Francis

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– C’est quoi ce déguisement ?

Six ans qu’ils ne s’étaient pas vus.

Six années sans nouvelles depuis que Francis avait tué son père. Six années durant lesquelles la cabane n’avait que peu servi. Les expériences qu’ils faisaient tous deux avaient perdu de leur intérêt quand Francis était seul. Les cris qu’elles poussaient était pour Louis, et Louis n’était pas là. Francis avait simplement mis à profit ce temps pour devenir le paria qu’il n’avait jamais cessé d’être. Personne ne le fréquentait plus au village. Quand il avançait dans les ruelles du Mazet, les rares passants qu’il croisait détournaient les yeux. Ses cheveux, emmêlés et jamais lavés, ressemblaient à ceux d’un rasta. Il en avait le regard halluciné, comme s’il avait été en permanence sous l’emprise de drogues qu’il ne prenait pourtant qu’épisodiquement.

Louis posa les yeux sur son ami, sans répondre.

– Réponds Louis. C’est une blague ?

La voix de Francis était montée dans les aigus, et Louis savait ce que ça signifiait. Son ami se mettait en colère. Toutes ces années, et il n’avait pas changé.

– C’est le costume d’un prêtre, répondit-il. Ça vient du grec, presbuteros. Ça veut dire l’ancien.

– Je te demande pas un putain de cours de langue, Louis. Juste c’est quoi ? Tu l’as piqué à un curé ? Un putain de curé de Dieu catholique ? C’est une putain de plaisanterie ?

– J’ai reçu l’imposition des mains de l’évêque il y a trois mois. Ma mission, c’est de rendre le Christ présent. Présent parmi les hommes. De guider ceux qui cherchent le chemin de la rédemption. De confesser ceux qui souhaitent le pardon. C’est ma mission Francis. Comme tu dis, ma putain de mission.

Francis n’en croyait pas ses oreilles. Son ami, Louis, était devenu un de ceux qu’ils avaient haïs durant toute leur enfance.

Ils étaient assis tous deux, face à face, avec entre eux la petite table de bois sur laquelle ils posaient leurs trophées quelques années auparavant. Louis était entré pendant que Francis n’était pas là, et l’avait attendu de longues heures, sachant qu’il reviendrait forcément se réfugier au sein de la forêt.

Sous les arbres à qui leur parlaient lorsqu’ils n’étaient que des mômes.

Les quelques habitants du Mazet à qui il avait demandé des nouvelles de son ami n’avaient pas pu le renseigner. Personne ne savait où il vivait. Le pasteur lui-même, celui qui avait remplacé son père disparu, lui avait laissé entendre que Francis était une âme perdue.

– Je le croise parfois. Je pense qu’il est drogué. Depuis la mort de son père, il a changé. Même sa mère semble avoir perdu l’esprit. On ne sait pas où il habite. Je suppose qu’il loge toujours dans la maison de ses parents. Vous êtes un ami à lui ?

Louis avait écourté l’entretien. Il avait simplement avoué au pasteur stupéfait qu’il était le fils de son prédécesseur.

– Une vocation ? avait demandé l’homme de Dieu.

– Sans doute. Une rédemption, plutôt.

Il avait quitté le temple en laissant le pasteur à ses questions et avait pris le chemin de la cabane, qu’il avait retrouvé facilement. Elle n’avait pas changé, mis à part des travaux de rénovation, le toit, visiblement refait de neuf, en particulier, alors il s’était installé à l’intérieur en attendant son ami.

Perdu dans ses pensées, il n’avait pas entendu Francis entrer dans la cabane, ni les bruits qu’il avait faits avant d’ouvrir la porte. La première demande de Francis avait été de justifier sa présence ici.

Puis il l’avait reconnu.

– Raconte Louis. Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Raconte-moi tout. Depuis le jour où t’es parti. Depuis le jour où j’ai caché les morceaux de ton père.

Un long soupir, comme si Louis peinait à reprendre sa respiration à l’évocation de ce souvenir.

– Ce jour-là, j’ai quitté le Mazet. J’ai pris un bus pour Saint-Étienne, puis un train pour Paris. J’étais perdu Francis. Complètement perdu. Chaque nuit je revoyais les yeux de ces filles. Chacune des nuits que j’ai traversées au milieu de mes insomnies. Puis j’ai vu le visage du Christ. Il m’a parlé Francis. Il m’a parlé toute une nuit. Une nuit entière. Et je l’ai écouté. Je suis allé à Rome pour faire mes études de prêtre.

– Des conneries. Tu sais que c’est des conneries tout ça. T’as oublié ce que te faisait ton père ?

– Je n’oublierai jamais. Comment veux-tu ? Ça fait partie de moi. C’est sans doute ce qui a déclenché ma vocation, l’appel de Dieu.

– Il t’a fallu six ans pour devenir un de ceux qui violent les gosses, pour apprendre comment ne pas se faire attraper ?

Le sourire de Francis démentait ses propos. Louis était son ami. Son frère de sang. Pour lui, rien ne pourrait effacer la marque du couteau qu’ils avaient partagée.

– Et tu fais quoi ? C’est quoi ton boulot de prêtre de Dieu ?

Louis sourit à son tour.

– Mon boulot, comme tu dis, c’est juste de témoigner de la présence du Christ. Parfois aussi de remplir le rôle qu’il ne peut plus jouer aujourd’hui puisqu’il s’est sacrifié pour les péchés des hommes. Je suis son visage, et l’église est son corps. Le baptême, les sacrements, entre autres, sont mes missions sur cette terre. C’est ce qu’il m’a dit, la nuit de l’appel.

