Francis

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Les deux amis étaient face à face, et Francis regardait Louis au fond des yeux. Comme s’il avait souhaité voir autre chose que l’adolescent qui lui faisait face. Voir son âme, peut-être. C’est en tout cas ce que Louis ressentit. Les yeux de son copain passaient à travers lui, et s’étaient posés, comme par hasard, sur le sol de mousse qui abritait les os de la grenouille que Louis était revenu enterrer quelques années auparavant.

– Je te dis le secret ?

– Ben ouais.

– Tu vas m’en vouloir après. C’est sûr.

– Ben me dis rien alors. Si c’est un secret qui fait qu’on sera plus amis, laisse tomber. Je veux pas le savoir.

Louis avait été ferme, et le regard de Francis s’était à nouveau posé sur lui.

– J’en sais rien Louis. Rien de rien. Faut que j’y réfléchisse encore.

Francis se laissa tomber sur le sol de mousse.

– Tu sais que mon père il sait que je sais ?

Louis était interloqué et regarda Francis sans comprendre.

– Que tu sais quoi ?

– Pour ma mère.

En parlant, il donnait de petits coups de couteau dans le sol. Il cherchait visiblement à déterrer quelque chose.

– Tu cherches quoi Francis ?

– Quoi je cherche quoi ?

– Ben tu cherches quelque chose par terre, sous la mousse ? Pourquoi tu creuses avec le couteau ?

Francis secoua la tête comme pour se débarrasser d’une pensée désagréable.

– Non, je cherche rien. Je réfléchissais à un truc que mon père m’a dit. C’est pour ça que je sais qu’il sait.

– Il t’a dit quoi ?

L’adolescent releva la tête.

– Ben ce matin, avant que je vienne te rejoindre, je me suis levé de bonne heure. J’avais des trucs à faire dans l’ancienne grange. Des trucs importants.

– Quel genre de trucs ?

– Des trucs de mémoire.

– Je comprends pas Francis. Des fois, j’ai un peu du mal à te suivre. C’est quoi des trucs de mémoire ?

Francis se redressa et se rapprocha de Louis, comme pour lui confier quelque chose qu’il ne voulait pas que la forêt entende.

– C’est des trucs que je garde planqués dans la grange. Des choses qui étaient à Isa. Des poupées, des peluches, ce genre de trucs. Parce que je sais qu’elle y tenait beaucoup, alors je les cache pour pas que mon père il tombe dessus, ou qu’il les balance à la décharge. Il a déjà jeté pas mal de choses. C’est con, mais je trouve que c’est pas bien. Isa, c’était sa fille quand même. C’est comme s’il voulait oublier qu’elle a existé.

– Il peut pas oublier Francis. Comment tu veux qu’il oublie sa fille. Y a des photos partout.

– Ben non, justement. Y en a plus. Il les a toutes jetées.

Louis avait le souffle coupé.

Le père d’Isa avait jeté les photos de sa fille. Ça lui paraissait inconcevable. Comment un père pouvait-il se rendre coupable d’un geste pareil ?

– Tu déconnes.

C’est tout ce qu’il avait trouvé à dire.

– Non, Louis, je déconne pas. J’ai plus que les photos que ma mère garde dans un album, caché dans un placard de la salle à manger. Je crois que mon père sait pas qu’il existe. C’est l’album que ma mère prenait pour nous raconter comment on était avec Isa quand on était petits. Les souvenirs qu’on commençait à oublier, elle nous les remettait dans la tête. Isa, ça la faisait rire, quand elle lui racontait mes bêtises.

– Il est où, cet album ?

– Je l’ai planqué avec le reste, dans la grange. Mon père il y va jamais.

– Et il t’a dit quoi ce matin ?

Francis réfléchit quelques instants, prit une inspiration, comme une prise d’élan, et se lança.

– Quand je suis revenu de la grange, il était dans la cuisine, devant son bol de café. Il avait l’air bizarre.

Francis remuait sur son postérieur. Il avait du mal à trouver la position idéale, et retenait une grimace de souffrance quand il se penchait sur le côté.

– Tu t’es fait mal ?

Louis avait remarqué que son ami avait des difficultés à rester assis dans la même position très longtemps.

