Francis

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– Tu t’attendais à quoi, prêtre ?

Le pasteur n’écoutait pas Francis. Il ne voyait pas non plus la colère au fond des yeux du jeune homme qui le poussait sans ménagement dans la forêt. Il était perdu dans des souvenirs qui le ramenaient au moment où tout avait commencé. Il y avait si longtemps. Un film au ralenti. Une histoire qu’il se répétait depuis qu’il n’était qu’un adolescent. Pas de sa faute. Les enfants l’avaient toujours attiré.

Il était fait comme ça.

– C’est pas de ma faute, murmura-t-il.

– Qu’est-ce que tu dis prêtre ?

– Je suis pas prêtre. Juste un pasteur. Juste un pasteur… Rien de plus.

– Tu parles avec Dieu. Je me goure pas. Tu parles avec Lui tous les jours. Tu as parlé avec Lui chaque matin après avoir mis ta queue à l’intérieur de ton fils. Tu lui as dit quoi ? Tu lui as demandé quoi ?

Pas un mot du pasteur. Juste des larmes qui coulaient le long de ses joues. Ils étaient maintenant tout près de la cabane. Francis pouvait entendre le murmure du ruisseau.

– Réponds ! Tu lui demandais quoi ?

– De me pardonner. Juste de me pardonner.

Le pasteur trébucha sur une branche morte et s’affala sur les aiguilles de pins qui jonchaient le sol. Francis le releva en le tirant par les cheveux. Le cri de douleur de l’homme qu’il avait décidé de tuer le fit sourire. Un pâle sourire, aussi triste que les jours du poète. Aussi triste que les images de sa sœur qu’il voyait perdue au milieu des arbres, presque dix ans auparavant, se vidant de son sang et finissant par mourir, seule.

Elle avait sans doute réussi à échapper à la caisse où il l’avait enfermée. Le pasteur mentait. Il allait le faire parler. Il avait le temps. Il avait tout son temps.

Il ne pensait qu’à Isa. Abandonnée par celui qui aurait dû être là pour la protéger. Celui qu’elle avait dû appeler pour qu’il vienne la sauver. Il imaginait les hurlements qu’elle avait poussés. Il imaginait l’homme qui venait de trébucher à nouveau et qui sanglotait sur le sol vautré sur elle.

Il l’imaginait en elle.

– Elle avait même pas douze ans ! Même pas douze ans.

Son cri finit dans un gémissement, et il frappa à coups de pieds le prêtre pour qu’il se relève plus vite.

– Debout ! On est presque arrivés. Tu vas pouvoir te reposer. Tu vas pouvoir te confesser à ton Bon Dieu. Tu vas pouvoir tout lui raconter. Et je serai juste à côté.

Les images à nouveau. Sa sœur, un corps méconnaissable au bout de quelques semaines. Dévorée par les insectes nécrophages qui vivaient sous la terre, à l’affût du moindre cadavre. Les os rongés par les chiens errants qui avaient sans doute senti l’odeur de la mort.

Les larmes qui coulaient en un flot continu quand il poussa la porte de la cabane qui abritait les expériences qu’il réalisait avec Louis. Louis qui n’était pas là aujourd’hui. Louis qui ne pourrait qu’imaginer les douleurs de son père. Qui ne pourrait qu’imaginer comment Francis avait tenu sa promesse.

Il bouscula le pasteur jusqu’au matelas et le força à s’arrêter juste au pied du lit. Et l’homme vit ce qui l’attendait. Il vit les traces de celles qui étaient passées sur ce sommier avant lui. Il entendit les cris qu’elles avaient poussés. Il vit les souffrances qu’elles avaient endurées. Les ombres qui rôdaient autour de lui s’accrochèrent à ses épaules. Les visages déformés par la douleur le regardaient.

Il vit les cordes. Il vit le sang sur la terre battue. Alors il ferma les yeux.

– Déshabille-toi. Déshabille-toi complètement. Mets-toi à poil.

Francis était calme. Tellement calme. Le calme de la chanson. Cette chanson qu’il écoutait en boucle quand il se retrouvait seul, dans sa chambre. Les sillons presque usés par le saphir de l’électrophone.

Il était assis sur le ponton de la baie, et il allait perdre du temps. Il allait regarder l’âme du pasteur s’éloigner comme les voiles des bateaux d’Otis Redding.

L’homme était presque nu et hésitait à retirer le slip qui lui laissait un semblant de dignité.

– J’ai dit à poil, prêtre. À poil.

L’homme se retourna face à Francis et retira son dernier vêtement. Il recouvrit son sexe de ses deux mains, sans doute pour se protéger du mal qu’il sentait arriver. Pour se protéger du Diable qui était juste devant lui. Le Diable qui lui souriait, de toutes ses dents. Le Diable qui passait sa langue sur ses lèvres comme pour savourer ce qu’il allait lui faire.

Le pasteur savait qu’il allait mourir. Il espérait simplement que ce serait vite terminé. Il l’espérait de toute son âme. Il savait qu’il avait péché. Il savait que même Dieu ne pourrait s’empêcher de pleurer quand il lui dirait pour le bébé. Il espérait qu’Il lui pardonnerait.

