Louis

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– Tu sens Francis ? Je lui demande.

– Je sens quoi ?

– Tu sens pas ?

– Mais non, je sens pas, là. Je sens rien du tout.

– Vas-y, respire à fond. Tu sens pas cette odeur ? Cette odeur de terre… La mousse, les branches qui sont mortes et qui se transforment. C’est les arbres, Francis. C’est les arbres qui te parlent. Qui te disent que ce qui meurt ne meurt pas vraiment. Que la vie est derrière la mort. Toujours.

– Non, Louis. Je sens pas ça. Moi, je peux sentir que le sang.

Il me regarde, comme s’il ne comprenait pas ce que je lui dis.

– Tu les vois les reflets ? Je lui demande encore.

– Les reflets ?

– Ben les reflets, là, sur l’eau de la rivière.

– C’est la lune, il me dit.

– Ben non, c’est pas la lune. C’est des étoiles de mer.

– Des étoiles de mer ?

– Ben ouais, Francis. Tous ces reflets, c’est des étoiles de mer. Alors, tu les vois, maintenant ?

– Ouais, je les vois, Louis. Je les vois. C’est beau.

– Ouais, c’est beau.

Il ne va pas bien. Je le connais par cœur. Et là, il ne va pas bien du tout. Je l’ai retrouvé ce matin dans la cabane. Il ne doit pas avoir dormi de la nuit. Je n’aime pas quand il est comme ça. J’ai l’impression de le perdre. L’impression que le sang qui nous lie depuis notre enfance finira par nous séparer. Il est couvert de griffures. Il a dû marcher dans la forêt toute la nuit. La nuit, dans la forêt, si tu n’as rien pour t’éclairer, tu te fais griffer, forcément. Les ronces, les orties, si t’oublies qu’il faut pas respirer quand tu les croises. Les arbres, qui tentent de te retenir avec leurs branches basses et leurs racines.

– Qu’est-ce que t’as fait cette nuit, Francis ?

– Je peux pas te dire. C’est un secret. Un secret que je peux dire à personne.

– Je croyais que nous deux, on n’avait pas de secret.

Je croyais vraiment, et je lui redis.

– Depuis quand on a des secrets ?

Il me regarde comme si c’était pas lui. Je reconnais pas ses yeux. Il y a dedans des choses que je n’ai jamais vues. Un vide immense, caché par une nuit si profonde que même Francis semble s’y être perdu.

– Qu’est-ce que t’as fait cette nuit ? Je répète.

Il secoue la tête, comme le ferait un cheval qui refuserait le mors.

– Laisse-moi tranquille, Louis. Je peux pas te dire. Si je te dis, tu vas me détester si fort que tu voudras que je meure, là, tout de suite. Peut-être que tu me tueras, même. Je suis sûr que tu me tueras. Parfois, on fait des choses qu’on devrait pas faire. Jamais. Mais on doit les faire quand même pour pas se haïr.

Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Je ne comprends pas pourquoi, d’un seul coup, il a l’air d’avoir peur de moi. Je suis plus grand, plus fort, mais jamais je ne lui ferais de mal et il le sait.

– Raconte-moi, Francis.

Il hésite. Je vois qu’il hésite. Il ouvre la bouche comme s’il allait parler, mais rien ne sort. Un murmure. Seulement un murmure.

– J’entends pas Francis…

Alors il prend une respiration, énorme, comme celles que l’on prenait lors de nos concours d’apnée dans la rivière. Je m’approche de lui, tout prêt, et je passe mon bras autour de ses épaules.

– Je ne te ferais jamais de mal, Francis. T’es mon frère. Celui que j’ai pas eu pour de vrai. Celui que j’aurais dû avoir. Mon frère de sang. Ma famille, c’est toi. Juste toi.

– Tu diras plus pareil si je te raconte.

L’inquiétude m’envahit, d’un seul coup. J’ai peur qu’il ait fait quelque chose de vraiment mal.

– Fais-moi confiance. Je dirai pareil, quoi que tu aies fait.

Encore une respiration. Encore un soupir.

– Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur ton père, quand on était que des gosses ?

Je ne vois pas ce qu’il veut dire, sur le coup. Puis, après quelques secondes, le souvenir me revient.

– Tu voulais le tuer, je lui dis.

– C’est ça. Je voulais plus qu’il te touche. Plus jamais.

La phrase me bouscule brutalement. Elle est rangée dans un coin de ma tête depuis le jour où Francis l’a prononcée. Impossible de l’oublier. Les serments ne s’oublient pas.

Jamais.

Ils appartiennent à ta vie jusqu’à ce que la mort te les enlève, et parfois, je suis même sûr que tu les emportes avec toi.

