Francis

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Les deux hommes sortirent du temple. Francis tenait le pasteur par le cou. Il avait du mal à ne pas resserrer sa prise pour mettre fin sans attendre à la vie de celui qui avait non seulement ruiné l’enfance de son ami, mais qu’il soupçonnait aussi d’avoir tué sa sœur.

Ils traversèrent la route et s’approchèrent du cimetière perché sur la colline. Il n’était qu’à quelques dizaines de mètres du temple, sous les sapins, comme protégé du mal par les arbres qui l’avaient vu s’étendre pour recevoir en son sein les sépultures de ceux qui souhaitaient passer l’éternité entre ses quatre murs de pierres. La porte n’en était jamais fermée. Tout le monde pouvait venir se recueillir.

L’orage tonnait.

La pluie tombait drue et paraissait un rideau de perles qui ne laissait rien entrevoir des alentours. Les tombes étaient alignées le long des allées dans la partie la plus récente. L’autre partie était plus ancienne, avec ses sépultures éventrées, ses croix de fer forgé tordues par les années. Francis se dirigea vers le fond du cimetière. Des cercueils en avaient été sortis et certains monuments n’abritaient plus de dépouilles. Des cénotaphes laissés debout en mémoire de ceux qui les avaient construits des années auparavant.

Un caveau, devant eux.

– Tu vois, c’est le caveau de ma famille. Regarde. Tu le connais. C’est là que tu es venu déposer ma mère. Tu te souviens ? Mon père n’a jamais cru à tes bondieuseries, alors ma mère est là-dedans, au milieu des pierres qui s’effondrent.

Le pasteur ne disait pas un mot. Il fixait la croix qui surmontait le monument. Sa bouche tremblait. La pluie qui dégoulinait de ses cheveux clairsemés lui donnait l’air d’un des cadavres qu’on aurait déterrés. Un petit homme.

Juste un petit homme.

La foudre tomba à quelques centaines de mètres et le bruit le fit sursauter. Francis n’avait pas bougé. Il fixait lui aussi la croix huguenote au-dessus de la porte du caveau.

– La croix de ton Dieu. Tu sais, Celui pour qui tu pries, Celui qui pardonne, qui t’écoute. Celui dont tu as dit à Louis qu’Il était tout puissant. Qu’Il pouvait faire tomber la pluie tellement fort qu’Il noierait l’humanité. Qu’Il pouvait déchaîner le feu de l’enfer sur la terre si on ne croyait pas en Lui. Et toi, tu y crois, Pasteur ?

Le père de Louis tourna la tête vers Francis. Il ne savait pas quoi répondre. Il ne savait pas quoi dire. Les larmes qui coulaient le long de ses joues étaient noyées dans l’eau qui venait du ciel.

– Je ne sais pas, finit-il par répondre. Je ne sais plus.

Francis le bouscula et le pasteur tomba à genoux, devant la petite porte du monument qui abritait la famille Ruel depuis plusieurs générations. Le jeune homme n’attendit pas qu’il se relève. Un coup de pied l’envoya heurter la porte du caveau.

– Entre là-dedans, et dis-moi ce que tu vois.

Les flashs dispensés par le ciel qui s’effondrait suffisaient à peine à éclairer la scène. Il faisait aussi sombre que par une nuit sans lune. Le soleil n’arrivait pas à percer le tapis de nuages, qui recouvrait la vie, tel le couvercle de Baudelaire dans son bouquet de fleurs. Et l’esprit de Francis entendait les gémissements de ceux qui l’avaient précédé derrière cette porte de bois.

– Qu’est-ce que tu vois ? Hurla-t-il.

Le pasteur se retourna, et dévisagea le jeune homme.

– Des cercueils, des tombes.

– Cherche le nom de ma sœur ! Cherche-le !

– Mais…

– Cherche !

À nouveau, le pasteur regarda les tombes qui les entouraient. De simples niches de pierre, destinées à recevoir des cercueils de bois. De simples niches de pierre qui, pour certaines, n’abritaient encore personne. Comme si celui qui avait bâti le monument l’avait construit pour les générations futures.

– Le nom de ta sœur n’y est pas, Francis. Il ne peut pas y être.

