Francis

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Francis courait moins vite que sa sœur.

Au début, ça l’avait un peu ennuyé, mais il s’était rendu compte aussi qu’il était plus fort qu’elle. Elle ne serait jamais capable de le battre, et ça c’était bien.

De toute façon, les grands frères, ça sert à ça. Protéger les petites sœurs, c’est leur boulot.

C’est ce que croyait Francis, même si son père n’était pas tout à fait d’accord.

Son père disait souvent que les hommes devaient être plus forts que les femmes.

« Tu comprends Francis, si on les laisse faire, elles prendront le pouvoir. On servira plus qu’à leur faire des gosses. Oublie jamais ça. Te laisse pas faire par une bonne femme. Jamais. »

Francis ne savait pas ce qu’était le pouvoir. Bien sûr il connaissait les supers pouvoirs de Flash Gordon, mais le pouvoir, il ne savait pas. Il n’avait pas osé demander à son père.

Quand il rejoignit Louis, quelques secondes après sa sœur, elle tenait déjà dans sa main la grenouille que Louis lui avait donnée.

Il sentit la colère l’envahir.

Louis était son copain à lui, et il aurait dû avoir la grenouille d’abord, avant Isa.

Quand ils étaient ensemble, Louis était souvent plus gentil avec elle qu’avec son meilleur copain. Francis n’aimait pas ça. Pas du tout. Il se contint et se força à faire un sourire à son ami.

« C’est mon anniversaire Louis aujourd’hui ! »

Il remarqua la gêne du petit garçon. Un regard moins franc que d’habitude. Il avait oublié son anniversaire. Lui, il n’oubliait jamais. La dernière fois, il avait même piqué l’Opinel de son père pour lui offrir. La colère se transformait lentement en quelque chose de plus fort.

De la violence, prête à exploser.

« C’est quoi mon cadeau d’anniversaire ? »

Francis aurait tellement voulu que Louis lui dise, dès qu’il l’avait vu, qu’il avait pensé à ça. Que c’était même la première chose à laquelle il avait pensé ce matin.

Mais non. Juste un silence. Puis ces quelques mots.

« J’ai attrapé la grenouille pour toi. »

Il sut instantanément que c’était un mensonge. Un mensonge pour éviter qu’il se mette en colère. Louis savait que Francis pouvait devenir bizarre quand il était fâché.

« C’est vrai ?

– Ben ouais. Je savais pas quoi te donner pour ton anniversaire, alors j’ai suivi la grenouille et je l’ai attrapée pour toi. »

Le sourire revint sur le visage de Francis. Une grenouille, c’était chouette pour les expériences.

« Donne-la-moi, Isa ! C’est mon cadeau ! Donne ! »

Le ton qu’il employa pour demander à sa sœur de lui donner le petit animal ne faisait pas peur à celle-ci. Elle était tellement proche de lui qu’elle le connaissait par cœur. Elle savait que ses colères n’étaient jamais dirigées contre elle.

« D’accord. Je te la donne, mais tu lui fais pas mal.

– Je fais ce que je veux, c’est mon cadeau. Je peux faire comme je veux. Exactement comme je veux. Alors vas-y, donne-la-moi ! »

La petite fille déposa avec délicatesse la grenouille dans la main de son frère, et il recouvrit le batracien de sa paume et commença à réfléchir à quelles expériences ils allaient pouvoir réaliser. Ses pensées revenaient sans cesse à des images qu’il avait vu dans un livre que son père enfermait dans l’armoire de la chambre. Il l’avait découvert cet hiver, en cherchant une couverture que sa mère lui avait demandé.

Quand il l’avait feuilleté, les photos lui avaient claqué au visage. Des corps mutilés, découpés, et des types en blouses blanches qui souriaient à l’objectif. Sa respiration s’était accélérée pendant quelques minutes. Le temps qu’il tourne quelques pages. Il avait remis le livre précisément où il l’avait trouvé, sous les draps brodés que sa mère n’utilisait jamais.

Il attendait que ses parents soient absents et retournait fréquemment regarder les images qui l’avaient tant émoustillé. Une étrange sensation de bien-être quand il détaillait toutes ces expériences. Et surtout l’envie grandissante de pouvoir faire la même chose.

