Louis

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J’ai quatorze ans et je vais mettre une bougie au pied de la croix dans le Temple parce que depuis trois ans, le 22 mars, je vais allumer une bougie. Parce qu’aujourd’hui, c’est mon anniversaire, et c’est aussi celui d’Isa.

Isa qui est morte, il y a trois ans.

Même s’ils n’ont jamais su si elle était vraiment morte, parce que son corps, comme ils disent dans la police, ils ne l’ont jamais retrouvé. Elle a juste disparu. Comme ça, du jour au lendemain.
Évaporée.

J’étais au collège du Chambon quand ma mère est venue me chercher. Je venais de rentrer en quatrième. Toujours ces putains d’années d’avance qui m’obligeaient à me bastonner avec les costauds de la classe dès le premier jour. J’ai jamais aimé qu’on me traite de fayot, alors forcément, j’ai toujours dû prouver le contraire.

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, et j’attends Francis.

Lui, il a quinze ans dans deux mois. Il a changé. Il est tellement différent.

Depuis que sa mère est devenue folle, quelques mois après la disparition de sa sœur, il est devenu taciturne. On rigole moins qu’avant. Même si on continue nos expériences, elles sont moins drôles. Plus sérieuses, sans doute.

Au Mazet, ils ont tous cru que sa mère était tombée dans les escaliers, un soir. Mais on sait tous les deux que c’est pas vrai. Elle est pas tombée. Elle a été poussée pour pas que la police se pose trop de questions. Elle a été poussée par son mari.

Francis, il a tout vu. Il a tout entendu. Il a entendu la dispute le soir dans la chambre. Il a entendu les coups. Des coups tellement forts, il m’a dit, que ça lui a fait monter les larmes.

Pourtant, Francis, il pleure jamaissouvent.

Alors il a entrouvert la porte de la chambre d’Isa, où il dormait depuis qu’elle n’était plus là, et il a vu son père tirer sa mère comme un vieux sac de patates il m’a dit. Un vieux sac de patates qui pèserait presque rien. Parce que sa mère, faut dire qu’elle est pas lourde.

Il a vu le vieux la pousser dans les escaliers. Il était bourré. Son vieux, depuis qu’Isa avait disparu, il était bourré tous les soirs.

Il piquait des colères pour rien. Francis il m’a dit que son père il était tout le temps comme je disais.

Colèreénervé.

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.

Alors je l’attends. Il vient avec moi au Temple, même s’il croit toujours pas au Bon Dieu et c’est vrai que j’y crois plus trop non plus. S’Il existait, Il aurait déjà fait quelque chose pour nous.

Il nous aurait aidés. Dans la Bible, il est écrit que Leur Dieu, Il les aide. Tout le temps.

Nous, Il nous aide pas.

Sans doute que nos expériences L’obligent à regarder ailleurs. Même quand on va au Temple.

Sans doute aussi que ça fait du bien à Francis de penser à Isa pendant quelques minutes.

Isa comme elle était avant. Quand elle riait, quand elle chantait.

Francis et moi, on sait qu’elle a eu mal. On sait qu’elle s’est fait attraper. Comme une grenouille. Quelqu’un a mit la main sur son dos et l’a empêchée d’avancer.

Sans doute que ça lui fait du bien à Francis.

Il va plus à l’école. Il est apprenti.

Apprenti boucher, au Chambon Sur Lignon.

Je suis juste à l’endroit où il a tué la grenouille. L’expérience que j’avais pas trop aimée. Mon couteau a gardé les traces pendant des mois. Je l’ai jamais lavé. Un couteau, ça se lave pas.

Souvent, on se rejoint ici, et on parle pendant des heures. Il m’explique son travail, comment désosser, comment couper la peau sans toucher à la viande. C’est pratique pour nos expériences.

Il m’a dit que c’était sa vocation.

« Tu sais, comme les docteurs, c’est ma vocation. »

Je savais pas que boucher, ça pouvait être une vocation. Hier soir, il m’a expliqué qu’aujourd’hui, il me dirait un secret. Le secret le plus secret de tous les secrets qu’on s’est jamais dit depuis qu’on se connaît. Parfois, il parle comme un môme de dix ans. J’ai pas compris pourquoi il m’a rien raconté hier. Je lui ai demandé, mais il a rien voulu me dire.

« Demain. »

Cette nuit, j’ai pas très bien dormi.