– Pourquoi ? Pourquoi n’a-t-elle pas eu le droit d’être au milieu des siens ? Pourquoi ton Dieu a-t-il laissé faire ça ?

– Je ne sais pas. Je ne sais pas…

L’homme d’Église était prostré contre le muret qui soutenait les cercueils les plus anciens. Il ne regardait pas Francis. Il fixait le vide incommensurable qui venait de s’ouvrir devant lui.

– Parle, Pasteur ! Parle-moi ! Dis-moi ce que tu as fait d’Isa !

– Mon Dieu, aidez-moi !

Francis le gifla avec force, et le pasteur s’écroula.

– Ton Dieu n’est pas là.

Le jeune homme parlait maintenant sans colère. Il s’était assis près de lui. Il murmurait aux oreilles de l’homme du temple.

– Ton Dieu s’est arrêté à la porte de ce caveau. Il n’a pas voulu entrer avec nous. Il a eu peur, sans doute, de ce que tu allais me dire. Si Ton Dieu a eu peur de tes péchés, ils doivent être considérables.

Le bruit de la pluie avait diminué, et l’eau ruisselait sur les marches du caveau. Elle coulait jusqu’aux pieds des deux hommes et disparaissait sous les dalles de pierre. Francis s’approcha encore du père de Louis.

– Raconte-moi, Pasteur. Confesse tes péchés. Ton Dieu te pardonnera peut-être. Il l’a déjà fait depuis toutes ces années. Il te pardonnera. Fais-moi confiance. T’auras pas mal. Juste au début, un peu, puis les mots vont te libérer.

Le pasteur se redressa.

– Je suis désolé. Mon Dieu, aidez-moi…

Une gifle, encore.

– Tu m’obliges à répéter, Pasteur, et je n’aime pas ça. Ton Dieu n’est pas là. Il n’a jamais été là pour toi. Tu L’as inventé. Tu t’es caché derrière Lui.

– Je ne voulais pas. Je l’ai vue un matin, très tôt. Je sortais du Temple où je venais de prier. Je venais de demander à Dieu de m’aider. J’avais prié toute la nuit… Toute la nuit. Et je l’ai vue devant la grange près de la maison. J’ai pensé qu’elle venait voir Louis.

– Qu’est-ce que tu as fait, Prêtre ? Raconte à ton Dieu ce que tu as fait.

Un silence.

Un silence si lourd qu’il aurait pu être coupé à la hache que Francis avait glissée dans sa ceinture en partant de chez lui. Un silence qui augurait des mots que le pasteur allait prononcer.

– Je ne suis pas prêtre. Je n’ai pas été ordonné… je ne suis qu’un homme. Un mouton égaré dans la montagne un jour d’orage.

La gifle claqua comme un coup de fusil.

– Pas de poésie, Pasteur. Ordonné ou pas, je m’en tape. T’es rien qu’un homme de Dieu. Un de ceux qui disent quoi faire. Un de ceux qui montrent le chemin. Alors parle. Parle ou tu vas mourir sans avoir eu la chance de te confesser.

Le pasteur regardait toujours le vide devant lui. Peut-être espérait-il un miracle. Il n’y eut pas de miracle. Alors il continua à parler, à laisser sortir les mots des tréfonds de son âme.

– Elle était devant la grange. Elle ne m’a pas entendu arriver. Elle fixait la fenêtre de Louis au premier étage. Elle devait espérer que la lumière s’allume pour aller jeter des cailloux et lui dire de descendre. Ils faisaient ça de temps en temps tous les deux. Ils partaient tôt se promener dans la forêt. Elle ne m’a pas entendu.

– Tu l’as déjà dit, Pasteur.

– Elle ne m’a pas entendu.

Le pasteur répétait la phrase sans faire attention à ce que Francis pouvait lui murmurer dans l’oreille.

– Elle ne m’a pas entendu. Si elle m’avait entendu, elle se serait retournée, et elle m’aurait vu. Elle m’aurait vu.

Un silence, encore, et les yeux de Dieu qui le fixaient depuis le vide immense en face de lui.

