Sarah

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Seconde visite, et la même appréhension que la dernière fois. Cette espèce de peur latente de retourner là-bas, avec ces hommes qu’elle avait le sentiment d’espionner sans pouvoir rien faire depuis toutes ces années. Juste les regarder tuer ces femmes.

Juste les voir torturer ces jeunes filles.

Qui étaient-elles ? Comment finissaient-elles entre les mains de ces monstres ?

Comment faire pour les arrêter ? Toutes ces questions qu’elle se posait depuis qu’elle avait l’âge de comprendre que ces assassins existaient réellement.

Quelque part. Peut-être tout près d’elle. Elle les avait croisés, un soir, et ils l’avaient regardée sans la voir. Toutes ces filles étaient blondes et elle était leur antithèse.

Elle ne les intéressait pas. Ils ne l’avaient pas vue. Quand la porte s’ouvrit, le même sourire de la thérapeute. Les yeux cachés derrière les lunettes.

– Bonjour. Vous êtes pile à l’heure.

– En fait, j’attendais devant qu’il soit juste le moment. J’aime pas être en retard ou en avance. C’est une maladie.

– Une maladie ? C’est plutôt très agréable pour ceux avec qui vous avez rendez-vous. Ça évite de se poser des questions sur votre heure d’arrivée, répondit la thérapeute.

– J’avais pas vu les choses comme ça.

– Eh bien moi, je préfère les voir comme ça.

Encore un sourire.

– Vous souriez tout le temps. C’est chouette.

– Pas le choix. La vie n’a pas toujours été simple, et aujourd’hui, je préfère être résolument optimiste.

Elle s’effaça pour laisser le passage à la jeune femme et Sarah pénétra dans le cabinet et s’arrêta à nouveau, comme la dernière fois, devant les peintures chinoises qui l’avaient déjà interpellée.

– Pourquoi ces toiles me rappellent quelque chose ? C’est bizarre, mais déjà, quand je suis venue, ça m’avait fait ça.

– Je ne sais pas Sarah. Je ne sais pas, mais on va essayer ensemble de le comprendre. Qu’est-ce qui vous attire le plus ? Les montagnes ?

– Les arbres. Comme si je les avais vus quelque part. Mais je suis sûre que je suis jamais allée en Chine, je m’en souviendrais. Ou alors en rêve, qui sait ?

Marie Ruel referma la porte de son cabinet et fit signe à la jeune femme de prendre place sur le fauteuil, face à la petite table. Elle s’assit, quant à elle, sur un siège bizarre que Sarah n’avait pas vu lors de la dernière séance.

– Vous avez changé de fauteuil ?

– Vous avez l’œil. Oui. C’est un cadeau. Un cadeau d’un patient. C’est un très vieux fauteuil, d’après lui, qui doit m’aider à être encore plus efficace. Il l’a juste fait recouvrir pour qu’il soit assorti à la tapisserie.

– Il est très beau, en tout cas.

– Je lui dirai qu’il a beaucoup plu. Ça lui fera plaisir. Comment allez-vous ?

Un temps de réflexion. Comment elle allait, c’est vrai que c’était une question qu’elle ne s’était pas posée cette semaine. La routine. Le boulot au bar où elle travaillait. Rien de particulier.

– Ça va. Je crois que ça va.

– Des cauchemars ? Des mauvais rêves ?

Encore un temps de réflexion. Sarah avait failli être désagréable. Elle se reprit.

– Vous avez pas écouté la dernière fois ? Je vous ai dit que c’était pas souvent. Seulement de temps en temps. Pas de cauchemars depuis celui de la dernière fois. En même temps, un de temps en temps, ça suffit, croyez-moi.

– Je vous crois, Sarah, je voulais juste être sûre que la séance n’avait pas déclenché quelque chose. Je suis soulagée. J’étais un peu inquiète en fait.

Inquiète. Elle avait dit inquiète. Un moment que personne ne s’était vraiment inquiété pour elle, à part sa mère. C’était une sensation agréable, et elle la savoura un instant.

– C’est gentil de vous être inquiétée pour moi. J’ai pas trop l’habitude.

Le sourire. Cette nana, quand elle souriait, le monde tout entier pourrait cesser de faire la guerre. Les hommes s’aimeraient les uns les autres. Le Christ devait sourire comme ça.

Le Christ. N’importe quoi. Elle se rabroua intérieurement. Commence pas tes bondieuseries. T’es pas là pour ça.

– Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?

Les yeux dans les siens, encore, comme tout à l’heure. La femme qui lui faisait face s’enfonça dans le fauteuil et regarda brusquement vers la fenêtre voilée par le store.

– J’ai peur de vous faire du mal, mais je pense qu’il faudrait profiter de ce lien que vous semblez avoir pour essayer d’aller plus loin.

– C’est-à-dire ?

Un silence embarrassé puis la thérapeute se décida.

– Je crois que vous pouvez aider ces femmes dont vous m’avez parlé. Les aider vraiment, en vous aidant vous-même.

Sarah hocha la tête, et un pâle sourire étira ses lèvres dans une grimace étrange. La nana était sympa, mais elle n’avait pas compris.

– Elles sont mortes, Marie. Je peux vous appeler Marie ?

– Bien sûr. Je vous appelle Sarah, ce sera plus facile pour toutes les deux. Vous n’allez pas m’appeler Madame…

Sarah se tourna vers la femme qui ne l’avait pas quittée des yeux.

