Sarah

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Elle ne se souvenait pas de tout.

Juste les visages, un peu, et les voix. Surtout les voix.

La voix. Celle qu’elle reconnaissait à chaque fois. Celle qu’elle aurait pu reconnaître si elle l’entendait dans la rue.

« T’auras pas mal… »

Une voix rauque, presque cassée. Pleine de souffrance derrière les mots. Pleine de compassion malgré les tortures infligées. Elle avait parfois l’impression de connaître celui qui parlait.

Toujours le même.

Les mêmes mots, employés encore et encore, pour justifier les exactions faites aux jeunes filles dont elle prenait la place durant quelques instants. Quelques minutes parfois.

« T’auras pas mal… »

Alors elle nota, une fois encore, sur les pages de son petit carnet, planqué dans le tiroir de la commode. Elle nota parce qu’elle ne voulait rien oublier. Elle écrivait parce que son père lui avait dit que ça l’aiderait il y a longtemps.

Mais ça ne l’aidait pas. Ça ne l’aidait pas du tout. Au contraire.

Les images se ravivaient, reprenaient des couleurs, se mettaient à exister à nouveau.

La douleur qui revenait, une douleur qu’elle ne faisait pas qu’imaginer. Les tourments de ces filles qu’elle croisait au détour de ses rêves.

La peur, omniprésente.

Récurrente, indicible.

La souffrance en ligne d’horizon. Les hurlements qu’elle poussait dans ses cauchemars.

Elle nota, fébrilement, ce qui lui restait de sa nuit.

Les yeux verts, encore.

Toujours.

Les cheveux blonds, et le visage écorché qu’elle regardait dans le morceau du miroir.

Les hurlements, et le réveil brutal, en larmes sur son oreiller, puis le temps nécessaire pour sortir de ce rêve, sortir de sa nuit.

L’impression d’étouffer, de ne plus pouvoir respirer, d’être au bout d’un chemin, au bout d’une vie.

Que tout s’arrêtait.

Elle tourna les feuillets et remonta à travers son enfance et son adolescence, jusqu’au début de son histoire.

Le début de ses souvenirs, le commencement.

Les mots qu’elle avait écrits lui explosèrent à la figure.

« T’auras pas mal… »

« T’as des yeux forêtrivières… »

À chaque page, ou presque.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais relu ce qu’elle avait transcrit après ses cauchemars. Juste écrit, puis refermé le carnet, pour ne pas revoir les images.

Pour ne pas revoir les visages.

Les blessures.

Pour ne pas entendre à nouveau les hurlements de ces filles qu’elle ne connaissait qu’à travers les nuits qu’elle avait traversées. À travers les souffrances aperçues, parfois, dans ces éclats de miroirs. Comme si les deux adolescents avaient su qu’elle était là. Comme si les deux hommes qu’ils étaient aujourd’hui la devinaient juste derrière les yeux de ces filles.

Elle n’avait jamais pu comprendre ce qui la singularisait. Elle avait fouillé les rayons des bibliothèques, ceux des librairies. Elle avait demandé, à chaque fois qu’elle avait croisé un toubib, si les enfants faisaient des cauchemars, comme elle.

Comment s’en défaire.

Elle avait perdu son temps, elle avait perdu sa scolarité au milieu de ses peurs nocturnes.

Au centre de ses cauchemars, un gâchis monumental. Celui d’une petite fille qui n’avait pas pu grandir comme les autres. Ses rêves, ceux de son enfance, mis aux oubliettes. Coincés entre les lignes de ce petit carnet qu’elle continuait à feuilleter, et son écriture qui changeait au fur et à mesure qu’elle remontait dans le temps.

Des dessins. Elle ne se souvenait pas avoir dessiné ce qu’elle voyait. Des arbres. Une cabane. Des croix. Tellement de croix. Presque à chaque page, comme un message récurrent, venu de son enfance.

« La croix de Jésus ».

Elle l’avait écrit.

Elle continua à tourner les pages. Elle sentait que les mots qu’elle avait laissés sur le papier lui indiquaient une direction à prendre, un chemin à suivre jusqu’à ces filles qui étaient quelque part.

Mortes. Mortes et enterrées. « Couchémortes. » Encore un de ces mots étranges qui lui venaient de temps en temps. Elle n’avait rien inventé. Chacune d’entre elles avait été vivante jusqu’au moment où elle l’avait rêvée en train de mourir.

