Louis

7 minutes de lecture

– Pourquoi ?

Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas juste lui dire ça. Une heure qu’elle attend de mourir.

Une heure. C’est long une heure et Francis, il est à fond.

– Juste des entailles, il a dit.

– D’accord, j’ai répondu.

Alors juste des entailles, tellement fines qu’elle ne doit même pas les sentir. C’est sans doute ce que je n’aime pas. Elle a peur, mais elle n’a pas mal. Juste au début.

Un peu. Quand il a fait ce truc avec ses yeux. Il lui a dit Francis.

– T’auras pas mal.

Il prend des photos au fur et à mesure. À chaque fois que le rasoir découpe la peau, il prend une photo. Le flash. Il a dû se déclencher au moins trente fois. Il a même changé les piles de l’appareil. Il est sorti il y a cinq minutes. Je ne sais pas ce qu’il a. Il n’est pas comme d’habitude. Il ne monte pas sur la fille comme il fait à chaque fois.

– Pourquoi ? Pourquoi moi ?

Elle me regarde.

Ses grands yeux verts.

On les voit bien.

Francis a découpé les paupières pour qu’on les voie mieux.

– T’aime bien ça, les yeux, il m’a dit.

C’est vrai. Je vois toujours les yeux d’Isa quand je les regarde. Les yeux d’Isa. Je voudrais tellement savoir où elle est. Je voudrais tellement savoir si je dois la pleurer. Je voudrais tellement savoir pourquoi elle est partie, sans prévenir.

Un matin. Un matin comme les autres, sauf que c’était celui de sa disparition. Celui où Isa est sortie de notre vie à Francis et à moi.

– Je ne sais pas pourquoi. Parce que tu t’es arrêtée sous les arbres. Il ne faut jamais s’arrêter sous les arbres quand il y a de l’orage. C’est dangereux, je lui réponds.

– Pourquoi il me fait ça ?

– Pour l’art, je lui dis. Pour les photos qu’il met dans son album. Tu veux le voir ?

Je lui demande, mais je sais que Francis ne voudrait pas.

Elle ne me répond pas, de toute façon. Elle est tombée dans les pommes. Elle perd du sang. Beaucoup de sang.

C’est beau. Quand on la regarde, elle est rouge vif, comme un soleil couchant sur les genêts. J’ai jamais vu une couleur aussi belle, sauf les yeux forêtrivière d’Isa.

Mais je ne les verrai plus jamais.

Je le sais.

Francis entre dans la cabane et s’arrête sur le seuil. Je l’entends respirer super fort, comme s’il était essoufflé.

– C’est beau non ? Il me demande.

– Ouais. C’est beau. On dirait qu’elle a été peinte tout en entier avec le rouge vermillon d’un peintre de Florence.

Il s’approche de moi et met un bras autour de mes épaules. J’aime bien quand il fait ça. Quand on est proches comme des frères de sang.

– On est des jumeaux du Christ.

Je demande pourquoi.

– Parce que nous aussi, on est morts sur la croix. Toi, sur celle de ton père, celle derrière laquelle il se cachait pour te violer. Moi sur celle de ma sœur, parce que je sais que c’est Dieu qui l’a tuée. Comme quand Il a demandé de sacrifier son fils à Abraham.

J’aime pas quand il dit violer.

– Ouais, mais Dieu l’a arrêté. Nous, on ne s’arrête jamais, je lui réponds.

Il me lâche et se dirige vers le fond de la pièce et quand il ouvre la porte du placard, je sais ce qu’il va y prendre. Il fait ça à chaque fois maintenant, comme s’il avait besoin de croire en plus que nous deux.

C’est pas la peine de croire en plus que nous deux. C’est pas la peine.

Il a le livre à la main. Il le connaîtra par cœur bientôt. Ça me fait peur un peu.

– Après ces choses, Dieu mit Abraham à l’épreuve, et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici !

Je le fixe des yeux. Je sais que ça peut durer jusqu’à ce que la fille se réveille.

– Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Moriyya, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai.

La fille gémit. Faut qu’elle se réveille mais Francis ne lui prête aucune attention. Il est parti dans le livre et voit les images qui lui sont décrites comme si elles étaient réelles. Pourtant, on sait tous les deux que c’est du faux.

Rien que du faux. Rien que des histoires. Des histoires qu’ils racontent, les autres, pour nous faire croire que tout va aller bien. Pour nous faire imaginer que les hommes sont sur la terre pour s’aimer les uns les autres, comme ils disent.

Des conneries.

Elle remue un peu et le sang goutte lentement jusqu’au sol. Il pénètre jusqu’au fond des entrailles de la terre. Alors j’essaie d’imaginer tout ce sang qu’on a versé depuis toutes ces années.

