Isa

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– Je peux te demander un truc ?

– Bien sûr ma chérie, c’est un truc important ?

– Ouais. Très important.

Il la regarda avec tellement d’amour dans ses yeux qu’elle eut du mal à retenir ses larmes. Six ans qu’il l’avait recueillie au sein de sa famille. Une drôle de famille, mais c’était la seule qu’elle connaissait. Un chien et un chat, et l’ours qui l’avait ramassée sur cette route, un soir d’hiver.

Six années qu’il prenait soin d’elle comme de sa propre fille.

Pas d’enfant. Pas d’épouse aimante qui l’attendait en préparant le foyer, et en ajoutant des bûches dans le poêle à bois qui réchauffait la grande pièce où ils passaient toutes leurs soirées. À lire, à parler, et à se sourire.

– Je sais pas comment te demander ça, Nounours.

Il sourit. Le surnom qu’elle lui donnait depuis qu’il l’avait faite monter dans sa voiture n’avait jamais été remplacé par autre chose. Ça lui allait bien. Ses cheveux en broussaille qui ne connaissaient pas le coiffeur, sa barbe qu’il ne taillait qu’une fois par trimestre, et les grognements qu’il employait quand on lui adressait la parole étaient plus liés à l’animal qu’à l’humain qu’il aurait pu être.

– Tu me demandes avec des mots simples. Tu deviens trop forte pour moi au niveau du vocabulaire.

– Arrête Nounours ! Je suis pas plus forte, c’est juste que je lis plus de livres. Tu devrais essayer aussi.

– J’aime pas trop ça. Tu sais que j’aime pas trop ça. Je préfère la forêt, la nature. Elles ne m’ont jamais trahi, jamais trompé. C’est pas le cas des livres…

Encore ce regard qu’elle posait sur lui. Depuis quelques jours, elle était mal à l’aise. Il l’avait remarqué, mais ne lui en avait pas parlé. Il savait que quand elle voudrait lui dire ce qui la préoccupait, elle saurait trouver les mots, et le temps.

– Bon, voilà. Au lycée, les autres, ils ont tous une famille. Tu sais, une vraie famille.

Il ne l’interrompit pas. Pas utile. Elle devait avoir dix-huit ans, à peu près, mais possédait la maturité d’une jeune femme bien plus âgée. Sans doute que ce qui lui était arrivé avait bousculé quelque chose dans son cerveau. Quand il l’avait inscrite au collège, quelques mois après que les papiers d’adoption aient été remplis, les professeurs l’avaient convoqué pour lui faire part de ses capacités.

Elle venait de réussir son bac, brillamment, et avec les félicitations du jury. Un dix-neuf en philosophie avait couronné le reste des notes, toutes au-dessus de seize. Il ne pensait pas ressentir une telle fierté un jour. Et elle, celle qui n’était plus là, aurait-elle réussi aussi ?

Il ne le saurait jamais. Elle était beaucoup plus intelligente que la plupart de ses camarades, mais elle le cachait. Elle se cachait. Derrière des barrières qu’elle avait construites autour d’elle.

Des barrières franchies par le chien, le chat, et l’ours qui l’entouraient au quotidien.

– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit, exactement, à l’hôpital ?

– On en a parlé un milliard de fois. Que quelqu’un t’avait fait du mal, que tu avais perdu la mémoire, sans doute à cause de ce traumatisme, et qu’elle reviendrait peut-être un jour. Que tu devais avoir une douzaine d’années. Qu’ils n’avaient aucun moyen de savoir qui tu étais.

– Je sais, patience, patience, et patience.

– C’est ça. Tu dois être patiente. Un jour, tu te souviendras de tout.

– Peut-être que je veux pas m’en souvenir, tout au fond de moi.

– Peut-être, ma chérie. Mais ta question, c’était pas ça.

Les yeux verts de la jeune fille se posèrent à nouveau sur le colosse qui la fixait. Les bras qui sortaient de la chemise à carreaux étaient énormes. Il était bûcheron, et elle avait parfois l’impression, quand il se mettait torse nu, l’été, qu’il n’était qu’un ensemble de muscles et de tendons, qui se nouaient au fil de ses mouvements.

– Non. C’était pas ça. En fait, sans doute que ça va te sembler un peu bête, mais est-ce que je peux t’appeler Papa ? Mes copines, elles ont toutes un papa. Une maman, aussi, mais bon, pour ce qui est de la maman, c’est loupé, non ?

Pas un mot ne franchit les lèvres de Jacques. Une demande qu’il aurait sans doute entendue dans la bouche d’un enfant beaucoup plus jeune. Elle était presque trop grande pour lui demander ça alors il la regarda, bouche bée, les yeux fixés dans ceux de celle qu’il considérait comme sa fille depuis qu’il l’avait déposée dans le lit de la petite chambre, quelques jours après leur rencontre.

La petite chambre d’enfant, restée telle qu’elle était avant l’accident.

– Ça t’embête ?

