Sarah

6 minutes de lecture

Elle n’aurait jamais dû parler de ça aux flics. Jamais. Ils allaient la harceler et elle le savait. Elle savait aussi que les rêves n’allaient pas cesser. Elle l’avait compris ce matin en se réveillant.

Juste après.

Des conneries. Des trucs de télévision comme si pour elle, la fiction rejoignait la réalité. Ses copines, elles étaient amoureuses des acteurs qu’elles croisaient sur leurs écrans. Elles savaient aussi que tout ce qui était montré n’était que du cinéma. Des effets spéciaux.

Pas elle.

Pas d’effets spéciaux. Pas de maquillages d’actrices qui ressemblaient à un visage écorché. Pas de hurlements sauf ceux qu’elle entendait tout au fond d’elle et qui s’échappaient parfois. Pas de sourire après la fin du générique.

Tueurs en série.

C’était la première fois qu’elle les envisageait comme ça parce que c’est ce qu’ils étaient. Et pire que ça. Comment nommer autrement ces deux types ? Les deux bouchers, qui la hantaient depuis qu’elle était une petite fille et qu’elle avait l’âge de pleurer dans ses rêves.

Tueurs en série. Elle avait lu quelque part que c’était réservé à ceux qui avaient à leur actif au moins trois assassinats.

Trois.

Dans un intervalle de temps qui allait de quelques jours à plusieurs années. Ils devaient aussi retirer du plaisir de leurs actes. Elle était sûre que c’était le cas. Sarah jouait dans la cour des grands.

Aucun moyen d’aider les flics, car elle ne savait pas où se déroulaient ces meurtres, même s’ils semblaient avoir lieu au même endroit depuis toutes ces années. Une image la hantait. Celle d’une table de ferme posée juste à côté du sommier.

Elle avait vu le sommier. Elle avait vu les poignets attachés aux barreaux. Elle avait senti la douleur dans les mains. La rugosité de la planche où ils les avaient clouées. Elle avait vu les yeux verts qui l’appelaient à l’aide.

Toujours des yeux verts. Toujours cette odeur bizarre. La même que celle de la menuiserie où l’avait emmenée son père quand il avait décidé de fabriquer des meubles de cuisine.

Du bois. De la résine. Celle qui collait sur les doigts. Elle avait senti l’odeur du bois.

Elle était sûre de ça. À chaque fois. Comme une corde qui la reliait à ces filles mortes et enterrées.

Mortenterrées. Mortenterrées. Mortenterrées.

Elle sentit les larmes qui coulaient sur ses joues et elle sentit l’odeur de la forêt et elle renifla bruyamment et elle tendit la main vers la boite de mouchoirs en papier en permanence posée sur la table de la cuisine.

Elle se moucha et en extirpa un second pour s’essuyer les yeux.

Les mouchoirs, ça servait à tout.

– Arrête de chialer Sarah. C’est pas en chialant que tu vas les aider. C’est pas non plus en chialant que tu vas les retrouver. Il y a sûrement autre chose à faire. Suffit juste de trouver comment.

Elle savait qu’elle était à deux secondes d’avoir l’idée.

L’idée. Elle saisit son smartphone et fit défiler les contacts jusqu’au numéro du psy.

– C’est Sarah.

– Je sais Sarah. C’est inscrit sur mon téléphone. Je t’écoute…

Ça c’était son truc à lui. Il commençait toujours ses phrases comme ça. Elle lui avait demandé pourquoi, il y avait longtemps, et sa réponse avait été très claire. Il ne souhaitait pas prendre l’initiative de la conversation.

– Vous connaissez quelqu’un qui fait de l’hypnose ?

– De l’hypnose ?

– Ben ouais. Vous savez le truc qui endort les gens et leur fait faire n’importe quoi.

– Je sais ce que c’est que l’hypnose Sarah. Je me reliais juste à mon cerveau pour rechercher un thérapeute que je connaîtrais et qui travaillerait de cette manière.

– Vous êtes toujours obligé de répondre avec des trucs compliqués à des questions simples ?

Elle entendit le sourire à l’autre bout du fil.

– Toujours Sarah. Déformation professionnelle. Et pour répondre à ta question, je connais quelqu’un. C’est une femme. Elle a très bonne réputation. Elle ne fait pas de numéros de cirque, ce qui est plutôt une bonne chose, mais elle devrait pouvoir t’aider. C’est drôle que tu me parles de ça maintenant.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a trois ans, au début de nos entretiens, je t’avais proposé de te faire rencontrer cette thérapeute pour avancer un peu. Tu avais refusé.

– Je m’en souviens pas Docteur.