– Je te montrerai après. C’est pas important.

Il changea une nouvelle fois de position.

– Donc, il me regardait d’un air bizarre. Je l’avais déjà vu comme ça quand Isa a disparu. « Tu dors depuis longtemps dans la chambre de ta sœur ? » il m’a dit. J’ai dit que oui. Depuis qu’elle était plus là. « J’avais pas remarqué » il a dit.

Louis sentait arriver la conclusion.

– Et il t’a demandé pour le matin où ta mère est morte ?

– Ouais. Il m’a demandé si j’avais vu ma mère, quand elle est tombée dans les escaliers. J’ai dit que oui. Je savais pas quoi dire. Je pouvais pas lui dire le contraire. J’aime pas dire des mensonges, tu me connais. Alors il est devenu dingue. Il s’est levé d’un seul coup, et il a fait tomber la chaise. Il l’a même pas fait tomber, il l’a envoyée valdinguer à l’autre bout de la cuisine. Il est devenu fou, Louis, je te promets. Il s’est mis à hurler, et à me cogner dessus. Je pouvais pas bouger. Il me tenait comme s’il avait voulu me faire rentrer dans le plancher.

– Mais à hurler quoi ?

Louis écoutait Francis et cherchait à comprendre la réaction du père de son ami.

– Alors t’as tout vu ! il hurlait, Louis, il hurlait. Et il me cognait en même temps. Je sais pas s’il m’a pas pété une côte. J’ai super mal, en fait.

En joignant le geste à la parole, Francis leva son pull. Louis fit soudain face à un tableau impressionniste. Des marques de toutes les couleurs ornaient le corps de son copain. Les larmes lui montèrent aux yeux en imaginant la douleur de Francis.

– C’est pas possible… Il t’a fracassé comme une bagnole d’occasion. On dirait que t’as eu un accidentcassé, Francis. Un putain d’accidentcassé…

– Je crois qu’on peut dire ça. J’ai eu un putain d’accidentcassé. Il m’a dit que si j’en parlais à quelqu’un, je finirai comme ma mère. « T’es aussi con qu’elle », il a dit. Tu crois que c’est vrai ce qu’il a dit ? Que je suis aussi con que ma mère ?

– Pourquoi tu dis ça ? Elle est pas idiote ta mère.

– Pas idiote, mais conne. Se faire tabasser par son mari, c’est pas une preuve d’intelligence…

– C’est une question de force Francis. Juste une question de force. Il cogne simplement plus fort qu’elle.

– Ouais, t’as sans doute raison. Quand je suis parti tout à l’heure, je pensais qu’à une chose. Le tuer. Je sais pas si je supporterai ça encore longtemps. Il est plus fort que moi, Louis. Vraiment plus fort. Je peux pas lui rendre les coups qu’il me donne. Je veux juste qu’il disparaisse.

Il continuait à creuser le sol avec le couteau. Il s’acharnait, comme s’il avait commencé à enterrer son père au fond d’un trou.

Puis il se leva.

– Viens Louis. Je vais te montrer mon secret. Le vrai secret.

Ils s’enfoncèrent dans les bois. Abandonnant les sentiers connus des promeneurs et des ramasseurs de champignons occasionnels, Francis suivait un chemin connu de lui seul. Louis n’était jamais passé par là.

– On va où ? Je suis jamais allé par là.

– Je sais. C’est ça le secret. Un morceau du secret. Fais-moi confiance. Tu vas adorer ça, j’en suis sûr. J’ai réfléchi.

Louis suivit son ami sans plus se poser de questions. Après tout, ils étaient frères de sang, et Louis lui devait bien ça. Francis avait toujours été là, l’avait toujours écouté, n’avait jamais porté de jugement sur le fait que Louis était bien meilleur à l’école que tous les gamins du village.

Ils marchèrent pendant presque une heure.

Les fougères. Mêlées aux ronces. Tellement serrées qu’elles paraissaient infranchissables. Elles lui rappelèrent ce conte pour enfant, celui où la princesse s’endort. Le château protégé des curieux par une barrière naturelle comme celle qu’ils traversaient depuis quelques minutes.

– On y est presque, Louis. On y est presque.

– On est où presque ?

