Louis

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Je voulais pas lui donner mon couteau. Je voulais pas, mais je lui ai donné quand même. Des fois, on fait des choses qu’on veut pas faire, mais on les fait même si on est sûr que c’est pas bien. Alors je lui ai donné mon Opinel.

Pas donné, prêté. Parce que c’est mon cadeau. Parce que c’est lui qui me l’a offert. Parce que c’est mon ami. Et Francis, des fois il fait des trucs qui me font des guiliguilis.

Mais pas tout le temps. Quand les expériences elles ont pas mal, ça me fait rien.

Là, je sais que ça va pas me faire des chatouilles dans le fond de mon ventre, mais je le laisse faire, et quand il me demande, je tiens la grenouille, comme il me dit, bien à plat, sur le ventre.

– C’est pour qu’on voie ses os. Pour voir si c’est comme le squelette dans la classe de Monsieur Desplanches.

Le squelette, je l’aime bien. Monsieur Desplanches, il nous a dit qu’il s’appelle Arthur. Je sais qui c’est Arthur. C’est le roi des chevaliers de la Table Ronde. J’ai lu le livre de la bibliothèque de Maman. Maman, elle a des livres.

Plein de livres.

Mais il y a pas ceux comme Francis il trouve chez ses parents. Des livres avec des images dedans pour montrer des expériences. Francis il me sourit, alors je lui souris aussi.

C’est chouette d’avoir un ami. Un ami pour la vie. Parce qu’on est des amis pour la vie, c’est sûr.

Rien pourra jamais nous séparer.

J’appuie plus fort sur la grenouille pour pas qu’elle bouge.

Quand Francis commence à couper la peau, elle remue. Elle remue vraiment.

– Tiens la bien ! il me dit.

Je la tiens serréfort. Super serréfort.

– Regarde ! Regarde comme c’est pareil presque qu’Arthur !

Il a l’air tout bizarre. Je suis pas sûr que j’aime bien ça.

Je suis pas sûr que les expériences comme ça Monsieur Desplanches il voudrait que je les fasse. Il a dit à Maman que j’étais curieux, et que ça, c’était bien. Mais là, c’est pas comme quand on est curieux. Je sais dans moi à l’intérieur que c’est pas pareil.

C’est pas les expériences que j’aime bien. La grenouille, elle crie pas vraiment. On est même pas sûr qu’elle a mal. Faut que je demande à Papa si les grenouilles elles ont une âme.

Peut-être que si on a pas mal, c’est qu’on a pas d’âme. Alors des fois, quand Papa il me fait pas trop mal, ça veut dire que j’ai pas d’âme. Mais si on a une âme, on doit l’avoir tout le temps.

Ou le Bon Dieu il a fait que des fois on a pas d’âme pour pas avoir mal.

Je comprends pas très bien comment ça marche ces histoires d’âme. Faudra que je lise des livres qui en parlent quand je saurai mieux lire que maintenant. Faut pas que je demande à Papa. Peut-être qu’il sait pas non plus.

Francis il est colèreénervé. Je le vois parce que le canif, il fait n’importe quoi avec.

J’ai lâché la grenouille. Elle bouge plus. Je crois qu’elle est morte.

Partie.

Elle est allée au paradis des grenouilles.

Ben non.

Le paradis, c’est pour les gens. Pas pour les grenouilles.

– Tiens ! Tiens ! Il la tape avec le couteau. À chaque fois que l’Opinel touche la grenouille, ça fait du gâchis. Il en a partout. Ça m’a pas fait les trucs comme d’habitude dans le ventre.

J’ai juste envie de vomir, et si je vomis, Francis il va se moquer de moi ou il va croire que je suis malade.

– Qu’est-ce t’as ? Il me demande.

– J’ai rien. Je réponds. C’est juste un truc bizarre dans le ventre. Comme quand j’ai eu la gastrotérite, le mois dernier.

– T’as envie de vomir ?

Je lui fais signe que non. Que ça va mieux. Il a les mains pleines du dedans de la grenouille. Maman, les trucs comme ça, elle dit que c’est pas ragoutant.

C’est sûr. C’est pas ragoutant.

J’ai les yeux ferméserrés pour pas que le dedans de mon ventre il remonte dans ma bouche, mais ça remonte quand même. Alors je vomis le petit déjeuner de ce matin, et ça non plus, c’est pas ragoutant. Francis, il me regarde en rigolant, et j’aime pas ça.

– C’est à cause de la grenouille ? C’est la grenouille qui t’a rendu malade ?