Je me suis réveillé souvent, et chaque fois, j’ai pensé à ce secret. J’ai essayé de réfléchir à ce que ça pouvait être, mais rien ne me venait à l’esprit. La nuit, j’ai remarqué que je réfléchis moins bien.

Comme si mon cerveau faisait la sieste. C’est ridicule. Je sais que les cerveaux, ça dort jamais.

J’ai aussi pensé à Francis. Ça me fait bizarre depuis quelque temps, de voir que quand on arrête l’école un peu trop tôt, on sait moins de choses que quand on continue. C’est sûr que dit comme ça, ça paraît évident, mais je vois vraiment la différence avec Francis.

Il sait pas grand-chose. Il sait des trucs de boucherie, mais il oublie tout ce qu’on a appris avant. Mon père, il m’a dit que Francis n’était pas très intelligent.

Il a tort. Francis, c’est mon ami, et je sais qu’il est intelligent. C’est juste qu’il lit plus de livres comme on lisait avant. Il lit juste ceux de son père. Ceux avec les photos sur les camps de la dernière guerre mondiale. Il les a tout le temps avec lui. Il m’a dit que son père, il les lisait plus depuis longtemps et qu’il s’est même pas rendu compte qu’ils avaient disparu de l’armoire de la chambre. Il y en a un surtout, que Francis adore.

Des expériences. Je l’aime bien aussi, mais c’est juste des photos. Les photos, c’est pas comme avec les vrais gens, j’imagine.

Je voudrais bien savoir la différence.

Je voudrais bien savoir si ce genre d’expériences pour de vrai ça donne du plaisir comme quand je me tripote le sexe en pensant au livre de Francis. Des fois, je suis obligé de me le toucher plusieurs fois par jour. Comme si ça enlevait mon mal de tête.

Francis il dit que c’est beaucoup quand même.

Hier, dans les toilettes du lycée, j’ai dû faire un bruit bizarre parce que quand je suis sorti, il y avait des grands, et ils se sont marrés en me regardant. J’ai cru que j’allais devoir me battre encore, mais ils sont sortis sans rien dire.

J’ai souvent mal à la tête. Francis il m’a dit aussi que j’avais peut-être un truc dans le cerveau.

Peut-être.

J’ai regardé à la bibliothèque du lycée pour trouver des livres sur les expériences réalisées sur les Juifs, pendant la dernière guerre. Il y en a pas. Comme si c’était caché dans les rayons. Mais je sais qu’il n’y en a pas.

Trop violent. Trop sanguinolent. Trop intéressant, sans doute. Ils ont peur que ça donne des idées à ceux qui les liraient. J’ai demandé à Madame Guillon de m’aider à chercher, mais elle a pas voulu.

Madame Guillon, c’est la bibliothécaire.

Elle est plutôt gentille, mais elle m’a regardé bizarreétonnée quand je lui ai demandé ces livres-là.

– Pourquoi tu t’intéresses à ça ?

– J’ai un exposé à faire, je lui ai répondu.

– Un exposé sur les camps de concentration ?

– Un exposé sur les expériences qu’ils faisaient dans ces camps.

– On n’a pas de livres là-dessus, elle m’a dit.

Elle m’a juste montré le rayon où ils parlent de ceux qu’on a sauvé pendant la guerre parce que par ici, des juifs, on en a sauvé plein. C’est un peu la fierté de la région. Il y en a qui les ont mis dans des trains pour aller se faire gazer, nous on les a cachés. Mais ces livres-là, je m’en fous. Pas de photos, sauf celles que les Américains ont pris quand ils les ont libérés. Les types, ils étaient maigres comme des sacs d’os.

Pas beau à voir.

Mais ça, ça me fait rien. Rien du tout. Même pas un peu de peine. Sans doute que je suis pas sensible à ces choses-là.

Ça y est. J’entends Francis. Il arrive en courant. Il travaille pas le mercredi. Son patron lui a dit que c’était encore un gamin et qu’il lui laissait son jour de congé. Il est plutôt sympa son patron.

– T’es là depuis longtemps ?

– Non, je réponds, je viens d’arriver.

– C’est vrai ?

– Ben ouais c’est vrai, je dis, pourquoi je te mentirais ?

Il s’approche de moi, et il me serre la main. On est presque des adultes, et on est pas des tapettes il m’a dit une fois. Alors on se serre la main.

– T’es prêt ?

– Prêt pourquoi ? je demande.

– T’as oublié ?

Ben non, j’ai pas oublié. Il doit me dire un secret aujourd’hui. Il attrape quelque chose derrière son dos. Un couteau immense. La lame mesure au moins trente centimètres.