Elle le savait. Il ne voulait pas être son père. Même si c’était marqué sur les papiers, tuteur légal, ça ne voulait juste rien dire. Des mots écrits sur les feuilles de l’administration. Elle se leva et se dirigea vers la bibliothèque qui recouvrait un des murs du salon.

– Pas grave. Je savais que j’aurais pas dû te demander ça. T’es pas mon père, en fait. C’est pas parce que tu t’occupes de moi que t’es mon père. Les pères, c’est ceux qui mettent leurs enfants au monde. Ceux qui choisissent d’en avoir. Toi, t’as pas choisi. C’est la vie qui m’a mise sur cette route. Le hasard.

Elle était face aux livres. Face à ces vies inventées par d’autres. Ces vies qui remplissaient sa mémoire et lui faisaient oublier que la sienne n’avait commencé que six ans auparavant.

Un reniflement sonore, puis un toussotement la firent se retourner. Il était toujours assis dans le fauteuil de cuir, usé par les années, qu’il cirait avec soin plusieurs fois par an. Ses mains étaient posées sur ses genoux, et elles tremblaient. Elle n’avait jamais vu ses mains trembler.

Jamais.

– Quoi ? demanda-t-elle en laissant son regard remonter jusqu’à celui de l’ours qui lui faisait toujours face.

De l’eau qui brouillait les yeux délavés. Des larmes.

Non, parce que les ours, ça ne pleurait pas. Les ours, ça ne pleurait jamais. Celui-là, en tout cas, il ne pleurait pas. C’était sûr.

Il toussota encore, et sa grosse voix emplit toute la pièce. Comme s’il voulait l’enrober des mots qui s’échappaient de sa bouche.

– Il y a un type qu’a écrit un truc. Un bouquin. Je l’ai lu l’an dernier. Il est posé sur ma table de chevet, parce que je le relis souvent, au hasard. Dans ce bouquin, il y a des espèces de maximes. Tu sais, des phrases…

– Je sais ce que c’est qu’une maxime, Nounours. Je viens d’avoir mon bac, je te rappelle.

– Excuse-moi. J’oublie toujours que tu es beaucoup plus cultivée que moi.

Le sourire qu’il afficha, au milieu des larmes qui tentaient de couler lui laissa entrevoir un arc-en-ciel. Le soleil et la pluie en même temps. Elle ne dit rien.

Elle l’écoutait.

– Le lien qui t’unit à ta vraie famille n’est pas le lien du sang, mais celui du respect et de la joie, dans la vie de chacun de ses membres. Il est rare que les membres d’une même famille grandissent sous le même toit.

Il se tut, se racla la gorge, et continua.

– Voilà. C’est précisément ce qu’il dit. Le chien, il est arrivé un jour par hasard. Il était couché devant la porte, et quand il m’a regardé, j’ai su qu’il avait choisi d’être là. Devant cette maison. Sans doute qu’il avait senti que j’avais besoin de compagnie. C’est pour ça qu’il est juste le chien. Pas la peine de donner un nom à un ami. Quelques semaines plus tard, il m’a ramené le chat. En piteux état le chat. Le veto était pas sûr de le sauver, et tu vois, il est en pleine forme. Ils sont de ma famille. La seule qui compte. Tu crois que t’es où, dans cette famille ?

– Je sais pas, Nounours. Franchement, je sais pas. Parfois, j’ai l’impression que je ne serai jamais à ma place.

Quand il se leva, elle se rendit compte, à nouveau, à quel point il était gigantesque.

– Viens là, lui dit-il.

Elle se réfugia contre le torse de l’homme qui la surplombait d’une bonne tête. Quand il referma ses bras autour d’elle, cette impression habituelle d’être en parfaite sécurité l’envahit et elle ferma les yeux.

– C’est ta place ici. Ce sera toujours ta place, quoiqu’il arrive. Et personne ne pourra plus te faire de mal. Et si tu veux m’appeler Papa, il faut juste que tu saches que c’est le plus beau cadeau que tu puisses me faire.

Il la serra comme il l’aurait fait d’un bien plus précieux que tout ce qu’il avait jamais possédé.

Le hasard. Celui qui l’avait mise sur cette route. Le malade qui l’avait violentée, celui qui l’avait enfermée dans une boite dont elle aurait pu ne jamais sortir, toutes ces choses qui l’avaient amenée au creux de ses bras, et qui avaient fait qu’aujourd’hui, il avait retrouvé une fille.

Il aurait tellement aimé qu’elle la connaisse.

Il pensait parfois à cette route. Celle qui descendait de la Haute-Loire, verglacée, trois mois dans l’année. Cette route qui lui avait enlevé les deux femmes de sa vie. Il pensait à la voiture, retrouvée quelques jours après l’accident, au fond du ravin. Les flics qui refusaient de lui laisser voir sa fille, trop abîmée, méconnaissable.

Sa fille.

Il pensait aux mots prononcés par la petite, quand il l’avait prise dans ses bras.

– J’ai presque douze ans. Et j’ai les yeux forêtrivière. Je sais que ça.

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