La sonnerie du téléphone.

– Allô ?

– Sarah ?

– Ben Maman, t’as souvent téléphoné ici sans que ce soit moi qui décroche ?

– Bon anniversaire Sarah. Tu vas bien ?

Sa mère ne releva pas la pointe d’agacement de sa fille.

– Merci Maman. C’est gentil. Ça va. T’inquiète pas.

– Si tu me dis de ne pas m’inquiéter, c’est que tu as encore fait ces cauchemars. Mon Dieu, ça ne s’arrêtera jamais.

– C’est compliqué, mais c’est pas si souvent… Il y a juste eu un truc bizarre cette fois.

Elle entendit l’hésitation de sa mère derrière le silence qui s’installait.

– Un truc bizarre ?

Elle ne savait pas comment annoncer à sa mère qu’elle avait vu la fille comme si elle la regardait et qu’elle était juste en face d’elle.

– La fille, dans mon rêve, je l’ai vue.

– Tu les vois à chaque fois Sarah.

– Je l’ai vue en vrai Maman. En vrai, je veux dire. Dans ma tête. Comme une photo dans un journal. C’est une fille qui a sûrement disparu. Quelqu’un doit la chercher. Je sais pas où mais c’est la première fois que j’ai cette impression Maman. La première fois que ce n’est pas qu’une image sortie d’un rêve. Et je sais pas quoi faire.

– Va voir la police Sarah. Va le dire à la police. Peut-être que tu peux les aider à la retrouver.

Après quelques minutes, elle se rendit compte qu'elle n’aurait pas dû venir.

On était en 2016, et les histoires de sorcières, les flics, ils n’y croyaient pas. En même temps, mille ans plus tôt, ils l’auraient condamnée au bûcher.

– J’ai un peu de mal à vous suivre.

Elle regarda le flic comme s’il était demeuré.

– Comment ça vous avez du mal à me suivre ? J’ai dit quelque chose que vous n’avez pas compris ?

– C’est ça. Votre histoire de fille disparue mais que vous pourriez reconnaître, je ne comprends pas.

Elle allait péter un câble. Comme sur la terrasse du café, quand elle avait vrillé avec les deux vieilles.

– Vous avez un supérieur qui a dépassé la classe de sixième avec qui je pourrais discuter ? S’il vous plaît. Je vous promets d’être polie et respectueuse. Je suis juste fatiguée.

Le flic saisit son téléphone, composa un numéro, et après quelques secondes demanda à son interlocuteur de le rejoindre dans son bureau.

– Peut-être quelqu’un qui connaît une des filles sur lesquelles tu enquêtes.

Il raccrocha sans regarder Sarah. Quelques instants plus tard, la porte vitrée laissa entrer un type, dans la cinquantaine, lunettes d’écailles, costume trois-pièces, et barbe de plusieurs jours, avec le ventre en avant. L’air épuisé du flic qui bossait jour et nuit, mais elle n’avait pas le choix. Elle avait demandé à faire venir quelqu’un d’autre. Il s’assit à côté du premier et se pencha vers elle. Il empestait le café et le tabac froid à deux kilomètres.

– Vous connaissez Justine Billoux ?

Sarah se recula légèrement, et comprit qu’il parlait d’une fille disparue.

– Elle est morte, je crois. En fait, je suis sûre qu’elle est morte.

– Je vous demande pardon ?

Ça n’allait pas être facile à expliquer.

– Depuis que je suis petite, je fais des cauchemars. Je rêve de meurtres, de tortures, ce genre de choses.

Les deux policiers la regardaient comme si elle était dingue, et ils n’étaient d’ailleurs pas très loin de la réalité quand elle y réfléchissait.

– Des meurtres, des tortures ? Vous pouvez expliquer ?

– Les filles, je les ai vues en rêve. J’ai vu qu’ils les enferment quelque part. Une caisse, je crois. Il faisait noir. Et puis j’étouffais.

Le regard du flic n’échappa pas à Sarah.

– Vous me croyez pas. Je dois vous sembler complètement barge en fait, mais jusqu’à présent c’étaient que des cauchemars. Juste des cauchemars. C’est la première fois que j’ai cette impression que ça peut se passer aujourd’hui. La première fois.