– Elle portait une robe verte. Je m’en souviens. Une robe courte, qui lui allait si bien. Elle était si jolie.

Francis revit instantanément la robe dont parlait le pasteur. La robe de la couleur des yeux de sa sœur.

La robe forêtrivière disait Louis.

– Tellement jolie. Je l’ai frappée avec une grosse pierre derrière la tête. Elle s’est endormie tout de suite.

– Elle s’est pas endormie, Prêtre, elle s’est pas endormie. Tu l’as assommée avec une pierre.

Toujours le murmure de Francis. Toujours cette voix presque chuchotée qui recouvrait à peine le bruit de la pluie qui n’avait pas cessé, et le pasteur était toujours face au vide. Il ne voyait pas ce qui les entourait. Il ne voyait qu’Isa, dans sa robe verte. La robe qu’il lui avait enlevée un peu plus tard.

– Je l’ai emmenée dans la grange. Elle était légère. Si légère. Légère comme un oiseau. Je l’ai déposée au fond. Près des branches de sapins qui servent à allumer le poêle durant l’hiver. Elle ne s’est pas réveillée tout de suite. Alors je l’ai déshabillée.

Francis voulait entendre la confession du pasteur. Toute la confession. Il voulait savoir comment Isa était morte. Sa main pressait le manche de la hache, comme s’il cherchait à faire battre un cœur arrêté depuis des années. Il n’interrompit pas le père de son ami.

Pas utile.

– Je ne voulais pas qu’elle voie mon visage. Je ne voulais pas qu’elle sache que c’était moi. Alors je l’ai retournée. Je l’ai mise sur le ventre. J’ai bien entendu qu’elle s’étouffait dans la terre battue et les aiguilles. Mais j’avais tellement envie d’elle. J’avais tellement envie d’elle.

Un murmure, encore.

– Elle avait douze ans, Prêtre. Douze ans. Elle n’était qu’une petite fille.

Le pasteur n’entendait pas Francis. Il était retourné dans les souvenirs qui le berçaient depuis toutes ces années. Il souriait. Et Francis le vit sourire. Il faillit mettre un terme à la confession de l’homme agenouillé à ses côtés, mais il se retint. Il voulait tout savoir.

– C’était tellement bon. Tellement bon. Encore mieux qu’avec Louis ou Judith, encore plus fort. Mieux qu’avec le bébé.

Il avait oublié qu’il était agenouillé près de Francis.

Il était face à Dieu. Face aux anges qui le regardaient. Face à ces enfants qu’il avait violés pendant toutes ces années. Face à celui qu’il était vraiment.

– Quand j’ai eu terminé, j’ai cru qu’elle était morte. Elle ne bougeait plus. Je l’ai secouée, mais elle ne bougeait plus. Comme le bébé. Elle saignait aussi. J’ai eu peur. J’ai eu tellement peur.

Francis avait du mal à respirer. Un poids énorme pesait sur sa poitrine et empêchait l’air d’atteindre ses poumons, mais il trouva quand même la force de chuchoter à l’oreille du pasteur.

– Et tu as fait quoi, Pasteur ? Tu as fait quoi du corps d’Isa ?

L’homme se tourna vers celui qu’il avait oublié.

– Je l’ai porté. Elle était si légère…

– Tu l’as dit déjà, Prêtre. Tu l’as dit. Tu l’as emportée où ?

– Je l’ai mise dans une caisse. La vieille caisse où ils avaient mis le poêle quand ils nous l’ont livré. Une vieille caisse en bois. Et je l’ai refermée. J’ai cloué la caisse, et j’ai rentré la voiture dans la grange. Puis je l’ai amenée ici. Je voulais qu’elle soit au milieu des siens. J’ai pensé que c’était juste. Je l’ai déposée, et j’ai refermé la porte du caveau.

– Elle est où ? Tu l’as mise où ?

Francis fouillait les cavités du regard mais ne réussissait pas à voir la caisse dont parlait le pasteur.

– Je l’ai enlevée le lendemain.

– Tu l’as enlevée.

Le jeune homme répéta les mots sans comprendre et le Pasteur ajouta :

– Quand je suis venu le lendemain, la caisse était vide.

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