« Rentre, Isa. Va voir si Papa il est réveillé. S’il te plaît…

– Pourquoi tu veux que je rentre ?

– Parce que Maman elle a dit que quand il serait levé je pourrais avoir mon cadeau. S’il te plaît.

– C’est quoi ton cadeau ? demanda Louis. C’est le vélo ?

– Ouais. Je les ai entendus dire la cachette dans le garage. C’est çui de la photo du catalogue. Çui que je voulais. »

Il savait en répondant à Louis que son ami voulait le même. Mais il savait aussi que les parents du petit garçon avaient refusé, sous prétexte de manque d’argent. Le père de Louis était pasteur au temple du Mazet, et la paye des pasteurs ne devait pas être très grosse. Même si la fréquentation du temple était importante, notamment le dimanche, les parents de Louis tiraient souvent le diable par la queue. Il avait entendu son père dire ça, un soir, avec ses copains, et ils avaient tous éclaté de rire. Francis n’avait pas compris pourquoi.

« Tu me le prêteras ? demanda Isa.

– Si tu rentres et que tu regardes si Papa il est levé, je te le jure. Je te le prêterai plein de fois.

– D’accord. Mais tu fais pas de mal à la grenouille.

– Mais non… » répondit Francis.

La petite fille s’éloigna en courant dans le chemin et se retourna pour sourire à Louis.

Francis regardait la grenouille avec convoitise et pensait en même temps aux photos qu’il avait encore examinées la veille, profitant de quelques instants où ses parents buvaient un verre dans le salon, devant la télévision. Louis attendait la réaction de Francis et semblait inquiet.

« T’as ton couteau ? »

Francis avait posé la question mais connaissait déjà la réponse. Louis ne sortait jamais sans son Opinel. Le canif le suivait partout, au fond d’une de ses poches. Il fit un signe de connivence à son ami, et s’enfonça dans les genêts.

« Viens, on va se mettre plus loin.

– Mais si Isa revient et qu’elle nous voit pas, elle va s’inquiéter.

– Elle va pas revenir. Ma mère voudra pas. Le mercredi elle lui apprend des recettes de cuisine, et puis comment faire le ménage. Des trucs de fille.

– T’es sûr ?

– Ouais, je suis sûr et certain.

– Elle va pas être pleurertriste ? »

Francis jeta un coup d’œil à Louis.

« Ça existe pas ce mot.

– Ben c’est que personne l’a encore inventé, sinon ça existerait. »

Francis n’insista pas. Louis était très intelligent avait dit sa mère et c’était pour ça que parfois il disait des choses bizarres.

Son père avait rigolé.

« Ça va pas l’aider beaucoup avec un père comme le sien. »

Mais la mère de Francis lui avait fait les gros yeux, comme elle leur avait fait ce matin, et le père n’avait rien ajouté.

Il se retourna pour voir si Louis le suivait, et s’approcha des pins qui bordaient la lisière de la forêt.

« Viens Louis. Elle reviendra pas, je te dis ! »

La forêt engloutit les deux garçons.

Louis avait toujours un peu d’appréhension quand ils pénétraient sous les arbres par cet endroit précis. Le chemin vicinal qui démarrait un peu plus loin, à proximité de la route, avait au moins l’avantage d’être parfaitement dégagé. Ici, le soleil avait du mal à entrer et mis à part quelques clairières, un autre monde s’ouvrait à eux. Un monde de froideur, d’insectes rampants, de monstres cachés sous le couvert.

Pas un monde de petits garçons.

Francis s’arrêta à quelques mètres, au pied d’un pin immense, dont la cime touchait le ciel. Il s’allongea, tenant toujours la grenouille dans les mains. Le pauvre animal ne bougeait plus. Attendant un sort qu’il ne pouvait sans doute pas imaginer.

« Ton père et le curé, ils se battent jamais ?

– Pourquoi tu veux qu’ils se battent ? répondit Louis.

– Ben parce que leur truc d’église, c’est comme s’ils avaient un magasin. Ils se piquent des clients. »

Louis se rendit compte qu’il n’avait jamais pensé à ça et se tourna vers Francis.

