Louis

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Un an que j’ai pas vu Francis. Toute une année entière. C’était le jour de mon anniversaire. Quand on a fait notre première expérience sur une fille.

Le jour du premier meurtre.

Parce que c’était un meurtre, même si on s’est caché derrière autre chose. Le soir, quand on est rentré chacun de notre côté, on n’a même pas eu besoin de se promettre de ne rien dire.

Pas la peine.

On savait tous les deux qu’on risquait de finir en prison pour le reste de notre vie si on racontait ça à quelqu’un. Et notre vie n'était pas finie. On avait encore des choses à faire.

Sans doute ce jour-là qu’on a compris, lui et moi, qu’on avait trouvé ce qui nous rendrait heureux.

La souffrance. La douleur faite à celles qui allaient croiser notre chemin. On a décidé tous les deux de ne plus se voir pendant un moment. Le temps de grandir un peu.

Devenir plus fort.

J’ai eu quinze ans la semaine dernière. Je mesure plus d’un mètre quatre-vingts. Papa ne me touche plus, mais je sais qu’il le fait avec d’autres enfants. Certains soirs, quand il rentre du Temple, il a le visage serein. Le visage qu’il avait quand il se relevait.

Après moi.

Après Judith aussi. Judith, que je vois de temps en temps. Elle vient passer ses vacances ici, mais elle n’a plus peur. Je crois qu’elle sait qu’elle est trop grande pour que mon père lui fasse du mal à nouveau.

Elle a eu dix-sept ans. On n’a jamais parlé de ce qu’il lui avait fait.

Jamais.

Je sais qu’elle sait pour moi aussi. Je sais le mal que ça lui a fait. Le mal en dedans et le mal en dehors. Le dehors, ça se voit.

Elle est devenue grossénorme pendant un moment, puis elle est redevenue maigresacd’os.

Puis grossénorme.

Puis maigresacd’os.

Ils l’ont mise dans un hôpital pour la guérir de ça.

Tu parles.

Elle n'a jamais guéri vraiment. Sa mère a dit à la mienne qu’elle était anorexique. J’ai regardé dans l’encyclopédie du lycée et j’ai vu ce qu’ils disent là-dessus. Suis pas sûr qu’elle soit anorexique. Ils disent que ça vient de problèmes psychologiques. Que les sujets, comme ils disent, font aussi des crises de boulimie.

Je mange, je vomis.

Je mange, je vomis.

Je crois qu’elle n'est rien du tout. Je crois qu’elle est juste blessée dedans et qu’elle se fait des couches pour pas que les autres le voient. Pour pas que les autres la touchent encore.

Des couches.

Et puis quand les couches sont trop épaisses, elle les enlève en se faisant vomir pendant des jours, et en ne mangeant plus rien.

Elle est venue la semaine dernière, pour mon anniversaire. Pour passer quelques jours. Pour être un peu avec sa tante et apprendre la couture. Elle veut être couturière, elle a dit à sa mère.

Comme ma mère. Sauf que ma mère, elle ne coud plus depuis longtemps. Elle était couturière quand elle a rencontré mon père. Elle me l’a dit une fois. C’est lui qui a voulu qu’elle arrête de travailler. Pour qu’elle s’occupe des enfants.

Des enfants.

Parce que ma mère, elle a eu des enfants. Elle ne me l’a pas dit tout de suite. Sans doute que j’étais trop petit pour comprendre. Je ne sais pas pourquoi ma sœur est morte quand elle était tout bébé.

Je le sais, mais je ne veux pas que ce soit ça.

Je ne veux pas que ce soit à cause de mon père. Si c’est ça, je le tuerai morenterré.

C’était avant que je sois né. Je n'ai pas connu ma sœur. Elle s’appelait Marie, elle m’a dit ma mère. Et Marie, c’est un joli nom.

Parfois, je pense à elle, mais pas souvent. On ne peut pas penser à des gens qu’on n’a pas connus de vrai.

Elle, Marie, je l’ai pas connue de vrai. Pas comme Judith. Judith elle dort dans ma chambre, et moi sur le canapé du salon. Ça ne me gêne pas. Je suis plus près de la porte si je veux sortir.

Judith elle est maigresacd’os en ce moment. Comme ma mère.

J’avais jamais pensé à ça avant. Qu’elles se ressemblent toutes les deux. Comme des sœurs jumelles qui seraient pas des sœurs vraiment. Comme si l’une d’entre elles était née avant.

Bien avant.

Hier j’ai pris ma décision. Me sentir vivant à nouveau. C’est pour ça que j’attends devant chez Francis.

Avec Judith.

Il doit être sept heures du matin. J’ai pas regardé la pendule de la cuisine, mais j’avais dit à Judith que je lui montrerais un secret si elle me réveillait de bonne heure. C’est elle qui m’a réveillé tout à l’heure. Elle était habillée et tout.

Prête pour partir à l’aventure.

– On va où ? elle m’a demandé.

– Tu verras, c’est une surprise. On va aller chercher Francis d’abord. Il va venir avec nous.

– Je l’aime pas trop ton copain Francis. Il est beau, mais il est bizarre. C’est lui qui est boucher ?

– Ouais, c’est lui. Mais là, il est en vacances, comme moi.