– Les filles ? Il y en a plusieurs ?

Elle poussa un profond soupir et attrapa la bouteille qu’elle avait prise au distributeur en entrant dans le commissariat. Elle but une longue gorgée et la reposa sur le bureau. Passa la main sur les traces d’humidité, comme pour se donner une contenance.

– Ça m’arrive de temps en temps. Depuis que j’ai six ans, je fais ces cauchemars où je vois des filles torturées, tuées, et je prends leur place. Je vois ce qu’elles voient, et j’entends ce qu’elles entendent. Je ressens comme elles, la peur, la douleur. Leurs pensées parfois. Je me souviens d’une chanson qui m’a poursuivie pendant plusieurs semaines.

– Une chanson ? demanda le plus âgé des deux flics.

– Vous me croyez ?

– On va dire que pour le moment je vous écoute. Une chanson ?

– Une chanson sur le Sud, de je sais plus qui. J’ai oublié son nom. C’est pas de ma génération.

– C’est de la mienne. « On dirait le Sud » de Nino Ferrer ?

– On dirait le Sud, le temps dure longtemps… C’est ça. Cette chanson, je l’ai eue dans la tête pendant des jours, juste le refrain. J’arrivais pas à m’en défaire. Je me levais le matin, et j’avais le visage de cette fille dans la tête. Elle a été écorchée vive. Je sais pas qui elle est. Je ne l’ai jamais vue nulle part. Mais je suis sûre que je ne les invente pas, ces filles. Ça fait quatorze ans que ça dure. Quatorze ans. C’est long quatorze ans quand je m’attends à ce cauchemar presque toutes les nuits.

Le policier la dévisageait sans mot dire. Elle avait l’air d’être au bout du rouleau. Ce fut sans doute ce qui le décida. Il se pencha vers elle et la regarda dans les yeux.

– Je vous crois Mademoiselle. Je vous crois. On va essayer de comprendre ce qui vous arrive, mais je ne suis pas persuadé que ce soit d’un flic dont vous ayez besoin.

Elle le savait. Elle voulait juste que ça s’arrête.

– Qu’est-ce qui vous a décidé à venir au commissariat ?

– Je ne sais pas. J’ai pensé que vous aviez peut-être un livre de photos avec les visages de celles que vous recherchez. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à votre collègue. C’est peut-être les filles que j’ai vues dans mes cauchemars. Les filles dont j’ai pris la place pendant quelques minutes. C’est horrible. À chaque fois, c’est horrible.

Sarah se rendit compte que ses yeux débordaient de larmes.

– Je sais qui leur fait du mal à toutes ces filles.

– Toutes ces filles ?

– Dix-sept. Dix-sept cauchemars. Dix-sept meurtres. J’ai tout noté sur un carnet. Je les note depuis la première fois. Mon père m’avait dit que ça m’aiderait mais ça n’a jamais marché. J’ai eu beau noter à chaque fois, les cauchemars n’ont jamais disparu.

– Et votre père, qu’est-ce qu’il en pense aujourd’hui ?

– Il en pense plus rien. Il est mort.

– Pardon, excusez-moi. Je suis désolé.

– Ben en même temps, c’est pas de votre faute.

Le cynisme de Sarah interpella le vieux flic.

– Dix-sept ? Et à chaque fois, vous avez vu quelqu’un de différent ?

– Oui. À chaque fois. Que des filles, jeunes, blondes, et avec des yeux verts. Mais j’ai pas vu leur visage à chaque fois. Seulement quand ils se servaient de morceaux de miroir ou de choses qui reflétaient.

– Vous avez vu le visage de l’assassin ?

– Des assassins. Ils sont deux. Depuis quatorze ans, je les vois. Je les ai connus adolescents, et je les ai vus grandir. Vous imaginez ça ? J’ai vu grandir ces types qui massacrent ces filles et je ne peux rien faire. Je ne peux rien faire du tout. Juste regarder. Juste pleurer.

Des larmes à nouveau. Elle n’aurait pas dû venir. Elle ne pouvait rien faire pour les aider. Elle avait juste vu cette fille. Elle avait juste entendu les mots.

« Faites-moi sortir ! C’est tout noir ! Faites-moi sortir ! »

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