Francis

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– Tu as quel âge Francis maintenant ?

– J’ai vingt ans. Depuis deux mois.

– Vingt ans. Le temps passe, Mon Dieu, le temps passe. C’était hier que je te voyais courir en culottes courtes sur les chemins. Venir chercher Louis à la maison. Tu ne mets plus de culottes courtes j’imagine.

– Non. Plus vraiment. C’est plus trop à la mode. C’était quand on était des enfants. Louis aussi, il mettait des culottes courtes.

– Tu as raison. Louis et ses culottes courtes. Il détestait ça. Je ne saurais pas te dire pourquoi, mais il détestait ça.

– Je crois qu’il aurait préféré, parfois, porter des culottes en métal, d’après ce qu’il m’a dit.

Le pasteur regarda Francis avec curiosité et fronça les sourcils.

Francis, quant à lui, ne le quittait pas des yeux. Il était là depuis plus d’une heure. Le temple ne fermait jamais, et il était arrivé dans l’enceinte de la maison de Dieu vers six heures ce matin. Il pensait à ce qu’il avait promis à son ami, des années auparavant. Cette promesse qu’il n’avait jamais tenue mais qui le hantait depuis qu’il était un petit garçon.

– Tu es venu me parler ?

– Pas à vous. À votre Bon Dieu. J’ai des trucs à lui dire.

– Ce n’est pas Mon Bon Dieu, Francis. C’est celui de tous les hommes.

– Pas des femmes ?

– Bien sûr, des femmes aussi. Quand on parle des hommes, on désigne l’humanité entière. Donc des femmes aussi. Pourquoi cette question ?

– Pour rien. Je pensais que Votre Bon Dieu, c’était celui de ceux qui croyaient en Lui. Juste ceux-là.

Le père de Louis tourna la tête vers la chaire où il officiait chaque dimanche.

– C’est quoi ce fauteuil en hauteur ? demanda Francis.

– C’est vrai que tu n’es pas souvent venu jusqu’ici. Pourquoi ?

– Mon père. Il croit pas à vos bondieuseries. Il a jamais voulu qu’on vienne avec Isa. Il y a que ma mère qui venait chez vous.

– Ce n’est pas chez moi Francis. C’est la maison du Bon Dieu. Une de Ses maisons. Il en a tellement.

– Il a de la chance. Des fois, moi j’aimerais bien en avoir une autre que celle de mon père. On dirait des troncs, les piliers.

– Ce sont des troncs d’arbres, effectivement. Des sapins. Ils soutiennent la voûte. Tu t’intéresses à l’architecture ?

– Ben non, je regarde juste. Louis, il m’en a parlé souvent du temple de Dieu. C’est là que vous priez ?

Francis désignait la chaire.

– C’est ça. C’est là que je dispense la parole de Dieu.

– C’est bien. Si je veux lui parler, c’est là qu’il faut que j’aille ?

Le pasteur sourit et leva la tête vers les vitraux.

« C’est le Seigneur Jésus-Christ que nous prêchons. »

– En fait, tu peux t’adresser à Notre Seigneur Jésus-Christ de n’importe quel endroit où tu te trouves Francis. Il t’entend. Il t’écoute. Il te voit. Tu fais partie de Ses brebis, même si tu ne le sais pas.

Francis regardait autour de lui. Pas une statue, pas une décoration, pas comme dans les églises où il était parfois entré pour essayer de comprendre qui il était.

– Vous avez pas de statues de Jésus. Pas de statues du tout. Ça fait bizarre. Les cathos, ils ont plein de trucs dans leurs églises de Dieu.

– Tu ne sais pas ce qu’est le culte réformé, Francis ? On ne te l’a jamais expliqué ?

– Ben non. Sinon, je saurais, c’est sûr.

– Bien. En fait, il a été débarrassé de tout ce qui semblait superflu. L’autel, les statues, les images. Même le poêle pour se chauffer est arrivé très tard. Les fidèles avaient souvent très froid. D’ailleurs ce poêle nous a été offert par la reine d’Angleterre. Même les troncs que tu as remarqués ont été offerts. Le temple n’avait pas d’argent pour faire de si grands travaux.

Francis ne l’écoutait qu’à moitié. Il pensait à son ami. Son seul ami. Il pensait à Louis et regardait son père. Cet homme qui paraissait si gentil et compréhensif.

Les souvenirs l’assaillirent.

Il se frotte Francis. Il se frotte. Il met un truc dur dans moi. À l’intérieur de moi. J’ai mal tout le temps Francis. Tout le temps.

Les mots de Louis. L’incompréhension de son ami face à la perversion de son père.

Pourquoi il fait ça Francis ? Pourquoi il fait ça ?

Les mots de Louis. Les images qui s’imposaient au fond de son cerveau. Des images de sexes gigantesques pénétrant des corps d’enfants trop petits pour les accepter. Trop fragiles pour les recevoir.

Trop fragiles.

Il sentit la rage l’envahir, comme cette nuit après son cauchemar. Il avait rêvé d’Isa. Isa violée par un homme dont il ne voyait pas le visage. Isa et son visage d’ange enfoncé dans la terre. Isa et ses yeux verts crevés par les branches qui jonchaient la clairière où l’homme abusait d’elle. Les hurlements de sa sœur et les grognements de celui qui était sur elle. Il savait que ce n’était que son imagination.

Il savait qu’Isa était vivante, quelque part. Il ne voulait pas qu’elle soit morte même s’il l’avait dit à Louis. Celui-ci ne lui en avait jamais reparlé. Pas une seule question.

Jamais.

– Tu vas bien Francis ?

Il se tourna vers le pasteur.

– Ça va. Je pensais à des trucs.

Le sourire de l’homme d’Église lui parut presque indécent.