– Tu verras.

La clairière franchie, ils s’enfoncèrent à nouveau sous le couvert. Une odeur d’humidité frappa les narines de Louis. Le soleil ne pénétrait pas jusque-là. La forêt cachait elle aussi ses secrets, et elle les dissimulait aux yeux des hommes sous des épaisseurs de croyance qui éloignaient les curieux. Croyances en des esprits démoniaques qui hantaient les grands arbres. Ceux qui se déplaçaient sans bruit sous la mousse et les épines des pins.

Ceux qui se transformaient en insectes aux couleurs étranges.

Personne ne venait sous ces arbres.

Personne, sauf Francis.

Il écarta un rideau de branches.

– Tadam !

Derrière le rideau, une cabane en rondins.

Des rondins recouverts de lichen qui leur donnaient un aspect presque fantomatique. Louis connaissait cette espèce de champignon. Il avait dû faire un devoir en sciences naturelles qui l’avait obligé à fouiller les livres de la bibliothèque.

Au vu de la taille du lichen, la cabane devait être là depuis de nombreuses années, puisque la croissance de ces champignons se limitait à un ou deux centimètres pas an. Pas d’ouverture visible sur le côté devant lequel Francis s’était arrêté.

Il fit le tour et Louis le suivit à nouveau.

Ils se trouvèrent face à la porte. Une porte faite de rondins, elle aussi, et qui pouvait sans doute résister à une attaque de sanglier. Elle était fermée par un cadenas énorme. Un cadenas tout neuf.

– Comment t’as trouvé ça ? demanda Louis.

– Par hasard. En fait, le jour où Isa a disparu, le lendemain, je suis parti dans la forêt. J’ai marché pendant longtemps, sans savoir où j’allais. Comme si elle m’avait guidé. Au début, je me suis fait des idées. J’étais sûr que j’allais la retrouver. Que tous les flics du département seraient moins forts que moi. Mais je l’ai pas retrouvée. J’ai juste trouvé cette cabane.

– C’est chouette. C’est vraiment chouette.

– Depuis, je l’arrange. Je suis venu de temps en temps, pour faire des travaux, pour que ce soit à nous.

– Des travaux ?

– Ben ouais. Des travaux d’aménagement, tu vas voir le dedans. J’ai tout arrangé le dedans. Pour nos expériences.

Louis regardait son ami sans comprendre.

– Quelles expériences ?

– Ben t’as pas oublié ? Nos expériences. Celles qu’on veut faire depuis qu’on est des mômes. Nos expériences, Louis.

Louis avisa sur le côté une brouette qu’il reconnut immédiatement. Le père de Francis l’avait prêtée au sien un jour où celui-ci avait décidé de commencer un potager. Une brouette quasiment neuve, qui n’avait sans doute jamais été vraiment utilisée.

– C’est toi qui l’as amenée ici ?

– Quoi, la brouette ?

– Ben oui, Francis, la brouette.

Francis eut du mal à dissimuler un sourire.

– Ouais. Mon père, il s’en sert plus. Et c’était plus pratique pour transporter mes trucs.

Au moment, où Francis prononçait ces mots, Louis eut l’impression d’entendre un bruit dans la cabane. Un bruit étrange. Un gémissement.

– C’est quoi ce bruit ? Il y a quoi là-dedans ?

– C’est le reste du secret, Louis. Le reste du secret.

Francis déverrouilla le cadenas énorme et rutilant qui fermait la porte. Il fit un grand geste, presque cérémonieux, et s’effaça devant Louis, pour le laisser passer.

– Vas-y. Ça va te plaire, je t’ai dit.

Louis pénétra dans la cabane. Quelques secondes, pour que ses yeux s’habituent à la pénombre. Quelques secondes pour qu’il puisse distinguer ce qui lui faisait face. Quelques secondes pour que la fille étendue sur le lit lui adresse un regard suppliant et pousse à nouveau un gémissement qui disait toute sa terreur.

Elle était presque nue dans ses vêtements déchirés. Attachée à un vieux lit de fer à moitié défoncé.

Louis sentit un frémissement qu’il était sûr d’avoir oublié remonter du fond de son ventre.

Un frémissement de plaisir.

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