Louis

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Sur le coup, je suis sûr que la fille c’est Isa. Elle lui ressemble tellement, tu peux pas imaginer. Isa en plus vieille. Comme des jumelles. Sauf que l’une des deux aurait passé du temps dans une poubelle.

Je m’approche, et je me rends compte qu’elle est moins jolie qu’Isa dans mon souvenir. Mais Isa, j’étais amoureux. Sans doute que ça efface les traces du temps qu’aurait pu passer.

– Qui c’est ? je demande à Francis.

– Ben tu vois. C’est une expérience.

– Arrête tes conneries. D’où elle vient ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?

J’aime pas comme il regarde la fille. Et surtout, elle ressemble trop à sa sœur. C’est pas une bonne idée. Mais ce truc que j’ai senti au fond de moi quand je l’ai vue, ça veut dire quoi ? Comment on peut ressentir du plaisir à voir une fille attachée sur un vieux lit rouillé, quand on est un gamin de quatorze ans ?

– C’est ton anniversaire, Louis, j’ai pas oublié. Je l’oublie jamais. Et c’est aussi celui d’Isa. C’est mon cadeau à tous les deux.

Putain, mais elle est pas là Isa. Elle sera plus jamais là, avec nous. Il y aura plus jamais son sourire, et ses cris quand elle battait son frère à la course.

Plus jamais.

La fille nous regarde. Ses yeux passent de Francis à moi, puis de moi à Francis. Elle a un vieux torchon dans la bouche. Je sais même pas comment elle arrive à respirer avec ce truc.

– Elle vient d’où, Francis ? Comment elle est arrivée là ?

– C’est moi qui l’ai amenée.

Je pige pas ce qu’il me dit. Comment cette fille a débarqué ici, en pleine forêt, c’est un mystère.

– Explique, je comprends pas.

Il s’approche de la fille, et sort le couteau de sa ceinture.

– Pas un mot, toi, où je te découpe en morceaux. Tu te tais pendant que j’explique à mon copain comment t’es arrivée ici.

Elle a des larmes qui dégoulinent le long de ses joues marquées par la saleté. Elles laissent des traces plus claires, comme de la bave d’escargot sur une feuille, le matin, dans la rosée. T’as déjà vu ça, Dieu ? Ben oui, tu l’as déjà vu mais pas moi. J’ai du mal à imaginer depuis combien de temps elle est là.

À la merci de Francis.

Elle est à moitié nue. Ses vêtements ont été arrachés par les ronces qui tapissent le chemin pour arriver à la cabane. Elle a sans doute été transportée sans beaucoup de précaution, et des estafilades forment un tatouage étrange sur ses jambes et sur ses bras. Elle a été nettoyée à la hâte, et sans doute frappée au visage. Son œil gauche est à moitié fermé, et une marque de coup a noirci sur sa pommette.

– La brouette.

Je regarde Francis sans comprendre.

– La brouette. Je l’ai amenée ici dans la brouette. Je lui ai foutu un coup sur la tête, avec une branche, et je l’ai mise dans la brouette.

L’idée de cette fille, bringuebalée sur les sentiers, presque nue, me procure à nouveau cette sensation que j’ai du mal à canaliser.

– Elle vient d’où, Francis ?

Il a l’air heureux.

Fier.

– Comment tu la trouves ?

Je sais pas quoi répondre. Je sais pas quoi répondre parce que je suis partagé entre l’idée de pouvoir enfin faire une expérience, pour de vrai, dans la réalité, et cette sensation qu’il ne faut pas. Que la société ne permet pas ce genre de choses. À nouveau le regard de la fille posé sur moi.

Comme un cri. Comme une supplication. J’adore ça.

Je vais pas mentir Dieu, j’adore ça.

– Elle rentrait du Chambon, un soir, dans le bus avec moi. C’est là qu’on a fait connaissance. Elle allait voir sa tante. Je lui ai juste proposé de l’accompagner. Elle est du Puy. Personne la connaît ici. Sauf sa tante.

– C’est qui sa tante ?

– La mère Cossange. Celle qui va au Temple tous les jours. Tu vois qui c’est ?

Bien sûr que je vois. C’est une des meilleures clientes de mon père. Je l’ai vu, déjà. Le genre à prier, nuit et jour, et à pardonner à ceux qui l’ont offensée. Je rigole.

– Pourquoi tu te marres ? il demande Francis.

– Je pensais à un truc.

Je lui raconte, et il se met à sourire aussi, en regardant la fille.

– Tu vois, ta tante, elle va nous pardonner, même si on t’offense.

La fille remue la tête, comme pour supplier à nouveau. Elle a les cheveux en désordre, sales et gras, mais elle m’attire, étrangement, comme le fruit défendu dont mon père rabâche les oreilles de ses ouailles à chaque sermon dominical. La gifle a claqué.

Je regarde Francis, interloqué.

– Je t’ai dit que je voulais pas t’entendre !

– Je l’ai pas entendue, je lui dis.

– Moi si. Faut qu’elle comprenne que c’est nous les patrons. Vaut mieux qu’elle le comprenne maintenant, avant qu’elle se mette à pousser des cris si on lui enlève le chiffon. Elle m’a fait le coup déjà. Il y a trois jours.

– Elle est là depuis combien de temps ? Tu m’as pas dit.

– Je sais plus. Une petite semaine.

– Une semaine ?

