Louis

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On marche au milieu des genêts. On marche lentement parce que Judith a du mal à avancer. Francis est devant, et elle est juste derrière lui. Parfois, il se retourne pour vérifier qu’elle suit bien. C’est moi le dernier, alors je fais gaffe qu’elle se fasse pas mal. Elle a grossi un peu.

Pas beaucoup.

Elle a les cheveux blonds, comme Isa, mais ça sera pas suffisant. Pas suffisant pour me faire croire qu’elle pourrait être Isa et pour me faire de la peine. Je veux juste que Francis soit heureux. Elle n’a rien demandé. Elle marche.

De temps en temps, elle se retourne et elle me sourit alors je lui souris aussi. Je ne veux pas qu’elle se doute de quelque chose. Elle ne doit pas savoir. Pas avant qu’on soit arrivé.

Tu peux sentir cette odeur, Dieu. Les genêts en fleurs. C’est quelque chose que Tu ne peux pas oublier. Mais il faudrait que Tu puisses marcher.

Judith trébuche. Je la rattrape de justesse avant qu’elle ne s’affale sur les épines de pins qui jonchent le sol. Faut pas qu’elle s’abîme la peau. C’est moins joli si la peau est abîmée. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette idée. Sa faute à elle. Hier elle m’a dit qu’elle n’arrivait pas à oublier ce que Papa lui a fait.

Papa.

J’arrive à l’appeler comme ça malgré tout. Hier soir, il a dit à Maman qu’elle était à gerber. Quand j’étais petit, je croyais que les pasteurs ne disaient que des choses gentilles.

Pas vrai. Les curés peut-être, mais je suis même pas sûr.

– À quoi tu penses Louis ? demande Judith.

Je pense à rien de spécial, mais je ne peux pas lui dire ça.

– Je pense à mon père. À ce que tu m’as dit hier.

– Laisse-tomber. De toute façon, tu ne peux rien y changer. C’est comme ça.

Elle a ralenti, et Francis prend de l’avance, j’aime pas trop ça. Faut pas que je me laisse attendrir, sinon je pourrai pas faire ce que j’ai prévu.

– Je sais, je lui réponds. Je sais, mais c’est pas beau que mon père soit comme ça. Je te promets qu’un jour, il ira en prison. Pour longtemps.

– On les met en prison les pasteurs ?

– J’en sais rien.

Et c’est vrai. J’en sais rien. Je suppose que si ce qu’ils font est interdit, on peut les mettre en prison comme s’ils avaient volé quelque chose. Puisqu’ils volent quelque chose. Ils volent ce qui ne leur appartient pas.

L’innocence.

Et nous ? Et Francis et moi ? On vole aussi quelque chose. On vole aussi quelque chose qui ne nous appartient pas. Ma tête va exploser. Je ne dois pas penser trop à ces trucs. Juste voir les images du livre de Francis. Les photos prises par ces docteurs en blouses blanches.

Judith a rattrapé Francis, et on est presque à la cabane. Il va être content, parce que j’ai tout bien rangé. Tout préparé pour que nos expériences soient belles. J’ai même mis un drap tout propre sur le lit. Tout blanc, parce que le rouge du sang sur le blanc du drap, c’est beau. Un tableau de peintre comme ceux qu’il y a dans les musées. Plus beau encore, tellement plus beau.

Parce que les cris n’existent pas dans les musées. Si je peignais des tableaux, je les ferais crier. Pour que les gens ils entendent la douleur, juste derrière les couleurs.

Juste derrière.

La cabane. Francis ouvre la porte en souriant et s’efface pour laisser entrer Judith. Alors Judith elle entre et elle se tourne vers moi et elle me sourit. Je souris aussi.

C’est ça le piège. Les gens, quand ils sourient, faut que tu te méfies. Ça veut dire quelque chose derrière le sourire. Mais Judith, elle ne le sait pas encore. Comment elle saurait qui on est Francis et moi, puisqu’elle ne nous connaît pas pour de vrai. Elle ne sait pas qu’on est vivant. Elle sait juste qu’elle est déjà morte.