– Nom de Dieu, mais tu t’entends Louis ? Ils t’ont lavé le cerveau ? Ils t’ont drogué ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait pendant toutes ces années ?

– Ils m’ont juste fait comprendre que quels que soient nos péchés, ils pouvaient être pardonnés. Que Dieu Seul était capable de comprendre et de croire à notre rédemption. À ma rédemption. Je leur ai fait confiance Francis. Je leur ai fait confiance et je ne l’ai jamais regretté. Une vie entière ne suffira pas à racheter mes péchés, et pourtant Il m’a pardonné, déjà, avant même que ma décision soit prise.

En l’écoutant, Francis secouait la tête de droite à gauche. Comme pour nier ce que Louis racontait.

– T’es venu pour quoi alors ? Si nos expériences t’intéressent plus, t’as plus rien à faire ici. Je vais rester seul. De toute façon, depuis six ans, j’ai pris l’habitude. Les autres aussi. Personne me parle plus. Ils me regardent comme si j’étais un pestiféré. T’as vu mes bouquins ?

Il désignait dans le coin le plus sombre de la cabane un mur-bibliothèque, construit de planches sans doute ramassées çà et là, et recouvert de livres. Louis n’y avait pas prêté attention quand il s’était assis devant la table pour attendre son ami.

– Non. Je n’avais pas fait attention. Tu les as tous lus ?

– Bien sûr que je les ai lus. Tu me prends pour qui ? Tu crois que je les ai mis là pour faire le malin ? Personne vient jamais ici. Personne peut les voir. Sauf les filles que j’amène.

Un sourire éclaira le visage de Francis à cette évocation.

Louis se leva et se dirigea vers les étagères sur laquelle les livres étaient soigneusement rangés par ordre de taille. Aucun autre classement apparent, si ce n’est le sujet. Au vu des titres, les deux rayons du haut étaient consacrés à la philosophie. Des ouvrages qui n’étaient pas sans évoquer ses propres études de théologie.

La République de Platon, puis la Théorie de la Justice de Rawls, y côtoyaient Le Zarathoustra de Nietzsche. La lettre à Ménécée d’Épicure, que Louis fut surpris de trouver au fond de cette forêt de Haute-Loire. Ce livre sur lequel il était tombé au hasard d’une de ses recherches dans la bibliothèque du Vatican, n’était pas le plus connu de cet auteur, mais c’était sans doute le plus fondateur de la pensée d’Épicure, en ce qui concernait sa vision de la vie et du bonheur.

Quelques autres ouvrages, Le Prince de Machiavel, Le Contrat Social, ou encore La Critique de La Raison Pure de Kant.

– Il y en a un que tu préfères ? demanda-t-il à son ami qui ne l’avait pas quitté des yeux.

Francis sourit.

– Devine. Ça devrait pas être trop difficile. C’est l’antithèse de ce qu’on t’a enseigné dans ton église. Se libérer des icônes, pour pouvoir s’inventer à nouveau, pour pouvoir se dépasser.

Louis savait que ce serait la réponse de son ami. Nietzsche et son Zarathoustra devaient forcément trôner au Panthéon des lectures de Francis.

– Se dépasser, Louis, se réinventer. C’est ça le seul but vers lequel l’homme doit tendre. Réaliser ses rêves, pratiquer ses propres expériences.

À nouveau ce sourire quasiment diabolique. Les quelques représentations du Mal que Louis avait pu examiner dans les ouvrages anciens qu’on lui avait confiés pendant ses études avaient toutes ce sourire. Le séminaire lui avait assuré une formation basée sur la spiritualité et sur la connaissance de l’humanité. Les deux premières années, il n’avait fait que survoler les cours de philosophie. Il avait déjà lu les livres qu’on lui demandait d’étudier. En revanche, les études bibliques l’avaient passionné. Il avait cherché des réponses à ce qui lui était arrivé quand il n’était qu’un enfant. Des réponses aussi aux questions posées par les actes commis avec Francis.

Il n’avait rien trouvé. Rien trouvé qui aurait pu justifier leurs crimes. Rien lu qui aurait pu l’emmener vers la rédemption.

La confession à son tuteur, un des prêtres professeurs au sein de l’Université pontificale grégorienne, avait été pour lui le seul moyen de se débarrasser de ses cauchemars. Le prêtre lui avait accordé le Pardon au nom de Dieu, mais Louis avait parfaitement compris que celui-ci hésitait entre le secret de la confession et la dénonciation à la police française. Il n’avait pas hésité très longtemps. Trois jours, durant lesquels il avait erré comme une âme en peine dans les couloirs. Il fuyait le regard de Louis quand il le croisait et semblait en proie aux plus terribles tourments.

On l’avait retrouvé un matin, mort pendant son sommeil. Louis avait demandé au Christ la permission de commettre ce dernier meurtre puisqu’il allait consacrer sa vie à Dieu.

Le Christ, dans un rêve étrange, avait accordé son Pardon.

D’avance.

Les résultats de Louis, et sa capacité hors du commun à fournir plus de travail que les autres étudiants lui avaient permis, conjointement au baccalauréat, d’obtenir un doctorat en théologie.

– Se réinventer. Tu crois que c’est pour ça que Dieu nous a donné la vie ?

– C’est pas Dieu, Louis. C’est pas Dieu. C’est la Nature.

Un mouvement contre le mur, du côté de la fenêtre, attira l’attention de Louis.

– C’est quoi ce bruit dehors Francis ? Tu as entendu ?

– Bien sûr que j’ai entendu. C’est moi qui l’ai amenée. J’ai dû sentir que t’allais venir. Elle va te plaire Louis, elle va te plaire.

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