– Voilà.

– C’est ça ton secret ?

– Ça c’est juste le début. Je vais t’expliquer, mais d’abord on fume une clope.

Une habitude qu’on a prise. Il achète des gauloises avec les sous de sa paye. Moi, je peux pas, j’ai pas d’argent de poche. Ça, ça n’a pas vraiment changé depuis que je suis petit. Mon père dit que l’argent ne sert à rien et que je n’en ai pas besoin.

Je pense qu’il m’en veut.

Depuis la disparition d’Isa, je veux plus qu’il me touche. Je veux plus qu’il fourre son sexe au fond de moi. J’ai mis longtemps à comprendre que ce n’était pas un bâton. Que ce qu’il me faisait, c’était juste des choses que les pères ne doivent pas faire aux enfants. J’ai grandi, et je suis aussi grand que lui maintenant. Ma mère dit que je tiens de son grand-père. Il était Maître-Lauzier. Elle dit qu’il était fort comme un bœuf.

Les lauziers, c’est ceux qui posent les lauzes sur les toits. Il y en a presque plus. J’en ai vu un une fois, celui qui est venu refaire le toit de la maison de mon grand-père. J’avais jamais vu un type aussi fort. Il était large comme l’armoire de l’entrée, dans mon souvenir. Je sais que c’est mon imagination. Que quand on est petit, on voit les choses plus grandes qu’elles ne sont en réalité.

Ce qui est sûr, c’est qu’il devait être muscléfort.

Donc, mon père, il me touche plus. Il me touche plus parce que je lui ai dit que s’il continuait, je le tuerais. Et il m’a cru. Je sais qu’il m’a cru parce que je sais aussi que je mentais pas. Il a dû voir ça dans mes yeux. Voir que Son Dieu risquait de passer par moi pour le punir.

J’aurais pu le tuer. Je le tuerai. Un jour.

Il a peur de moi, maintenant. Il a peur de ce que je sais et de ce que je pourrais dire. Il a peur que je puisse le tuer pour de vrai. Le tuer comme Francis avait dit. Le découper en tellement de morceaux que même Son Dieu pourrait jamais tous les recoller. Que même Son Dieu pourrait pas le ressusciter.

Même Son Dieu.

Les types qui parlent avec Dieu, des fois, ils font des choses bizarres, mais ils veulent pas que ça se sache. Ils veulent pas que les autres puissent imaginer qu’en fait, ils parlent avec personne. Je suis sûr que mon père, il parle pas avec Dieu. Un soir, je l’ai entendu dire à Maman qu’il avait l’impression de perdre la foi. Moi, je suis sûr qu’il l’a jamais vraiment eue.

Je me souviens de ces semaines où Judith est venue vivre avec nous, en attendant l’arrivée de son petit-frère. Ces semaines de tranquillité où mon père s’était servi d’elle plutôt que de moi. Ces nuits où il avait abusé de cette petite fille sans même imaginer qu’il pourrait aller en enfer pour ça.

Leur Bon Dieu, il l’a dit.

« Laissez venir à moi les petits enfants. »

Il aurait dû préciser que c’était une image. Une parabole. J’ai regardé à la bibliothèque, pour pouvoir expliquer à Francis. Il était content que mon père me touche plus. Quand je lui ai dit qu’en fait, c’était son sexe qu’il mettait à l’intérieur de moi, il avait de l’eau dans les yeux. Il m’a dit qu’il avait une allergie.

Moi, je sais que c’est parce qu’il avait de la peine pour moi. Les amis, c’est ça. Ils peuvent se mettre à ta place pendant un moment, et ressentir ce que toi tu ressens.

Je lui ai expliqué ce qu’étaient ces perversions. Il a dit qu’il comprenait, mais que ce qu’il comprenait pas, c’est que les types comme ça, ils aillent pas en prison.

Alors je lui ai dit que personne n’en parlait. Que c’était des secrets de familles. J’avais lu ça dans un livre de psychologie à la bibliothèque.

– Ça veut dire que c’est pas des trucs normaux, il m’a dit. Je savais bien que ton père il était pas normal. On peut pas parler au Bon Dieu et être normal. Quand les gens ils parlent à d’autres gens dans leur tête, on dit qu’ils sont malades mentaux. Ça veut dire que ton père, il est malade mental.

– Ouais. Sauf que là, c’est Dieu. Quand c’est Dieu, t’es pas malade mental.

Il a raison, Francis, c’est des conneries.

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