Elle me l’a dit.

– C’est comme s’il m’avait tuée, dedans. Quand je couche avec un garçon, j’ai tellement peur d’avoir mal, alors je sens rien. Rien du tout. Il m’a tué, ton père, Louis. Je suis morte dedans. Je crois que je ne serai jamais une vraie femme, comme mes copines qui me racontent que c’est bien. Que coucher avec un garçon, ça donne du plaisir.

Je pense à ça quand je referme la porte de la cabane. À ce qu’elle m’a dit. À ce qu’elle m’a murmuré, pour pas que les autres entendent.

– Assieds-toi Judith, il lui dit Francis.

– C’est joli cette cabane. C’est à vous ? elle demande.

Francis répond que c’est à nous.

– Juste à nous. C’est chez nous.

Il a décidé de prendre la direction des opérations, et finalement ça m’arrange. Judith, c’est ma cousine, et je suis pas sûr qu’Isa voudrait bien que je lui fasse du mal. Elle ne serait même sûrement pas d’accord, parce qu’Isa, elle aimait tout le monde et je sais qu’elle n’aurait pas voulu qu’on fasse nos expériences. Elle aurait détesté ça, mais elle n’est plus là. Elle n’est plus avec nous.

Elle est sans doute mortenterrée.

Mortenterrée.

– Pourquoi tu pleures Louis ?

C’est Judith qui demande.

– C’est rien, je réponds. Je pense à des trucs tristes. Je pense à Isa.

– Isabelle. On ne l’a jamais retrouvée, ma mère m’a dit.

– Ben non. Jamais.

Qu’est-ce que tu veux que je dise, à part que je ne sais pas où elle est.

– Personne ne sait où elle est. Peut-être qu’elle a été prise par quelqu’un pour la faire devenir une putain, il dit Francis.

– Dis pas ça !

J’ai crié. Je ne veux pas que Francis il dise des conneries pareilles. Je ne veux pas qu’Isa soit devenue une putain. Je veux qu’elle soit morte. Je veux qu’elle soit enterrée. Je veux qu’elle soit partie au paradis des anges de Dieu.

Tout là-haut.

Loin au-dessus des pins de la forêt, dans un endroit que les seuls qui peuvent y aller c’est ceux qui deviennent des anges de Dieu.

Pas nous.

Pas Francis.

Pas moi.

Pas Judith.

Pas nous.

Judith me regarde comme si j’avais crié trop fort. J’ai sans doute crié trop fort.

– T’inquiète pas Judith, il dit Francis, personne peut nous entendre. On est trop loin dans la forêt. On peut crier autant qu’on veut. On a déjà fait ça avec Louis, pour voir. Personne est venu. Personne.

Quand il dit ça, il passe le bras autour des épaules de Judith. Elle ne dit rien. Elle le regarde juste et elle lui sourit aussi.

J’ai laissé le livre sur la table. Ouvert. Et Judith le voit.

Elle se lève, et s’approche de la table, en se dégageant du bras de Francis.

– Où tu vas ? il lui demande.

– C’est quoi ce livre ?

J’aurais pas dû le laisser là. C’est une erreur et je n’aime pas quand je fais des erreurs.

– Un livre à mon père, il répond Francis.

– À ton père ?

– Ouais. Un vieux bouquin.

Elle commence à le feuilleter et je sais que ça ne va pas lui plaire. C’est une fille et les filles, elles ne sont pas comme nous pour sentir les choses. Elles n’aiment pas quand les autres ils ont mal. Elles ne savent pas ressentir la douleur et que ça leur fasse du plaisir.

Elles ne sont pas comme nous.

Le visage de Judith change au fur et à mesure qu’elle tourne les pages.

– Mon Dieu, mais c’est pas possible…

C’est idiot ce qu’elle dit. C’est des photos. Ça veut dire que c’est possible. Ça veut dire que quelqu’un a pris les photos et que quelqu’un d’autre a fait les expériences.