– Je t’ai dit un millier de fois que je ne suis pas docteur. Mon diplôme n’est pas reconnu par la médecine classique.

– Ouais, mais j’ai jamais su comment vous appeler. C’est sans doute pour ça que je vous appelle pas d’ailleurs. Vous la connaissez cette nana ?

– Ce n’est pas une nana, Sarah. C’est une thérapeute reconnue dans son domaine.

– Ben c’est bien une nana, non ? Une thérapeute c’est une fille, une femme, une nana.

– D’accord. Tu as de quoi noter ?

– Vous avez qu’à m’envoyer sa carte par SMS. C’est plus simple.

– Sa carte par SMS. On peut faire ça ?

– Laissez tomber. Je vous écoute.

Elle avait attrapé le carnet, le retourna et nota sur la dernière page, à l’envers.

– Marie Ruel. Je vais l’appeler. Merci Toubib.

Elle raccrocha en entendant le rire de son interlocuteur.

Marie Ruel.

Elle alluma son ordinateur et effectua quelques recherches sur le web pour voir à qui elle allait confier ses secrets et la photo s’afficha et elle se trouva face à une femme d’une cinquantaine d’années, aux grands yeux cachés par des lunettes légèrement teintées.

Quelques références, des témoignages de patients qu’elle avait aidés. Surtout des femmes apparemment, comme si les femmes se confiaient plus volontiers que les hommes à ce genre de thérapeute.

« Elle est idiote ta remarque », songea-t-elle.

Le site comportait très peu de choses. Un lien pour les contacts possibles, avec une adresse mail et un numéro de téléphone en cas d’urgence.

Elle avait du mal à se considérer comme une urgence, mais elle décida de tenter le coup. Il était presque l’heure de l’apéro, et elle aurait quelque chose à raconter à Sophie et Claire. Elle avait rendez-vous à dix-neuf heures trente à la Loco, et Claire avait bien précisé qu’il fallait qu’elles soient à l’heure.

– Allô bonjour. Je peux vous aider ?

La voix était douce et Sarah se sentit instantanément en confiance. Elle ne savait pas si elle allait pouvoir l’aider, mais en tout cas, elle décida qu’elle allait lui dire ses peurs et ses cauchemars.

Comme si elle connaissait cette voix. Comme si elle l’avait entendue déjà, quelque part.

Pas possible. Juste pas possible.

– Je sais pas si vous pouvez m’aider. C’est mon psy qui m’a dit de vous appeler. En fait, c’est moi qui lui ai demandé s’il connaissait un hypnotiseur.

Le rire la surprit un peu.

– Un hypnotiseur ?

– Ben ouais. C’est pas votre boulot ?

– Si, c’est exact. C’est mon boulot. Excusez-moi d’avoir ri, mais c’est la première fois qu’on m’appelle comme ça. D’habitude les gens emploient des termes plus pompeux.

– Ah. Désolée. Je parle pas toujours super bien.

– Pas de problème. Qu’est-ce qui vous arrive ?

– C’est un peu difficile à expliquer comme ça, par téléphone. Je voudrais bien avoir un rendez-vous.

– Un rendez-vous…

– Je vous paierai, vous inquiétez pas.

– Pas du tout. Je ne m’inquiète pas. Je regarde simplement mon agenda. J’ai eu un désistement jeudi, dans trois jours. Dans la matinée. Ça vous conviendrait ?

– Ben ouais. À quelle heure ?

– Dix heures trente.

– C’est super. Dix heures trente. Je dois apporter quelque chose ?

– Je vous demande pardon ?

– Ben je sais pas, une radio de ma tête, ou autre chose.

Le rire, à nouveau, au bout du fil.

– Ce ne sera pas nécessaire. Venez comme vous êtes, ce sera parfait. À jeudi ?

– D’accord, à jeudi. Au revoir.

Elle avait raccroché. Elle regarda à nouveau la photo. Elle avait l’air sympa. Plutôt gentille. Elle avait un beau sourire. Les commentaires étaient dithyrambiques.

« Merci à vous, vous m’avez sauvé ! »

« Merci ! Grâce à vous, je vais bien, enfin ! »

« La meilleure Hypnothérapeute de France est à Saint-Étienne. Merci ! »

Et encore des lignes et des lignes de témoignages qui encensaient la femme qu’elle rencontrerait dans trois jours.

Ce serait trop beau. Qu’elle puisse extirper ses cauchemars de sa tête. Qu’elle puisse vivre sans y penser. Qu’elle puisse simplement les oublier. Oublier toutes ces filles qu’elle avait croisées au détour de ses rêves.

Toutes ces filles mortes.

Mortenterrées.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Elie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0