– Quand je serai plus grand, que je serai très fort, je tuerai ton père pour plus qu’il se frotte. Je le tuerai tellement qu’il vivra plus jamais. Je cacherai tous les morceaux de lui loin pour pas que le Bon Dieu il les retrouve. Et le Bon Dieu, il les retrouvera jamais. Comme ça ton père il se frottera plus. C’est ça que tu m’as dit.

– Ouais. C’est ça que je t’ai dit. Et c’est ça que j’ai fait.

Il parle comme un gamin de douze ans. Même sa voix a changé.

– C’est ça que j’ai fait. C’est ça que j’ai fait cette nuit. Je l’ai suivi. Je l’ai suivi dans son église de Dieu. Je l’ai suivi pour qu’il parle. Pour qu’il me dise pourquoi il avait fait ça avec toi. Et il me l’a dit, Louis. Il m’a tout dit. Plus que ce que je croyais entendre. Il y a pas eu que toi, Louis. Il y en a eu d’autres. Tellement d’autres. Qui n’ont jamais osé rien dire. Tellement d’autres.

J’écoute Francis sans pouvoir dire un mot.

– Il m’a tout dit, Louis. Il m’a tout raconté. Il m’a dit pour Isa. Qu’il l’a enfermée dans une boite pour qu’elle soit mortenterrée. Il m’a dit qu’il était couché sur elle, jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux dans la terre. Il m’a dit qu’il avait mis son sexe à l’intérieur d’Isa. Qu’elle criait. Qu’il l’a tournée dans les aiguilles des pins pour pas qu’elle fasse de bruit. Pour pas que les gens l’entendent. Il m’a dit qu’elle avait mal si fort qu’elle criait avec sa bouche dans la terre. Et quand il m’a dit tout ça, j’ai vu son sexe qui durcissait, comme s’il la voyait encore, et qu’il regrettait pas ce qu’il avait fait. Il m’a dit pour le bébé. Le bébé qu’il a tué. Il m’a dit qu’il avait raconté qu’elle s’était étouffée pendant la nuit. Ta sœur, Louis, ta petite sœur. Il s’est frotté contre elle comme il se frottait contre toi. Tu le savais ? Tu savais que c’est ce qu’il avait fait ? Qu’il avait déchiré son corps de bébé comme il l’aurait fait d’un simple jouet ?

Non. Je ne savais pas. J’en étais sûr, tout au fond de moi, mais je n’avais sans doute pas voulu voir cette réalité qui m’aurait fait le haïr encore plus.

– Qu’est-ce que t’as fait Francis ? Je veux savoir.

Un soupir, encore.

– Je l’ai amené à la cabane. Pour qu’il me raconte. Pour que je puisse le tuer, comme je t’avais dit. Et c’est ce qu’il a fait. Il m’a tout dit. Je crois qu’il regrettait pas. Je crois qu’il regrettait rien du tout. Je voulais faire ça pour toi, Louis. Juste pour toi. Je savais que tu le ferais jamais. Je savais que tu pouvais pas tuer ton père. Juste le haïr. Pas le tuer.

Suis en apnée depuis qu’il a commencé. Je retiens mon souffle comme si j’avais peur de l’interrompre. Quand je m’en rends compte, je reprends ma respiration, et l’air s’enfonce si loin que je sens une douleur me vriller les poumons.

– Je l’ai coupé en morceaux, Louis. En tellement de morceaux que je sais même plus où je les ai enterrés. J’en ai jeté partout. Le foie, le cœur, je les ai fait cuire sur un feu de bois, là-bas, plus loin. Vers les grands arbres. Je les ai mangés, Louis. Je les ai mangés pour pas que le Bon Dieu il les trouve. Et j’ai coupé son sexe aussi. Je l’ai coupé et je l’ai jeté dans le feu. Je voulais faire disparaître ce truc qui avait fait tant de mal.

Les larmes coulent des yeux de mon ami. Elles coulent comme si rien ne pouvait les interrompre. Pas un sanglot ne secoue le corps de Francis. Juste ces larmes, silencieuses, des rivières de diamants éclairées par la lune.

La forêt s’est tue depuis un long moment, comme si elle respectait, elle aussi, le chagrin du jeune homme qui s’est sacrifié pour son ami.

Pour moi.

– Mais et nous Francis ?

Il me regarde sans comprendre.

– Nous, quand on fait nos expériences, sur ces filles. C’est pareil.

– Mais non ! Nous, on n’est pas des pervers. On fait juste des expériences. Des foutues expériences. Comme sur les livres de mon père. Tu sais bien Louis. Tu peux pas penser qu’on est comme lui. Tu peux pas penser ça.

Toutes ces filles mortes qui me pourchassent dans les forêts de mes cauchemars. Je n’en ai pas parlé à Francis. Pas utile. À quoi est-ce que ça servirait ? Pourquoi vouloir y mettre un terme ? Pourquoi vouloir cesser d’emprunter le chemin qui nous emmène vers notre paradis à nous ?

Notre paradis à nous.

Leur enfer à elles.

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