Isa

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Elle n’aimait pas quand elle se réveillait aussi tôt.

Obligée de se lever sans faire de bruit parce que ses parents ne voulaient pas qu’elle descende ces escaliers qui grinçaient comme un pont de bateau dans la tempête. Elle supposait, parce qu’elle n’était jamais montée sur un bateau.

Pas de bruit, c’était facile à dire, mais pas simple, même si elle connaissait la maison par cœur. La porte de sa chambre, qu’il fallait ouvrir en la soulevant légèrement, sinon un bruit qui ressemblait à un miaulement de chat se faisait entendre. Sa mère avait demandé plusieurs fois à son père de réparer ça, mais il ne l’avait pas encore fait. Comme si ça les arrangeait de pouvoir surveiller les allées et venues de leur fille. Elle avait onze ans maintenant.

Presque douze. Douze ans, elle n’était donc plus une petite fille. Elle aurait du avoir le droit de sortir sans demander l’autorisation à chaque fois.

Pas de bruit. Le couloir. Elle devait être attentive. Le moindre frôlement pouvait réveiller Francis. Il avait le sommeil léger quand le matin approchait. Quant à ses parents, le leur était plus lourd. D’autant que son père s’était endormi hier après avoir bu quelques verres de whisky. En général, après le troisième, il dormait jusqu’à ce que le soleil pénètre dans leur chambre, d’autant qu’aujourd’hui on était samedi et qu’il ne travaillait pas.

Elle avait entendu les coups hier soir. Les cris aussi.

Parfois, elle aurait voulu être un garçon pour pouvoir l’empêcher de faire ça. Un garçon comme Louis. Costaud. Elle savait que Francis était encore trop faible. Son frère lui faisait peur parfois, mais parce que ses yeux regardaient ailleurs.

Dans le noir.

Il voyait les monstres qui étaient dans la cave où elle n’allait jamais. La cave. Le seul endroit de la maison où elle ne suivait pas son frère. Encore quelques pas, et elle serait à l’escalier. Jusqu’à présent, pas un bruit n’avait troublé le silence de la maison. Elle était plutôt contente.

Passer à l’extérieur, près de la rambarde. Sauter la cinquième marche. C’était la pire. Un mouvement la fit hésiter. Comme si quelqu’un avait bougé derrière elle.

Elle se retourna et surveilla le couloir. Elle avait dû rêver. Elle n’avait aucune idée de l’heure. Elle n’avait pas remonté son réveil hier soir, et il s’était arrêté pendant la nuit. Elle dut attendre d’être dans le hall pour jeter un œil à l’horloge qui leur venait de sa grand-mère.

Immuable, le tic-tac marquait les heures passées dans la maison. Elle était pied nus, et le froid la fit frissonner quand elle passa de la dernière marche au carrelage du hall d’entrée.

Cinq heures du matin. Il était vraiment tôt. Elle se dirigea vers la salle de bains pour récupérer les vêtements qu’elle avait déposés hier en prévision de sa sortie matinale, comme si elle avait su qu’elle serait la première levée.

Toujours pas un bruit, mis à part les craquements des poutres, rongées par les capricornes.

Le charpentier qui était passé la semaine précédente avait dit à son père qu’il fallait faire quelque chose, avant que les larves aient tout mangé et que le toit leur tombe sur la tête. Mais il lui avait dit aussi que ça risquait de prendre quelques années encore. Ils avaient donc trinqué dans la cuisine et pris rendez-vous pour le mois prochain.

Isa aimait bien le charpentier. Il lui faisait penser à Louis. Imaginer Louis. Grand et fort comme le serait son amoureux. Grand et fort.

Il ne la taperait jamais, et elle le savait. Elle le savait parce que c’était écrit dans ses yeux à quel point il était amoureux d’elle. Il l’avait dit à Francis, et Francis le lui avait répété.

Sous le sceau du secret.

Elle enfila la robe que Louis préférait. Une robe verte. Comme ses yeux, il lui avait dit.

Forêtrivière.

« Tes yeux, ils sont forêtrivière »

Elle adorait les mots que Louis inventait parfois. Des mots nouveaux, qu’elle n’avait jamais entendus auparavant. C’était Louis. C’était son amoureux.

Pas de lumière dans la maison. Le soleil ne se lèverait que dans quelques heures. Elle pénétra dans la cuisine et ouvrit sans bruit le sac à pain. Le frigo, où elle saisit le pot de confiture de myrtilles.

Encore ce claquement au-dessus d’elle dans la chambre de Francis.

Elle l’aurait entendu s’il s’était réveillé. Il sautait toujours du lit bruyamment avant de chercher ses pantoufles qu’il jetait le soir à travers la chambre. Une habitude qu’il avait depuis qu’il était petit d’après sa mère. Elle tendit l’oreille mais n’entendit pas le claquement caractéristique des talons de son frère sur le plancher de la chambre. Il devait dormir encore.

Elle avait sans doute entendu la charpente.

Ou un des monstres de la cave.

Voilà. C’était dit.