– Elles sont mortes. Elles sont toutes mortes. Elles sont toutes mortes dans des souffrances que j’ai à peine ressenties mais qui étaient intolérables. Des souffrances que je n’imaginais même pas possibles. Ces deux hommes sont des monstres. Des monstres.

La fin de sa phrase s’éteignit presque dans un murmure. Des larmes qu’elle ne put contrôler s’échappèrent de ses paupières à demi fermées.

– Je me suis mal exprimée, Sarah. Je voulais dire que ce lien, cette connexion, si elle existe seulement dans des circonstances particulières, à savoir dans des moments où ils sont en train de commettre ces exactions, il y a peut-être moyen de la récréer pour essayer de les voir plus précisément.

– Plus précisément ?

– De les voir vraiment. De voir qui ils sont.

N’importe quoi. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû revenir. Elle perdait son temps avec ces séances d’hypnose.

Juste des conneries. Elle l’avait prise pour une sorcière, une magicienne, capable de se connecter à ces types, comme s’il s’agissait de brancher un câble USB à un disque dur.

– J’ai peur de comprendre. Comme un truc genre je me branche au cerveau de ces types ?

– C’est ça, mais ce n’est pas aussi simple. Il s’agit de vous faire parvenir à une transe suffisamment profonde pour que nous puissions les approcher.

– Vous vous gourez, Marie. Nous n’allons pas les approcher. Si ça marche, c’est moi qui y vais. Personne d’autre. Juste moi. Et c’est pas beau à voir.

Un instant d’hésitation, encore, de la thérapeute, et Sarah sut qu’elle avait visé juste.

– Je sais. Je serai avec vous tout le temps, mais vous serez seule face à eux. C’est pour ça que la décision vous appartient.

– Vous croyez que ça peut marcher ? Que je peux les reconnaître et arrêter tout ça ?

– Je n’en sais rien.

Un silence, encore.

– Vraiment rien.

– J’ai apporté le carnet où j’ai noté mes cauchemars. J’ai pensé que vous pourriez avoir envie de regarder.

Elle lui tendit le petit carnet qu’elle sortit de son vieux sac américain, qui lui venait de ses années lycée. Marie Ruel tendit la main au-dessus de la petite table et le saisit avec précaution.

– Je l’ai jamais montré à personne. J’ai failli l’apporter aux flics pour qu’ils me croient, mais je l’ai pas fait.

Marie tournait les pages et s’arrêta précisément sur l’une d’entre elles. Comme la semaine précédente, la thérapeute se leva et appuya sur le bouton du fauteuil de Sarah. Le bourdonnement, le dossier qui commençait à s’incliner et ses pieds qui remontaient au même rythme.

– Vous voyez le disque qui tourne face à vous ? Vous allez le fixer tout en écoutant ma voix. Vous allez vous détendre et respirer profondément. Le plus profondément possible. Vous êtes détendue. De plus en plus détendue. Comme si vous vous enfonciez dans un matelas en coton.

Les mêmes mots que la dernière fois. Sarah les reconnaissait.

– Vous dites toujours les mêmes trucs ?

– Oui. Il faut créer un climat que vous connaissez et employer des mots entendus précédemment permet de prendre le même chemin que la semaine dernière.

La respiration de Sarah avait ralenti, sans qu’elle s’en soit rendu compte, et elle s’enfonça rapidement dans la même transe que celle de la séance précédente. Celle qui lui avait permis d’aller chercher en elle les cauchemars de son enfance. La thérapeute avait longuement réfléchi aux symptômes de Sarah durant la semaine qui venait de s’écouler. Elle était convaincue qu’il ne s’agissait pas de peurs fantasmées par le cerveau de la jeune femme.

Elle avait le sentiment qu’il s’agissait d’autre chose.

Et cette autre chose lui faisait peur.

L’inconscient de Sarah était incapable d’imaginer les sensations et surtout les douleurs induites par des tortures aussi abominables. Elle était donc presque sûre que ce qu’elle ressentait existait, ou avait existé. Que les hommes dont parlait sa jeune patiente étaient réels.

– Vous êtes de plus en plus détendue. De plus en plus détendue. Vous flottez et vous êtes totalement relaxée. Vous n’entendez que ma voix qui vous accompagne où que vous alliez.

La jeune femme respirait lentement et très profondément. Elle était précisément au même endroit que la dernière fois. Utiliser la peinture du hall, cette fois encore, allait lui permettre de poser Sarah devant un paysage connu.

– Vous êtes au pied de cette montagne. Vous entendez le vent qui murmure dans les arbres. Le bruissement des branches. Vous marchez sur le chemin qui vous mène à ces deux hommes. Ils ne vous verront pas. Vous seule pourrez les voir.

Sarah pouvait sentir à nouveau l’odeur de la résine. Sa respiration s’accéléra, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de ce qu’elle apercevait.

Une lumière, dans la forêt. Un ruisseau qui coulait aux pieds des arbres.

– Dites-moi ce que vous voyez Sarah. N’ayez pas peur, je suis là, juste à côté de vous. Il ne peut rien vous arriver.

– Je vois des arbres. Une lumière aussi. Comme à travers une fenêtre. Des arbres partout. Des arbres tellement grands. Tellement serrés les uns contre autres. J’entends des cris. J’entends des cris ! Des hurlements si forts ! Elle étouffe. Elle peut pas respirer. Je sais pas où elle est. Je sais pas où elle est ! Les arbres ! Les arbres les protègent ! Ce sont les arbres qui les protègent ! Des arbres si grands que quand on les regarde, on dirait qu’ils touchent le ciel ! Ils touchent le ciel !

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