Quand on est arrivé devant chez lui, il faisait presque jour. Pas de lumière dans la maison. J’ai dit à Judith de m’attendre. Que j’allais le chercher.

Elle a dit oui.

La porte de la maison n’est jamais fermée à clé. Ici, au Mazet, on ferme pas les portes. Pas la peine. On se connaît tous, et les gens s’annoncent avant de rentrer. Ils frappent ou ils crient. On n’est jamais surpris par quelqu’un qu’on n’attendait pas. Quand je frappe, personne ne répond, alors je pousse la porte.

Les escaliers, face à moi. Je connais la maison par cœur. J’y suis venu si souvent que c’est presque un autre chez moi. Sans doute parce que le mien de chez moi, je m’y suis toujours senti un peu étranger. Quand on se fait violer par son père et qu’on n’est qu’un gamin, on a du mal à se représenter sa maison. Je me souviens d’un dessin que ma mère avait collé sur le frigidaire avec du scotch.

Elle en était très fière. J’avais dessiné mes parents.

Sur la maison, il y avait une croix, comme sur un clocher d’église ou sur un temple. Ma mère, dans une chambre, à l’étage, et mon père en bas. Des nuages, des éclairs, un chemin qui serpentait dans la forêt. Les arbres.

Et moi.

Sur le chemin. Couchémort.

Et moi encore. En haut dans la maison. Couchémort.

Moi dans la forêt. Couchémort.

Ma mère n’avait pas vu.

Elle avait cru que j’avais simplement dessiné plusieurs enfants. L’envie d’avoir des frères et sœurs, elle avait dit à mon père. J’avais fermé les yeux, je me souviens, pour ne pas entendre ce qu’elle disait à mon père.

Et pour ne pas entendre ce que mon père disait à Dieu. Pour ne pas voir ma sœur que j’entendais pleurer comme si j’avais été là. Elle pleurait dans mes cauchemars. Comme moi quand mon père me violait.

Je sais plus quel âge j’avais.

J’étais petit. Tellement petit.

Tellement fragile aussi.

J’ouvre la chambre d’Isa. Francis dort profondément. Il faut que je le réveille doucement pour ne pas qu’il se mette à crier. Il serait capable de réveiller son père, et ce n’est pas une bonne idée. Pas la peine de le secouer beaucoup pour qu’il ouvre les yeux.

– Louis ? Qu’est-ce tu fais là ?

– Suis venu te chercher. J’ai une surprise.

– Une surprise ?

– Ouais. Ça va te plaire. On va à la cabane.

Il me jette un regard étonné mais ne pose pas de question. Il se lève sans bruit, et me suit dans le couloir.

– Tu peux faire du bruit un peu. Mon père était bourré hier soir. Il entendra rien.

Il s’habille en vitesse et enfile ses chaussures, avant de refermer la porte d’entrée sans la claquer, contrairement à son habitude. On aperçoit la silhouette de Judith devant la barrière mais Francis ne la reconnaît pas. Il ne l’a vue que très peu, et elle était encore une enfant.

– C’est qui ?

– C’est Judith. Tu la reconnais pas ?

– Ben non. Il fait nuit encore Louis, et elle est plus grande que je croyais. Pourquoi elle est là ?

– Pour la surprise, Francis. C’est elle, la surprise. Personne nous a vu partir. Mes parents dorment, et je me suis dit que ce serait une belle expérience.

Les yeux de Francis sur moi. Ses yeux qui pétillent tellement il y a de la lumière dedans.

– T’es content ? je lui demande.

– Ben ouais. Mais tu veux faire comment ?

– On va l’emmener voir la cabane. Je lui ai dit qu’on allait lui montrer un truc chouette. Que ça lui plairait.

On s’est rapproché de Judith. Elle regarde Francis avec méfiance, mais celui-ci lui fait un sourire qui fait tomber ses barrières. Comme les autres filles, elle doit le trouver beau. Ils ont presque le même âge tous les deux. Peut-être qu’elle s’imagine que j’ai inventé ce rendez-vous pour qu’ils fassent connaissance. Elle se goure. Je sais que c’est pas bien, mais tant pis.

Il faut que Francis et moi on vive. Il faut qu’on respire. Il faut qu’on soit qui on est vraiment.

– Salut Francis, elle lui dit.

– Salut Judith. Je savais pas que t’étais chez Louis.

– Pour les vacances, et pour son anniversaire. Je vais apprendre la couture avec sa mère.

Francis me regarde en souriant.

– C’est chouette la couture, hein Louis ?

– Ouais, c’est chouette, je réponds.

Je passe devant. Je sais par où passer. Je suis retourné plusieurs fois à la cabane sans le dire à Francis depuis un an. Je voulais vérifier si le trou qu’on avait creusé pour mettre la fille ne se voyait pas, au cas où quelqu’un se baladerait dans le coin. Faut dire qu’on avait creusé profond. Des heures, on avait mis. Des heures et des mètres cubes de terre. Je me souviens plus comment elle est morte. Je me souviens juste de ses mains clouées sur la planche.

De ses pieds aussi.

De la croix qu’on avait fabriquée.

De ses cris. De ses hurlements étouffés par ma main sur sa bouche quand Francis avait coupé la peau pour voir comment c’était dessous.

De la vie qui avait jailli de moi.

De nos sexes dressés.

Juste comme maintenant.

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