Tous ces sacrifices et Francis ne s’arrête pas.

– Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac. Il fendit du bois pour l’holocauste, et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait dit.

Il regarde la fille. Elle bouge maintenant.

– C’est comme ici, Louis. C’est le lieu que Dieu nous a donné. C’est Lui qui nous a amenés ici. Tu crois pas ?

– C’est pas Dieu, je lui dis. C’est le hasard. Juste le hasard, et tu le sais bien.

– Pourquoi tu veux pas croire, Louis ?

– Je veux bien croire, mais je suis pas sûr que ce qu’on fait ce soit des trucs de chrétiens.

Au moment où je lui dis ça, je sais ce qu’il va répondre.

– Et ce qu’ils ont fait les inquisiteurs ? C’étaient pas des chrétiens les inquisiteurs ? On fait juste la même chose, Louis. Juste la même chose.

Il a raison parce qu’on a lu des livres sur l’inquisition et ces chrétiens-là. On ne leur arrive pas à la cheville. La fille est réveillée. Elle nous fixe de ses grands yeux sans paupière. C’est vrai que c’est beau. Il a bien fait Francis de les enlever. Même si ça lui a fait un peu mal. Le rasoir coupe bien.

– Je vais sauter le passage que t’aimes pas. Mais aujourd’hui, je sens qu’il faut que je lise ça avant.

Ça fait bizarre de voir les larmes qui coulent des yeux de la fille sans se heurter aux paupières. Elles laissent des traces plus claires sur son visage. Comme un dessin, comme une fresque qu’il faut se dépêcher de terminer avant qu’elle soit sèche.

– Alors Isaac, parlant à Abraham, son père, dit : Mon père ! Et il répondit : Me voici, mon fils ! Isaac reprit : Voici le feu et le bois ; mais où est l’agneau pour l’holocauste ? Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau pour l’holocauste.

Francis lève la tête.

Il voit que je regarde la fille et sourit.

– Elle est belle, non ?

– C’est pas elle qui est belle, je réponds, c’est ce qu’on fait avec elle. Regarde, on dirait une peinture de la renaissance, comme celles que je t’ai montrées. Tu sais, les fresques de Masaccio.

On est nus tous les deux. On est presque prêts.

La fille ne dit rien et je préfère quand elles crient et elle va crier et Francis, il sait que je préfère quand elles crient.

Quand je m’approche, elle murmure.

– Qu’est-ce que vous allez me faire ?

J’ai du mal à l’entendre, mais je réponds quand même.

– Je sais pas. C’est lui qui décide. Ici, il est Dieu. Je ne suis que son fils. Celui qu’Il a sacrifié sur la croix des chrétiens.

Elle peut pas comprendre, et Francis se marre et se tourne vers elle.

– Je suis Dieu, il te dit. Et Dieu, il fait ce qu’Il veut de Ses créatures. T’es ma créature. Rien que ma créature.

Il approche le rasoir à nouveau et elle pousse un petit cri.

Presque inaudible.

– T’auras pas mal, je t’ai dit. Mais j’ai menti.

Francis a murmuré. Je suis pas sûr qu’elle ait entendu. Il se redresse et approche doucement la lame de l’oreille gauche de la jeune femme allongée sur le sommier.

Le hurlement.

Mon sexe, durci et celui de Francis. Francis qui regarde l’autre oreille et dont le sexe s’est dressé aussi. On est prêts. Prêts pour l’holocauste. Pour le grand final.

Elle hurle, et c’est tellement bon. Ses cris me vengent de ceux que j’aurais tellement aimé pousser quand j’étais qu’un gosse. Ceux que j’ai pas pu laisser sortir. Ceux qui auraient réveillé Maman.

Maman qui dormait. Maman qui était si fatiguée. Maman qui n’a jamais rien entendu. Qui n’a jamais voulu voir que son mari, le pasteur de Dieu, était allongé contre son fils et qu’il lui faisait du mal.

Ses yeux fermés. Ses oreilles bouchées. Sa langue nouée.

Francis est monté sur la fille. Il a sa main sur elle. Il a la main sur le sexe de la fille et c’est la main qui porte le rasoir.

Les éclats du miroir que je tiens devant ses yeux, pour qu’elle se voie mourir. Les morceaux du miroir que nous gardons précieusement dans le placard de la cabane, comme s’ils contenaient nos mémoires et les visages de toutes celles qui se sont arrêtées sous les arbres, de toutes celles qui ont levé les yeux vers le ciel.

Je ne compte plus et quelqu’un doit le faire pour moi, quelque part.

Quelqu’un dans l’enfer du Diable. Le Diable, qui nous voit.

Qui nous regarde.

Qui nous aime.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Elie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0