« Ben ouais, mais de toute façon, l’église au Mazet, il y a personne. Les cathos ils vont au Chambon. C’est mon père qui l’a dit. Nous, on est des Huguenots, il a dit ça aussi.

– Des quoi ?

– Des Huguenots. Je crois que c’est ça qu’il a dit. C’est comme les cathos, mais pas pareil.

– Tu veux dire que les cathos ils ont pas le Bon Dieu ?

– Je sais pas. Sans doute que c’est pas le même. Faudra que je demande à mon père. »

Francis releva la tête, et sans lâcher la grenouille, se tourna vers Louis, puis parla au petit animal.

« Ton père, il se frotte toujours ?

– Pas trop. Il se frotte avec Judith.

– Ta cousine ?

– Ouais. Elle dort dans ma chambre, alors je fais semblant que je les entends pas, mais je les entends quand même. Surtout qu’après elle pleure. »

Louis avait baissé les yeux. Un sentiment de honte l’envahissait et il avait horreur de ça. Encore une fois il pensa que son père était différent, et que son ami avait vu juste en lui disant que les pères ne devaient pas se frotter à leurs enfants.

« Elle pleure parce qu’elle a mal ?

– Je crois.

– Tu veux que je demande à mon père si c’est bien que le tien il se frotte comme ça ?

– Non ! »

La réponse avait jailli de la bouche de Louis comme un cri de défense.

« Non ! Lui dis pas. Si ça se trouve, c’est juste que mon père il est pasteur. C’est peut-être un truc de pasteur de Temple. Peut-être c’est Dieu qui leur dit de faire ça.

– J’en sais rien, répondit Francis. En tout cas, moi, j’aimerais pas trop ça.

– Ben j’aime pas trop ça. Mais je peux pas lui dire non. Une fois j’ai essayé. Il m’a tapé fort. Plus fort que d’habitude.

Francis tenait toujours la grenouille, et s’adressait à l’animal plutôt qu’à son copain, pour ne pas le mettre mal à l’aise.

– Mon père, il nous tape jamais. Mais des fois, Maman elle se cogne.

– Tu crois que ton père il la tape ?

– Je sais pas. Elle dit pas que c’est lui, et elle met de la poudre dessus pour pas qu’on voie. Mais ça se voit quand même. Mon père il dit que c’est normal qu’on soit plus fort que les filles. Pour le pouvoir. Alors peut-être il la cogne un peu quand elle la ramène.

– Le pouvoir ? demanda Louis.

– Ouais. C’est ce qu’il a dit une fois. J’ai pas bien compris.

Francis fixait maintenant la grenouille. Son regard avait changé.

– Passe-moi ton couteau.

– Pour quoi faire ?

– Une expérience. J’ai vu ça dans un livre de mon père.

– T’as vu quoi ?

Louis sentit l’inquiétude l’envahir. Les expériences de Francis se finissaient souvent assez mal, et il n’avait pas envie de faire de la peine à Isa.

– Des photos dans un livre. Je t’ai pas dit, parce que j’attends de bien les connaître pour te dire.

– Des photos de grenouilles ?

Francis éclata de rire. La grenouille émit un faible croassement, comme si elle tentait de faire entendre raison à son exécuteur. Celui-ci ne la regarda même pas.

– Mais non, des photos de gens.

– Des vrais gens comme nous ? Tu me montreras ?

– Je peux pas. Il est caché tout en haut de l’armoire de mes parents. Il faudra que tu viennes quand ils sont pas là.

Francis tentait de se remettre en mémoire la dernière photo qui lui avait provoqué ces frissons de plaisir qu’il avait du mal à contrôler. Il saisit le canif que lui tendait Louis.

– Tiens-moi la grenouille. Bien à plat sur le ventre.

Louis obtempéra. Il écarta les pattes de la grenouille et plaqua l’animal contre la mousse qui faisait un tapis verdoyant sous les frondaisons. Il espérait que l’expérience de Francis serait intéressante, mais il savait aussi que les grenouilles ne crient pas.

Pas d’âme.

Pas de douleur.

– C’est pour qu’on voie ses os. Pour voir si c’est comme le squelette dans la classe de Monsieur Desplanches.

Francis sourit à Louis. Et Louis sourit à Francis.

Amis pour la vie.

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