– T’aimes pas les photos ?

Francis demande, mais je connais la réponse déjà.

– Mais c’est horrible. C’est pas possible. C’est pas des vraies photos. Louis, dis-moi que c’est pas des vraies photos.

Pourquoi je lui dirais ça ?

– Pourquoi tu veux que je te dise ça ? Bien sûr que c’est des vraies photos. C’est des photos d’expériences pendant la guerre. Des expériences, Judith. Des expériences de docteurs.

Elle se tourne vers le mur, s’approche de la fenêtre. Encore plus près, puis elle se plie en deux et elle vomit. C’est dégueulasse. J’aime pas les vomissures. Avec Francis, on ne vomit plus depuis longtemps. La dernière fois, c’était avec la grenouille je crois.

Ça pue.

Francis se lève à son tour.

– Putain mais t’es dégueulasse !

J’étais sûr qu’il allait pas aimer ça, et la gifle résonne dans le silence de la cabane. Il a tapé un peu fort parce que Judith, elle tombe sur un coin de la table. Ça fait un drôle de bruit bizarre. Comme quand on casse un truc par terre. Un bruit qui dit qu’il y a quelque chose de pas clair.

– Merde, il dit Francis.

Il se penche vers elle. Elle est par terre et elle bouge plus. Plus du tout.

– Merde… On dirait qu’elle est morte.

C’est pas possible. Il n’a pas tué Judith comme ça. Ça veut dire qu’on n’a pas fait nos expériences. Qu’on lui a dit de venir pour rien. Que ma surprise ne sert plus à rien.

Je suis colèreénervé et ça fait longtemps que ça ne m’était pas arrivé.

– Merde Francis !

– J’ai pas fait exprès, il me dit. C’est elle. Elle a vomi et c’est dégueulasse. J’ai pas tapé fort. Juste un peu. J’ai pas fait exprès Louis.

Je sais qu’il a pas fait exprès, mais je suis quand même colèreénervé.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Il me demande et je sais pas quoi répondre. Je sais pas. C’était pas prévu comme ça, la surprise.

– Je sais pas Francis. Ça sert plus à rien qu’elle soit là. C’est plus pareil si elle est morte. Elle dira plus rien.

Il voit bien que je ne suis pas content. Il essaye de la secouer un peu, mais elle n’a pas de réaction. Pas un mouvement qui indiquerait qu’elle n’est pas tout à fait morte.

Parce qu’elle est tout à fait morte, c’est ça le truc et j’aime pas ça.

– Faut qu’on l’enterre Louis. Faut pas que les gens ils puissent la trouver.

Il a raison, si les gens la trouvent, ils vont nous mettre en prison, et ça c’est sûr.

– Mais on peut en profiter un peu tant qu’elle est encore chaude.

Je comprends pas ce qu’il veut dire. Comment tu veux profiter d’une fille si elle est déjà morte puisqu’elle ne crie pas ni rien.

– Elle est morte Francis. Elle ne bouge plus ni rien. Tu peux pas en profiter. Elle ne dira plus rien. C’est nul.

J’aime pas trop son sourire, et j’aime pas trop le regard qu’il a vers Judith.

– Ben toi, si t’as pas envie d’en profiter, c’est pas grave. T’as qu’à sortir. Juste tu m’aides à la mettre sur le lit.

Je sais pas si j’ai envie, mais Francis, c’est mon ami, et c’est même mon frère de sang, alors je l’aide.

On soulève Judith, et on la pose sur le lit. Sa tête fait un angle bizarre avec son cou. Sans doute pour ça qu’elle est morte. Francis il se déshabille.

Sa queue, elle est toute raide. Je sais pas si j’ai de la peine pour elle. Elle était morte dedans et elle est morte aussi dehors maintenant.

Alors je me penche vers elle, vers ses yeux qui sont tout grand ouverts comme si elle regardait très loin au-dessus des nuages. Très loin vers le paradis des anges de Dieu.

– T’auras pas mal, Judith. T’auras pas mal…

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