Francis

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Louis avait senti que quelque chose clochait avec Francis. Son ami était bizarre.

Comme si faire souffrir lui procurait du plaisir, mais surtout, comme si donner la mort était l’expérience ultime. La mort ne plaisait pas à Louis. C’était trop définitif.

Il préférait la souffrance. Les cris des chats et des rats qu’il attrapait régulièrement. Voir Francis dans cet état lui fit comprendre soudain qu’ils étaient différents. Faire souffrir un animal ne lui parut plus aussi intéressant. Ça lui rappelait sa souffrance à lui.

Et avoir mal, finalement, ça n’était pas aussi bien que ça. Il se tourna vers Francis.

– Pourquoi t’as fait ça ?

– Fait quoi ?

– Ça. Lui donner tous ces coups de couteau. On a même pas pu faire d’expérience.

Son ami lui jeta un coup d’œil.

– Je sais pas. J’avais envie.

– Ben ouais, mais c’est pas bien finalement. On a pas rigolé. On aurait pu faire d’autres trucs avec elle.

Francis poussa un soupir et se tourna à nouveau vers le sommet des grands pins. Le vent s’était levé et les branches se frôlaient dans un bruissement apaisant. La nature reprenait ses droits et tentait, à sa manière, de répandre le calme sur la scène qui venait de se dérouler.

– Faudra pas dire à Isa que tu as fait ça, suggéra Louis.

– T’as peur qu’elle pleure ?

– C’est pas ça. C’est une fille. Les filles, je crois qu’elles aiment pas qu’on fasse des trucs comme ça.

Francis acquiesça.

– T’entends le bruit des arbres ? On dirait la mer. Quand on est allé à la mer, l’été dernier, elle faisait le même bruit.

– C’était bien la mer ? demanda Louis.

– Ah ouais. Il fait toujours beau, et quand tu te baignes, c’est pas comme à la piscine, il y a des vagues.

– Des vagues ?

Francis se tourna à nouveau vers son ami et se déplaça pour s’allonger près de lui. Ils étaient l’un contre l’autre, et pouvaient sentir à quel point ils étaient proches. À quel point personne ne pourrait les séparer.

– On est frères de sang maintenant, murmura Francis.

– Ouais, répondit Louis. On est frères de sang.

– Ça veut dire qu’on devra se protéger, toujours.

– Ouais. Toujours. Raconte-moi la mer. Raconte-moi comment c’était beau.

Francis réfléchit quelques secondes.

– Tu sens la mousse ? Tu sens comme c’est doux ?

– Ouais.

– Ben la plage, c’est comme ça. C’est du sable, blanc, et doux comme ça. Tu peux t’enfoncer dedans, et c’est tout chaud. Tu peux même t’en mettre sur toi, comme si tu t’enterrais, sauf que là, ça fait pas peur.

Louis ne perdait pas une miette de ce que lui disait Francis.

– Tu veux dire morenterré ?

– Non. Parce que là, t’es pas mort. T’es pas mort parce que tu peux bouger. Quand t’es mort tu peux plus bouger. Ou alors t’es un mort-vivant, comme dans les illustrés. Mais ça existe pas en vrai.

– T’es sûr ? La grand-tante Clémence elle dit que des fois ça arrive.

Francis fronça les sourcils.

– Elle a dit ça ta grand-tante Clémence ?

– Ouais. Même que mon père il a dit qu’il fallait pas dire ça aux enfants. Que les morts-vivants ça existait pas.

– Ton père il dit des bêtises. Regarde Jésus.

– Ben quoi Jésus ? demanda Louis.

– Ben Jésus, c’était un mort-vivant. Il est rené après qu’il est mort. Tout le monde sait ça.

– Il est pas rené. Il est ressuscité. C’est pas pareil.

– Ben si c’est pareil, affirma Francis. Si t’est mort et que t’es rené, c’est que t’es un mort-vivant.

Louis tenta d’expliquer à son ami la différence entre la résurrection et le fait d’être un mort-vivant.

– Mon père il dit pas ça. Il dit que ressusciter c’est quand tu es mort et que le Bon Dieu, Il te fait revivre.

– C’est des conneries.

Louis employait très peu de gros mots, parce que sa mère lui interdisait, mais il ne releva pas.

– Pourquoi c’est des comme tu dis ?

– Parce que le Bon Dieu, c’est des conneries.

– Ben, dis pas ça ! affirma Louis. Si tu dis ça, il peut envoyer un éclair et te faire brûler tout vivant. Faut faire attention quand même. Il l’a déjà fait. Ou même faire remonter la mer et les océans jusqu’ici, s’il veut. Et on sera tous noyés. Il l’a déjà fait aussi. Il y a super longtemps, mais Il sait encore comment faut faire.

Francis n’avait aucune idée de ce dont lui parlait Louis. Ses parents interdisaient les bondieuseries à la maison. Et même si sa mère se rendait au temple régulièrement, son père, quant à lui, n’y mettait jamais les pieds, au grand désespoir de sa grand-mère.

– T’y crois vraiment à tous ces trucs du Bon Dieu ?