– Mais non, je dis. C’est pas ça. C’est la gastrotérite.

– Si c’est pas la grenouille, il faut qu’on fasse un truc tous les deux. Pour dire qu’on est des frères, et qu’on sera toujours ensemble.

– Tu veux faire quoi ? Je lui demande.

– Un truc chouette, avec la grenouille. Pour qu’on s’en souvienne toute la vie.

Alors il la retourne. Il retourne les morceaux. Parce que maintenant, on voit plus très bien que c’était une grenouille.

Avec l’Opinel, il coupe un peu la paume de sa main. Alors ça saigne, et ça, ça me fait des guilis dans le ventre.

Parce que ça, c’est pas pareil. Le sang de ceux qui ont une âme, c’est pas pareil. Il met sa main dedans, et il farfouille un peu. Quand il sort les doigts, ils sont remplis des trucs de l’intérieur du ventre. C’est tout poisseux, et ça fait pas très envie.

Il me regarde et il se fait des marques avec les doigts. Des marques sur les joues. On dirait un Indien qui part à la guerre des Indiens. Ils se faisaient des trucs comme ça. On l’a vu dans un illustré.

Francis, il a plein d’illustrés. Sa mère elle lui en achète toutes les semaines.

Il a de la chance.

– Mon père s’appelle Aigle Noir, et il peut regarder le soleil et la mort en face.

C’est ce qui est écrit dans celui qu’on préfère. Je sais que Francis, son père il s’appelle pas Aigle Noir, mais ça fait drôle quand même.

– Vas-y Louis. Il faut que tu le fasses aussi. Après on fera un trucjuré.

Alors je fais comme il me dit. Je prends le couteau qu’il me rend, et je coupe un peu ma main, comme lui. Quand je fais ça, ça frissonne dans moi. J’ai plus mal au cœur comme tout à l’heure.

Plus du tout.

Et puis je trempe la main, juste la paume, dans le ventre de la grenouille. Je farfouille un peu, comme lui, et puis je le ressors, et je fais les marques sur mes joues.

Les marques de la guerre.

– Il faut qu’on dise chacun un trucjuré, maintenant.

Je sais pas quoi dire comme trucjuré. C’est pas facile. Je sais pas si je dois dire un truc pour lui ou pour moi.

Il me regarde, et réfléchit. Quand Francis il réfléchit, ça se voit, il a les yeux ferméouverts.

– Quand je serai plus grand, que je serai très fort, je tuerai ton père pour plus qu’il se frotte. Je le tuerai tellement qu’il vivra plus jamais. Je cacherai tous les morceaux de lui loin pour pas que le Bon Dieu il les retrouve. Et le Bon Dieu, il les retrouvera jamais. Comme ça ton père il se frottera plus.

Je sais pas quoi dire.

C’est un sacré trucjuré qu’il a dit là. Faut que je réfléchisse très fort pour que le mien il soit bien aussi. C’est sûr que si Papa il se frotte plus, ce sera bien. Alors je pense à Isa. Parce que Isa c’est mon amoureuse.

J’ai envie de dire un trucjuré pour elle. Mais je peux pas. Peut-être que je peux dire un truc et dans un autre coin de ma tête en dire un autre.

– Quand je serai plus grand, même si je suis moins fort que toi, je ferai toujours attention qu’il t’arrive rien. Que personne te fasse jamais de mal. Personne.

Je suis assez content de mon trucjuré.

Francis aussi.

Ça se voit parce qu’il a de l’eau dans les yeux. Faut pas le dire, parce que les garçons ça pleure pas il lui a dit son père. Alors je regarde ailleurs, pour faire comme si je voyais pas. Je regarde les arbres.

– T’as vu, je lui dis. Les arbres, on dirait qu’ils touchent le ciel.

Je l’entends qui renifle un peu. Quand on a de l’eau dans les yeux, après on renifle.

– C’est un chouette trucjuré que tu m’as dit.

Il sait pas que dans ma tête je l’ai dit aussi pour Isa. Je veux que personne lui fasse de mal.

Jamais.

Je sais qu’on va grandir. Je sais qu’on va devenir des hommes et que des fois, les hommes ils oublient les trucjurés qu’ils se disent quand ils sont des garçons, mais je sais que Francis il oubliera jamais et je sais que moi non plus, j’oublierai jamais.

Et je sais que dans quelques jours, Papa il va recommencer avec moi.

Alors en douce, sans montrer que je réfléchis, je demande au Bon Dieu de me dire comment je peux cacher mon âme, pour pas que j’aie mal.

Parce que je veux plus avoir mal.

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