Sarah

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– Un cauchemar. Encore un. Un putain de cauchemar.

Elle avait lu dans un bouquin l’histoire de cette nana qui souffrait de narcolepsie. Elle s’endormait, n’importe où, n’importe quand, et elle rêvait. Elle se réveillait sans douleur, sans peur. Elle rêvait.

Mais Sarah, elle, ne rêvait pas. Les histoires que lui racontaient ses cauchemars n’étaient que des histoires d’horreur. Des histoires tristes. Des histoires de morts, de souffrances, de tortures.

Juste des histoires, elle avait cru au début. Elle avait cru ce qu’on lui disait.

– T’inquiète pas Sarah. C’est rien.

Elle se réveillait en hurlant, et ses parents se précipitaient pour la consoler. Même ça, ce n’était pas confortable. Quand elle leur en parlait, ils l’écoutaient, puis tentaient de la rassurer.

– C’est un cauchemar, Sarah, un mauvais rêve. Si tu te rendors en pensant à quelque chose de bien, ils finiront par disparaître.

Ça n’avait pas marché. Ça n’avait jamais marché. Elle avait essayé. Se rendormir en pensant à des jolies choses. Des fleurs, des chats. Elle avait toujours aimé les chats. Mais elle imaginait des petits chats, découpés en morceaux. Les cauchemars n’avaient pas cessé.

Jamais.

Pas de récurrence. Jamais le même. Comme si ce qu’elle voyait durant ses nuits ne lui était donné qu’une seule fois. Comme des messages venus d’ailleurs.

La première fois, elle avait six ans. C’était la nuit précédant son anniversaire. Elle s’était réveillée en hurlant pour qu’on la fasse sortir.

« Faites-moi sortir ! C’est tout noir ! Faites-moi sortir ! »

Elle se souvenait encore aujourd’hui de l’inquiétude de sa mère. De la chaleur de ses bras. Elle pensait souvent à sa mère. À sa tendresse. À la compassion dont elle faisait preuve au sortir de ces nuits entrecoupées de visions d’horreur qu’elle n’arrivait parfois même pas à décrire.

Son père, plus pragmatique, qui cherchait une explication rationnelle à ce qu’elle leur décrivait parfois. Il n’en trouvait pas. Il avait beau tenter de faire le lien avec des événements dont elle avait pu être témoin pendant la journée, ça ne marchait pas.

Jamais. Ses parents étaient profs. Jusqu’à l’accident. Parce qu’après l’accident, ils n’avaient plus jamais enseigné. Son père parce qu’il était mort sur le coup, encastré dans le pare-brise, et sa mère parce qu’elle n’avait jamais pu reprendre le travail.

Sarah avait vingt ans ce matin.

Vingt ans.

Elle n’avait pas fait de cauchemars depuis l’année dernière. Pas un seul. Elle avait presque commencé à espérer que cette malédiction avait disparu. Quatorze années de souffrances partagées avec celles qui peuplaient ses visions. Parce qu’elle ne voyait que des femmes.

Jeunes. Blondes. Des yeux verts. Des yeux « forêtrivière ». Elle avait entendu ce mot bizarre, une fois ou deux. Comme si quelqu’un le lui avait murmuré dans l’oreille. Encore cette nuit. Une voix douce, un peu rauque.

– T’as des yeux forêtrivière…

Quatorze années à se poser des questions sur la réalité de ce qu’elle percevait, de ce qu’elle ressentait à travers le corps de celles dont elle prenait la place pendant quelques minutes. La réalité de ces adolescents qu’elle entendait à chaque fois. Elle les avait vus, comme un reflet dans un miroir. Toujours les mêmes.

Mais pendant toutes ces années, ils avaient grandi. Ils étaient devenus des hommes. Des hommes qui lui paraissaient être l’incarnation du mal absolu. Leurs sourires. Les rires qu’elle entendait parfois. Le bruit de la peau qu’on découpait, des os qu’on cassait. L’odeur du sang.

De son sang.

Juste quelques minutes. Elle ne restait jamais longtemps. Trop difficile. Et la douleur la réveillait. Et la peur. Et le noir.

Trois années à foncer chez ce psy qui tentait désespérément de l’aider.

– Je croyais que j’allais être tranquille. Que ça allait me foutre la paix pour de bon. Mais ça s’arrêtera jamais.

– Il s’agissait de quoi cette fois-ci ?

– Je me souviens pas.

Il la regarda avec un petit sourire. Il n’était pas un adepte du divan, mais plutôt de la confrontation brutale. À l’anglo-saxonne. Mettre le patient devant ce qu’il ne voulait pas voir, même si parfois la boite de kleenex qu’il déposait sur la petite table de verre face au canapé ne finissait pas la séance.

– Mais encore ?

– Je me souviens pas vraiment.

– Sarah, tu t’en souviens parfaitement. C’était cette nuit. Un putain de cauchemar. C’est toi qui l’as dit.

– En fait, ça m’a rappelé le premier que j’ai fait. Je sais pas pourquoi. J’étais petite mais c’était la même sensation. J’étais dans une boite. Et il faisait noir. J’avais du mal à respirer. Comme si je manquais d’air.