– Tu m’as dit que tu es venu parler à Dieu. Tu souhaites que je t’entende en confession ? Tu sais qu’il s’agit d’une relation que chacun peut entretenir avec Dieu. Mon rôle est de te transmettre le pardon de Dieu, comme un frère ou une sœur pourrait le faire.

– Je sais pas. Il faut que je vous raconte tout ?

– Il faut que tu exposes tes péchés devant le Seigneur Jésus-Christ. Je ne ferai que les entendre, pas les juger.

– Les entendre et ne pas les juger. C’est chouette. C’est donnant-donnant ? Je vous dis un péché, vous en dites un aussi ?

Le prêtre fixa Francis. Il n’aimait pas ce qu’il voyait dans ses yeux. Il n’aimait pas ce qu’il devinait derrière les mots du jeune homme qui lui faisait face. Il se mit à espérer qu’une des bigotes habituelles se lève plus tôt aujourd’hui et entre dès maintenant dans le temple.

Ça n’arriverait pas.

Les premières n’entraient pas dans le bâtiment avant dix heures. L’été était là et elles avaient une foultitude de choses à préparer chez elles, notamment l’arrivée de leurs familles, venues de la ville, qui prévoyaient de passer l’été au bord de la rivière et à l’ombre des sapins. La plupart passaient ici la totalité de leurs congés d’été.

Donc, personne avant dix heures, au mieux.

De plus l’orage qui menaçait depuis la veille allait sans doute les décourager.

– Ce n’est pas comme ça que ça marche Francis.

– Ça marche comment alors ?

Le ton de Francis était presque agressif et l’ecclésiastique commençait à se sentir vraiment très mal à l’aise.

– Je ne te suis pas Francis. Tu es venu faire quoi dans ce temple ?

– Faut que je vous dise, avant tout, que votre Bon Dieu, je crois pas qu’Il existe vraiment. Vous savez pourquoi ?

À nouveau un regard du prêtre.

– Non, Francis, je ne sais pas.

– Parce que s’il existait vraiment, vous seriez mort.

Le pasteur se dirigea vers un des bancs qui emplissaient la maison de Dieu, et se laissa tomber comme s’il manquait d’équilibre. Francis s’assit à côté de lui.

Juste à côté.

– Louis m’a tout raconté, pasteur. Tout. Même pour Judith, il m’a dit.

Il murmurait à l’oreille de l’homme qui avait violé son ami pendant des années.

– Tu comprends, prêtre ? Tu entends la voix de Louis, parfois, dans tes cauchemars ? La voix de mon ami ? Tu l’entends ?

Francis était passé au tutoiement sans même s’en rendre compte. Il murmurait toujours.

– Il m’a dit pour le bébé aussi. Lui, il le sait pas, mais moi je le sais. Sa petite sœur, qu’il a jamais connue.

Un hoquet de l’homme de Dieu lui fit craindre qu’il ne s’étouffe avant qu’il ait eu le temps de tout lui dire.

– Tu vois. Tu nies même pas. Un bébé, prêtre. Un bébé. Comment tu as pu faire ça ?

Les sanglots du pasteur couvraient même le bruit de la pluie qui avait commencé à tomber sur le toit en lauzes. Les nuages avaient recouvert le ciel depuis hier, dans l’après-midi, et ne laissaient pas espérer d’accalmie avant de longues heures. Les chances du pasteur de voir entrer quelqu’un venaient de disparaître complètement.

– J’ai fait une promesse à Louis quand on était petits. Une promesse de sang. Tu sais ce que c’est qu’une promesse de sang ?

La voix de Francis n’était plus qu’un chuchotement.

– Non.

– C’est une promesse que tu fais à ton frère de sang. Louis c’est mon frère de sang. C’est celui qui vit à l’intérieur de moi, comme je vis à l’intérieur de lui. On est tellement près l’un de l’autre que personne peut le comprendre. Pourquoi t’as fait ça, pasteur ?

Encore un chuchotement. Presque inaudible.

– Je ne sais pas. Si seulement j’avais pu m’en empêcher, si seulement.

– Et Isa ?

Le prêtre se tourna vers Francis.

– Isa ?

Francis sut instantanément que le pasteur savait de quoi il parlait. Il faillit s’étouffer quand la boule se forma au milieu de sa poitrine. Il faillit s’effondrer quand il comprit que le père de Louis était responsable de la disparition de sa sœur. Il se ressaisit et passa le bras autour du corps presque décharné du père de son ami. Il devait bien peser trente kilos de moins que lui et n’avait sans doute jamais fait de sport de toute sa vie. Francis, quant à lui, pratiquait assidûment le judo depuis quelques années. Ce sport l’avait forgé et il ne craignait plus les coups de son père.

Il resserra son bras autour du cou du pasteur.

– Tu sais ce que c’était mon trucjuré à moi ? Ce que j’ai dit à Louis ?

– Non.

– Tu veux savoir ?

Pas de réponse du prêtre. Francis relâcha un peu sa prise. Il ne s’était pas rendu compte que l’homme d’Église était en train de manquer d’air.

– Écoute Pasteur. Écoute ce que j’ai promis à Louis quand on était encore que des gosses.

Francis desserra son bras complètement, et força le père de son ami à le regarder.

– Quand je serai plus grand, que je serai très fort, je tuerai ton père pour plus qu’il se frotte. Je le tuerai tellement qu’il vivra plus jamais. Je cacherai tous les morceaux de lui loin pour pas que le Bon Dieu il les retrouve. Et le Bon Dieu, il les retrouvera jamais. Comme ça ton père il se frottera plus.

Un nouveau hoquet du prêtre.

– C’est ça que je lui ai dit, Pasteur. Mot pour mot.

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