement les chiffres et mesura la décision qu’elle venait de prendre en demandant à la jeune femme d’oublier ce qu’elle avait vu.

Pas le choix.

Elle ne pouvait pas risquer un traumatisme encore plus important en lui permettant de se souvenir. Elle devrait réécouter la séance pour se faire une idée de ce qu’avait vécu Sarah, parce qu’elle savait que tout était vrai, que personne ne pouvait jouer la comédie de cette façon. On était bien au-delà d’une simple névrose, ou de la peur des araignées et il s’agissait d’autre chose. De quelque chose de bien plus grave.

À dix, Sarah ouvrit les yeux.

– Alors ? J’étais bien ? Je me rappelle de rien. Il s’est rien passé en fait ? C’est ça ?

En prononçant ces mots, elle se rendit compte que son tee-shirt était trempé.

– Ben merde ! J’ai chialé ?

– Oui. C’était assez difficile aujourd’hui. J’ai préféré vous faire revenir en vous demandant d’oublier ce que vous aviez vu.

– Si difficile que ça ? interrogea Sarah.

– Encore plus difficile.

– Vous me croyez, alors ? Vous me croyez quand je vous dis que j’invente pas ces cauchemars ?

– Je vous crois Sarah. Non seulement je vous crois, mais je vais faire le maximum pour vous aider. Je ne veux plus que vous me payiez les séances à partir d’aujourd’hui. Considérez ça comme un service que je rends à la communauté. Il faut arrêter ces types. Ce sont des monstres.

– Je sais. Des monstres. L’un d’entre eux est le Diable sur la terre. Ma mère me parlait toujours du Diable. Elle disait tout le temps qu’il existait mais qu’il se cachait. Je me souviens, quand j’étais môme, ça me foutait une trouille terrible. Chaque fois que je croisais un type avec des cheveux noirs et les yeux foncés, je m’imaginais que je croisais le Diable. Une fois, je me suis même enfuie, et ma mère a mis une heure à me retrouver dans le magasin. Je m’étais planquée dans une cabine d’essayage. J’ai pas bougé jusqu’à ce que je vois les chaussures de ma mère devant la cabine. Vous imaginez ?

– J’imagine très bien Sarah. À quel point nous sommes marqués par ce que nos parents nous disent.

– Vous vous souvenez de trucs qu’ils vous disaient, vos parents à vous ?

– Pas vraiment. Rien de très marquant. Mais je suppose que c’est parce que j’ai eu une enfance heureuse.

Au moment où elle prononçait cette phrase, Marie Ruel détourna le regard vers la fenêtre voilée par le store. Le soleil peinait à traverser les fibres de bambou et la lumière dorée coulait jusque sur le tapis persan au milieu de la pièce.

– Vous voulez pas en parler ? Ça risque d’interférer avec la thérapie ? Je comprends. En tout cas, c’est une chance, une enfance heureuse. C’est pas un truc courant aujourd’hui. Tous mes potes ont eu des enfances compliquées. Vous savez, on dit toujours qui se ressemble s’assemble. Ça doit être vrai.

– Sans doute.

Sarah était étonnée de n’avoir aucun souvenir de la séance et s’en ouvrit à la thérapeute.

– Je vais me rappeler de rien ? De rien du tout ?

– À priori non. Quelques bribes tout au plus. J’espère surtout que les cauchemars vont cesser. C’est le but.

– Ce serait tellement bien si ça s’arrêtait. Tellement bien.

Le soupir de Sarah émut celle qui lui faisait face au point que Marie tendit la main vers celle de Sarah et saisit ses doigts entre les siens.

– On va y arriver Sarah. Je vous promets qu’on va y arriver.

Mais Sarah n’était pas dupe. Elle n’avait aucun souvenir de la séance, mais elle avait les yeux du Diable juste en face des siens. Les yeux du Diable parce qu’elle l’avait vu quand elle était partie.

Elle le savait.

Et le Diable, lui, savait exactement où elle était.

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