– Ben ouais. C’est ton cadeau d’anniversaire, je t’ai dit. J’allais pas te l’offrir avant…

Même si je sens au fond de moi que cette attitude est à la marge de ce qui est permis, je sens aussi à nouveau ce frisson qui remonte de mes tripes jusqu’à mon cou. Le mouvement que je fais n’échappe pas à Francis.

– T’es content ?

Ouais. Foutrement content, et je lui dis.

Le sourire qu’il m’adresse est rayonnant.

– On est frères de sang, Louis. Je sais bien comment te faire plaisir.

– Ouais, tu sais bien.

La fille sanglote, et continue à remuer la tête, comme si elle était en plein cauchemar. Elle sait que cette réalité qui est la sienne est juste aux portes de l’enfer. Elle a deviné.

– Tu la veux ?

– Je la veux comment ?

– Pour faire du sexe, Louis. Tu la veux ?

J’ai jamais fait de sexe, comme il dit. Je sais très bien comment il faut faire, parce que Francis m’en a déjà parlé, et que lui, il l’a déjà fait. Plusieurs fois. Avec des filles différentes qu’il a croisées au Chambon. Il a une belle gueule, Francis. Il plaît aux filles. Moi aussi, mais j’ai jamais été jusqu’au bout. Comme si le souvenir d’Isa m’en avait empêché.

– Bouge pas. Je reviens.

Il sort de la cabane, et me laisse seul avec la fille, alors je m’approche. Je suis pas colèreénervé, juste je voudrais être douxgentil. Mais je sais pas faire.

Le souvenir d’Isa remonte de ma mémoire, et je la vois qui me regarde.

Elle me sourit. Elle a grandi, et elle est toujours aussi jolie. Elle me fait signe, comme si elle voulait que j’approche de la fille encore plus. Alors j’approche de la fille encore plus. Tout près. Encore plus près. Je renifle cette odeur de peur que j’ai déjà sentie, quand j’ai dit à mon père que je le tuerais s’il continuait.

La même odeur. Et autre chose.

La fille elle a les yeux forêtrivière, comme Isa. Je touche sa peau, sur le visage, puis sur le cou.

Elle est douce. Tellement douce. Je savais pas que la peau d’une fille ça pouvait être aussi doux.

Comme une aile de papillon. Peut-être plus doux encore. Le bruit de la porte derrière moi.

Francis.

Il s’approche. Il a un seau dans la main. Un seau plein d’eau.

– T’as trouvé de l’eau ?

– Il y a la rivière, Louis, juste derrière. C’est pas une grosse rivière, c’est pour ça qu’on l’entend pas, mais elle a toujours de l’eau. Y a même des écrevisses. J’en ai vu hier soir.

– T’es venu hier soir ?

– Ben ouais. Pour lui apporter à manger. Je voulais pas qu’elle soit un sac d’os pour ton anniversaire. Elle a tout bouffé ce que je lui ai apporté. Elle avait faim sans doute. Les émotions, ça creuse. Elle disait toujours ça ma mère. Les émotions ça creuse.

Il sait que j’aime pas les sacs d’os. C’est drôle. Il est sans doute celui qui me connaît le mieux de tout le monde entier alors je lui dis, et il se marre.

– Ben c’est normal Louis. Toi aussi tu me connais mieux que tous les autres.

Il s’approche de la fille, et commence à lui verser de l’eau sur le visage. Elle s’étouffe. Encore ce frisson. Il enlève le chiffon qui obstrue la bouche de la fille.

– Si tu cries, j’te coupe la gorge. Compris ?

La fille hoche la tête. Il attrape un drap qu’il a dû apporter de chez lui et s’en sert pour essuyer les traces laissées par les larmes. Elles ne s’arrêtent plus de couler depuis que nous sommes devant elle.

– Je la fous à poil ?

– Ouais, vas-y. Je sais pas le faire. J’ai peur de pas être douxgentil.

– Tu recommences avec tes mots sortis de je sais pas où ?

– Ouais, je lui dis. Ils sortent comme ça quand je suis pas pareil.

– Pas pareil que quoi ?

Je sais pas quoi répondre à la question de Francis. Je voudrais lui dire que je suis différent quand je suis avec lui. Que je suis pas le même garçon que quand je suis au lycée. Que les barrières que je m’impose dans la vraie vie disparaissent.

Parce que c’est mon ami. Parce qu’il est mon frère de sang. Pas besoin de lui dire parce qu’il sait tout ça. Il sait ce que je suis au fond de moi.

Parce qu’il est pareil, au fond de lui.

Différent.

La robe de la fille ne tient plus que par quelques lambeaux, et Francis les arrache sans ménagement.

Elle est toute nue. C’est la première fois que je vois une fille toute nue. Vraiment toute nue. Pour de vrai. Les photos des magazines qu’on feuillette parfois ne sont que des photos.

Elle est toute nue. Pour de vrai.

Il verse délicatement de l’eau sur le corps offert à nos regards, et l’essuie à nouveau avec le drap.

Elle ne dit rien. Elle ne gémit même plus. Elle pense sans doute que ses souffrances sont bientôt terminées.

– Comment elle s’appelle ? je demande à Francis.

– Florence, elle m’a dit.

J’aime pas ce prénom.

– J’aime pas ce prénom. Il est moche, je dis à Francis.

– T’as raison. En plus, c’est ton anniversaire. C’est toi qui choisis. Tu veux qu’elle s’appelle comment ?

– Isa.

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