– Ben ouais. Si j’y crois pas, j’ai peur que mon père il me fasse encore plus mal. Quand il se frotte, je pense à Jésus, et à comment il a eu mal quand ils l’ont cloué, alors comme ça, je me dis que moi, ça fait quand même moins mal.

Francis leva les yeux à nouveau vers le sommet des arbres.

– Ils l’ont cloué pour de vrai tu crois ?

– Ben ouais, regarde dans les églises des cathos. Il est cloué.

Francis réfléchit quelques instants.

– Ça doit faire mal quand même. Ils l’ont cloué comment ?

– Ben avec des clous. Des gros clous. C’était dans l’ancien temps. Ils avaient pas des clous comme maintenant.

– Je veux dire comment ? Ils ont mis les clous comment ?

– Ben dans les mains, et dans les pieds. Un clou dans chaque main, et un clou pour les deux pieds.

Francis était captivé par ce que lui racontait Louis.

– Il a dû crier quand même pas mal, énonça-t-il doctement.

– Non. Il a pas crié. Il a dit des trucs, mais je sais plus bien quoi. Il discutait avec le Bon Dieu. Parce que le Bon Dieu, c’était son Père.

– Ben ouais, je sais quand même. Je vais pas au caté, mais je sais bien que le Bon Dieu c’est le Père de Jésus. Si je savais pas ça…

– Je sais bien que tu sais, mais tu me dis de t’expliquer, alors je t’explique.

– Tu crois qu’il a saigné quand ils ont mis les clous ?

– Je sais pas, répondit Louis. Mais je crois que oui parce que mon père il dit que les cathos ils boivent le sang du Christ.

– C’est dégueu, réfléchit Francis. J’ai jamais bu du sang comme ça. Une fois, quand on a tué le cochon, j’ai goûté, mais j’ai pas trop aimé. Peut-être que le sang de Jésus il était meilleur. Comment ils font pour le boire encore ? Il en avait drôlement beaucoup, pour qu’ils le boivent encore aujourd’hui.

– C’est pas du vrai sang, il a dit mon père, c’est du vin de messe. Comme celui qu’on boit le dimanche.

– Tu vois, c’est des conneries. C’est ça que je dis, énonça Francis. Les cathos et les bondieuseries, c’est des conneries.

Louis était très ennuyé que ces bondieuseries puissent être des conneries comme le soupçonnait son ami. Les prières qu’il adressait le soir avant de se coucher, à genoux devant son lit risquaient de ne servir à rien. Quand il demandait au Bon Dieu d’avoir moins mal, quand il lui demandait de prendre soin d’Isa, de sa mère, de toute sa famille, peut-être que personne ne l’entendait.

Peut-être.

Mais s’il y avait une chance qu’un type, là-haut sur son nuage, soit là, juste là, à surveiller un peu tout le monde, il ne fallait pas la laisser passer. S’il y avait une chance, une seule, que son père le laisse tranquille, il fallait continuer à prier tous les soirs.

– Ouais, mais s’Il existe quand même le Bon Dieu ? demanda-t-il à Francis.

– Eh ben ?

– S’Il existe, ça vaut quand même le coup d’y croire, non ?

– Ouais, mais mon père, il dit qu’il existe pas. Et quand même mon père, il sait des trucs. Peut-être moins que ton père à toi, mais lui au moins, il se frotte pas.

Au moment où il prononçait cette dernière phrase, il la regretta instantanément. Le regard de Louis s’assombrit et il tourna la tête vers les genêts qui bordaient la forêt.

– Je sais qu’il se frotte pas ton père.

– Pardon Louis, je voulais pas dire ça.

– Ben ouais, mais tu l’as dit quand même. Tu sais, moi j’aime pas ça quand il se frotte. Ce que j’aime pas c’est quand il met son truc dur dans moi. C’est ça qui fait mal.

Francis, étonné, attrapa le bras de Louis.

– Comment ça il met son truc dur dans toi ?

– Après qu’il s’est frotté, il me met un truc dur dans les fesses. C’est ça qui fait mal.

– Mais quel truc dur ? demanda Francis.

– J’en sais rien. J’ai jamais vu. Comme un bâton, ou le truc pour planter les graines. Mais quand il part, il doit le prendre avec lui, parce que je l’ai jamais vu.

– Il l’a jamais laissé dans ton lit ? Il l’a jamais oublié ?

– Ben non. C’est pour ça que je sais pas ce que c’est.

La gêne de Louis était presque palpable, et Francis se releva d’un seul coup.

– On va à la rivière ?

– Ouais, c’est une bonne idée. Peut-être qu’on pourra attraper des écrevisses. Le facteur il a posé des nasses, et je sais où elles sont.

Francis partit en courant vers le chemin qui descendait à la rivière, et Louis le suivit. Il était redevenu, en un instant, un petit garçon comme les autres, et ne se demandait pas quel avenir les attendait.

Un avenir fait de questions, de réponses, puis de nouvelles questions. Un avenir où Isa et Francis couraient avec lui sur les chemins de la vie, ces chemins qui menaient tous au même endroit, dans la pénombre de la forêt.

Cette pénombre où les attendaient les monstres qui font peur aux enfants.

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