Elle avait la trouille maintenant. Elle se trancha une large tartine et la recouvrit avec délice de la confiture que sa mère fabriquait tous les automnes, avec les myrtilles qu’elle et Francis allaient ramasser chaque matin. Elle aimait ces moments où elle et son frère étaient seuls, au cœur de la forêt. Ces moments qu’ils partageaient de plus en plus et que Francis appréciait au moins autant qu’elle. Elle adorait avoir un grand frère. Elle savait qu’il ne lui arriverait rien tant qu’il serait là.

Les grands frères protégeaient les petites sœurs.

C’était comme ça que ça marchait. Il le lui avait dit une fois, lors d’une conversation comme celles qu’ils avaient fréquemment. De longues discussions, sans personne pour les juger où les écouter.

Toujours aucun bruit dans la maison. Elle enfila la veste de laine, tricotée par Mamie Gilberte. Elle adorait Mamie Gilberte. Elle sentait toujours bon, une odeur de gâteau, comme ceux qu’elle passait ses journées à confectionner et qu’elle leur déposait dans l’après-midi, pour le goûter.

Quand Papy leur en laissait.

La porte s’ouvrit sur l’air froid du dehors, et elle frissonna. Fermer les boutons de nacre de la veste. Tirer la porte sur elle, et ne pas la claquer.

Le matin était à elle.

Si elle se débrouillait bien, elle serait revenue avant que la maison ne soit éveillée, et donc avant que son père ne s’aperçoive qu’elle était allée se promener.

Sinon, elle savait qu’il allait crier. Juste crier. Il ne la frapperait pas, mais c’est sur sa mère qu’il se vengerait. Il faisait ça à chaque fois.

Isa ne comprenait pas pourquoi il était comme ça avec leur mère. Elle croyait que les maris et les femmes, c’était pour le meilleur et pour le pire. Sa mère, elle n’avait que le pire.

Louis.

Jamais il ne serait comme ça.

Jamais.

Elle emprunta le sentier qui menait chez son amoureux. Il n’était sans doute pas réveillé, mais elle pourrait l’imaginer endormi dans sa chambre, au premier étage. La lune éclairait le chemin et lui permit de marcher sans trébucher jusqu’à la grange de la maison du pasteur. Une chouette la salua au passage.

Le cri caractéristique des hulottes. Elle avait lu à l’école qu’avant les paysans les clouaient sur les portes des granges pour conjurer le mauvais sort. Elle était heureuse de savoir que ça ne se faisait plus. Elle n’aurait sans doute pas supporté cette pratique.

Clouer un animal sur une porte. Quelle horreur.

Comme le Jésus des églises.

Les hommes étaient bizarres. Elle s’approcha un peu plus près de la maison de Louis.

Pas une lumière. Elle savait pourtant que le pasteur se levait tôt. Ses conversations avec Dieu sans doute qui devaient avoir lieu quand les autres dormaient encore. Elle se demanda s’il parlait vraiment à Dieu. Et elle se demanda si Dieu lui répondait.

C’était le plus difficile à croire.

Qu’Il réponde. Louis lui avait dit que c’était des conneries. Dieu, tout ça, il lui avait dit que c’était des conneries. Il était en colère quand il le lui avait dit, comme si Dieu lui avait fait quelque chose.

Le coup la surprit.

Un coup énorme sur la tête et elle perdit connaissance, et Dieu n’était pas là.

Personne pour la protéger. Juste la nuit qui la recouvrit.

Juste le noir qu’elle avait aperçu dans les yeux de Francis.

Le noir où vivaient les monstres de la cave.

Quand elle s’éveilla, elle avait la figure dans les aiguilles de pins, et elle sentait quelqu’un sur elle et elle avait froid, et elle avait froid parce qu’elle était toute nue et elle avait mal aussi.

Elle avait mal dedans. Elle avait mal parce que quelqu’un enfonçait quelque chose en elle.

Alors elle cria.

Un coup encore. Un coup qui lui enfonça le visage dans la terre humide. La terre qui l’empêchait de hurler, parce qu’elle avait rempli sa bouche. Alors la douleur encore et les aiguilles qui la blessaient et celui qui était sur elle était tellement fort.

Tellement plus fort qu’elle.

Elle ne pouvait pas bouger, et elle ne pouvait que subir et elle ne comprenait pas.

Comment comprendre la douleur quand on était une petite fille de presque douze ans.

Comment pouvoir simplement imaginer qu’on pouvait être brisée par les monstres qui peuplaient la cave de la maison, et par ceux qui vivaient dans la forêt.

Le bruit de l’eau et l’odeur de la mousse et le froid de la terre meuble sous son corps déchiré, et un coup, encore.

Elle ne sentait plus la douleur alors elle s’enfonça à nouveau dans le noir.

Dans la cave.

Elle ouvrit les yeux et il faisait noir, tellement noir et elle avait mal, tellement mal.

Le mal en dedans.

Il faisait noir, tellement noir, et elle pouvait à peine bouger et elle était coincée.

Coincée.

Elle posa ses mains autour d’elle.

Tout autour d’elle.

En bas, en haut, sur les côtés.

Ses mains frappèrent sur les planches.

Elle hurla.

« Faites-moi sortir ! C’est tout noir ! Faites-moi sortir ! »

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