Elle réalisa soudain que ce qu’elle décrivait, c’était ce que devait ressentir quelqu’un qu’on avait enterré vivant. Dans un cercueil.

– J’étais dans un cercueil. Un putain de cercueil. Comment je peux savoir ce qu’on ressent quand on est dans un putain de cercueil ?

Le psy la regarda sans vraiment comprendre. L’état de Sarah dépassait ses compétences, pourtant reconnues par la plupart de ses patients. Il était incapable de l’aider. Son cas ne correspondait à aucune des pathologies qu’il avait pu croiser au cours de sa carrière déjà longue.

– Je ne vais pas pouvoir t’aider Sarah. Je voulais t’en parler la dernière fois déjà. Je me sens complètement incapable de te guider. Il faudrait que tu voies un psychiatre. Peut-être qu’un traitement adapté pourrait te filer un coup de main.

– C’est pas d’un coup de main que j’ai besoin, c’est d’une putain de balle dans la tête. Je vois que ça comme traitement. Vous imaginez un mec, à côté de moi, qui se réveille en sursaut parce que je lui hurle de me faire sortir ? Il tiendrait combien de temps ? Deux semaines ? Un mois ?

Elle se leva, déposa un billet sur la table de verre qui les séparait, et se dirigea vers la porte fermée.

– Garde ton argent, Sarah, je n’en veux pas.

– Ben si. Vous l’avez gagné. Vous m’avez écoutée pendant trois ans. Plus que n’importe quel mec qui aurait partagé ma vie.

Elle referma doucement la porte, et descendit les escaliers qui la ramenaient dans le monde des vivants. Ceux qui couraient au-devant de la vie, sans se poser de questions. Ceux qui ne se réveillaient pas au milieu de la nuit en hurlant qu’on les fasse sortir.

Une image la hantait. Un visage dans un miroir. Dans un éclat de miroir. Des yeux verts, les siens. Les siens dans le cauchemar parce que Sarah avait les yeux noirs. Aussi noirs que ses cheveux.

L’ascendance marocaine. Son père.

Et les cheveux blonds. Face à elle dans ce bout de miroir. La peur dans les yeux. Les bruits qu’elle entendait. Des grognements comme quand les hommes qu’elle croisait s’épanchaient au fond d’elle.

Ce genre de grognements là.

Elle s’arrêta à une terrasse, place de la république. Il était un peu tôt pour un verre, mais elle n’en avait cure. Rien à péter comme dit Marianne. Rien à péter de rien.

– Je voudrais un verre de vin blanc. Bien frais.

Le serveur n’avait pas eu le temps de lui poser la question et repartit avec la commande. Sarah se rendit compte que les deux vieilles, à la table à côté, la dévisageaient de concert, avec un regard désapprobateur.

– On se connaît ?

Ce n’était pas le bon jour pour la gonfler. Elle avait déjà du mal avec les vieilles en général, mais ces deux-là étaient la quintessence de ce qu’elle détestait. Bouche en cul de poule, refaite, seins en avant, refaits, yeux en amandes, refaits aussi, et chaussures à talon de douze centimètres.

– Non, non, mademoiselle. Pas du tout.

– Ben ça m’étonne pas. Je connais pas de vieilles peaux dans votre genre. Mes copines, elles sont toutes jeunes, et elles vont pas mourir tout de suite.

– Mais !

– Mais quoi ? T’es qui pour me juger parce que je prends un verre de vin blanc à dix heures du matin ? Tu connais quoi de ma vie ? Vas-y, t’es qui ?

Les deux vieilles, offusquées, se levèrent et s’éloignèrent à l’autre bout de la terrasse. Le serveur, qui avait entendu l’altercation, fit un grand sourire à Sarah, en posant son verre sur la table.

– Elles, elles ne se déchirent que le soir. À partir de sept heures. Vous avez bien fait, mais je vous ai rien dit.

Sarah jeta un regard au jeune homme qui venait de lui faire la confidence. Il avait l’air sympa, et elle décida d’emblée de lui laisser un pourboire confortable. Sans doute pour rattraper sa mauvaise humeur.

– Vous pouvez m’apporter le journal ? Vous l’avez ?

– Je vous apporte ça de suite.

Après quelques secondes, il déposa devant elle le quotidien de la région. Elle décida de parcourir les pages pour se changer les idées. Pouvoir simplement penser à autre chose qu’à ces images qui l’obsédaient. Ce qu’elle avait vu dans l’éclat du miroir. La peau découpée autour des pommettes. Les os de la mâchoire, apparents, comme dans un cours de médecine. Les dents qui n’étaient plus cachées par les lèvres. Les lèvres qui avaient disparu. Et les yeux, encore.

Les yeux.

« T’as les yeux forêtrivière ».

La peur et la souffrance.

La douleur.

La planche posée au-dessus d’elle.

Le noir.

Le bruit des clous qui s’enfonçaient et qui refermaient le cercueil.

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