– Je ne voulais pas Francis. Je ne voulais pas. Je ne pouvais pas m’en empêcher. J’aurais tellement voulu ne pas lui faire de mal. Elle était si petite. Si fragile. Comment j’ai pu faire ça ?

Francis ne disait pas un mot. Il regardait le pasteur et il regardait la queue du pasteur et cette queue qui s’était enfoncée dans Isa et cette queue qui s’était enfoncée dans Louis et cette queue, comme celle du Diable, qui commençait à gonfler au souvenir des images que lui renvoyait sa mémoire.

– Un bébé. Comment Dieu va-t-il me pardonner ? Comment va-t-il pouvoir ?

Francis poussa le père de Louis sur le lit et saisit les cordes attachées en permanence aux montants du sommier. Il les noua autour des poignets du pasteur. Il serra si fort que l’homme gémit, mais Francis n’y prêta aucune attention. Il attacha les deux chevilles du pasteur aux barreaux, et se releva. Il contemplait celui qui venait d’avouer ce qu’il avait fait à un bébé.

Francis ne faisait aucun lien entre les filles qui étaient passées sur le lit et ce que le pasteur avait fait subir à ces mômes. Les filles qu’ils torturaient n’étaient que des expériences.

Faire avancer la science. Repousser les limites de la douleur. Noter combien de temps le corps humain pouvait résister. Des expériences.

Là, il s’agissait de tout autre chose. Il se rapprocha du prêtre. Celui-ci murmurait et il dut se pencher tout près pour entendre ce qu’il disait.

– Je mérite l’enfer. Mon Dieu, ne me pardonnez pas. Je mérite l’enfer.

Francis sourit et gifla l’homme du temple.

– Regarde-moi, Prêtre. L’enfer, il est là. Juste là. Regarde au fond de mes yeux. Tu vas le voir. L’enfer, il est dans ma tête.

Il se recula et retira ses vêtements. Il déposa quelques bûches sur les feuilles de papier journal et sur les brindilles qui restaient en permanence dans la cheminée de la cabane. Ils avaient eu froid, parfois, et avaient rentré du bois pour l’avoir sec et à disposition. Il dirigea l’allumette vers les journaux et les flammes firent crépiter les brindilles. Il remua les bûches avec le tisonnier et le laissa dans les flammes. Il allait rougir très rapidement. Il en avait déjà fait l’expérience. Il se retourna vers l’homme attaché sur le lit et saisit le couteau posé sur la table.

Il répétait, comme une litanie, les mots qu’il avait dits à Louis, des années auparavant.

– Quand je serai plus grand, que je serai très fort, je tuerai ton père pour plus qu’il se frotte. Je le tuerai tellement qu’il vivra plus jamais. Je cacherai tous les morceaux de lui loin pour pas que le Bon Dieu les retrouve. Et le Bon Dieu, il les retrouvera jamais. Comme ça ton père il se frottera plus. Tu te frotteras plus jamais, pasteur. Plus jamais. Je l’ai promis à Louis.

Le pasteur regardait sans comprendre le jeune homme nu qui le contemplait comme il l’aurait fait d’une œuvre d’art, d’une toile de maître. La tête de Francis bougeait au rythme de la chanson d’Otis Redding. Le pasteur continuait à murmurer des mots que Francis n’entendait pas.

Il écoutait la chanson.

La chanson. Une chanson parfaite pour dépecer un homme qui avait abusé d’enfants, sans doute depuis longtemps. Il avait besoin de la musique pour rester calme et ne pas laisser la rage l’envahir.

Cette rage qu’il sentait battre au fond de lui comme un cœur après un effort immense.

Une pulsation.

De longues minutes passèrent et Francis s’approcha de l’homme de Dieu. Celui-ci ne le quittait pas des yeux. Il continuait à prier. À partager ses souvenirs avec le Seul qui pouvait l’écouter sans le haïr. Le Seul qui pourrait peut-être lui pardonner.

Peut-être.

Le jeune homme s’agenouilla près du pasteur, à même la terre battue. Il saisit le sexe presque dressé du prêtre et la lame s’approcha du morceau de chair. Le hurlement de l’homme ne provoqua aucune réaction chez Francis. Il déposa le sexe tranché sur la table, se releva et attrapa une bûche de faible section qui avait presque complètement brûlé. Il s’approcha de l’homme et posa le bout incandescent sur le vide laissé par la lame du couteau.

Un autre hurlement. Un autre sourire de Francis.

– Je te l’ai dit, prêtre. L’enfer, il est juste là et tu commences à sentir sa chaleur.

Il attrapa une planche sous le lit et la glissa sous le bras droit du pasteur. Puis il empoigna la hachette aiguisée comme un rasoir. Il avait passé des heures à la frotter contre la pierre pour qu’elle soit aussi coupante que la faux qu’il utilisait pour les foins.

– Je cacherai tous les morceaux, Louis. Très loin. Le Bon Dieu, Il les retrouvera jamais.

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