Francis

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Le petit garçon ouvrit les yeux. Un bruit bizarre l’avait tiré du pays des songes. Il était encore tôt, puisque le soleil ne pénétrait pas encore dans la chambre qu’il occupait avec sa sœur.

La première pensée qui lui vint à l’esprit fut qu’il avait sept ans aujourd’hui.

Son anniversaire !

Il avait demandé à ses parents un nouveau vélo et savait que son cadeau l’attendait dans le garage, soigneusement enveloppé dans un énorme carton. Il avait surpris une conversation entre ses parents un soir qu’il était censé dormir profondément. Il s’était levé en catimini pour se rendre aux toilettes et avait entendu sa mère parler dans le salon.

Elle était en grande conversation avec son père, sans prêter attention à l’émission qui passait à la télévision, dont le son avait été baissé pour ne pas les réveiller, lui et sa sœur.

« Tu crois que c’est celui-ci qu’il voulait ?

– Oui, j’en suis sûr. C’est celui qu’il nous avait montré dans le catalogue. Même la couleur, c’est celle-ci qu’il voulait.

– Un vélo rose, pour un garçon, c’est pas un peu bizarre ?

– Il n’a que six ans… Pas la peine de s’inquiéter.

– Sept, dans une semaine, avait répondu sa mère.

– Ouais, six ou sept, c’est pareil. »

Francis avait rampé jusqu’à la porte. Le hall d’entrée baignait dans la pénombre et ses parents ne pouvaient pas le voir. Il avait rampé comme les Indiens rampaient quand ils voulaient attaquer les cow-boys.

« Je voudrais pas qu’on en fasse un homosexuel… »

Ça, c’était la grande crainte de sa mère.

Francis ne savait pas ce qu’était un homosexuel. Il avait demandé à Louis, son meilleur copain, mais celui-ci avait été incapable de lui répondre.

« Tu dis des conneries ! »

Quand son père commençait à hausser le ton, c’était pas bon signe, mais sa mère s’approcha de lui et se nicha dans ses bras.

« Je sais très bien qu’avec un père comme toi, il ne deviendra pas une tapette, c’est juste que cette couleur, ça me parait bizarre…»

Le père se calma instantanément et quand ils commencèrent à faire les bruits annonciateurs des ébats auxquels Francis avait assisté une fois, en pénétrant sans frapper dans la grande chambre des parents, il s’éclipsa.

Il laissa ses pensées vagabonder en attendant les bruits qui annonceraient que sa mère préparait le petit déjeuner.

Aujourd’hui, mercredi, il n’avait pas classe, et commençait déjà à imaginer la journée merveilleuse qu’il allait passer avec Louis.

Pas sûr qu’il laisserait venir sa sœur avec lui. Louis l’aimait vraiment bien, mais ce n’était pas une raison suffisante pour s’encombrer d’une fille qui allait traîner dans leurs pattes et les empêcher de faire leurs expériences. Ils avaient prévu plein de choses, et Francis devait rejoindre son ami au plus tôt. Il devait déjà l’attendre.

Louis se levait en général à l’aube quand ils n’allaient pas à l’école et l’attendait sur le petit chemin qui venait de la forêt.

Il entendit Isabelle se lever. Elle allait, comme chaque matin, venir dans sa chambre et se pelotonner contre lui. Il adorait ces instants de complicité, même s’il ne s’en vantait pas auprès de ses copains.

Sa sœur poussa la porte de sa chambre et se précipita sur le lit de Francis.

« Bon anniversaire !

– Merci Isa. T’es la première…

– Je sais. Je suis toujours la première. »

Elle lui fit un énorme bisou sur la joue, qui résonna dans la chambre silencieuse et se serra contre son grand frère qu’elle adorait. Ils avaient presque un an d’écart, et autant Francis était grand pour son âge, autant la petite fille, qui tenait de sa mère, ressemblait à une poupée. De longs cheveux blonds qu’elle refusait obstinément de couper, un petit nez mutin, et d’immenses yeux verts.

Cette période pendant laquelle ils avaient tous les deux le même âge prenait fin aujourd’hui, jusqu’à ce qu’Isabelle fête elle aussi son anniversaire, le 22 mars prochain.

Et Louis était amoureux d’Isabelle.

Ça embêtait bien un peu Francis, parce que Louis, c’était son pote, son meilleur ami, mais en même temps, quand ils seraient plus grands, ils seraient encore plus proches si celui-ci se mariait avec Isabelle.

« Louis nous attend ? demanda Isabelle en murmurant dans le cou de son frère.

– Ouais. Il m’a dit qu’il m’attendrait moi sur le chemin. Vers les genêts.

– Tu veux pas que je vienne ?

– C’est pas ça. Mais on va peut-être faire des trucs dangereux aujourd’hui. »

Elle le toisa de toute la hauteur de ses six ans.

« Tu crois que je peux pas faire des trucs dangereux ?

– Ben si, mais s’il faut qu’on grimpe aux arbres, des choses comme ça…

– Je grimpe mieux que toi aux arbres. Et moi, j’ai pas peur quand je suis en haut. Toi, t’as peur.

– Dis pas ça ! J’ai pas peur, je fais juste gaffe de pas tomber. C’est pas pareil. »

Elle lui sourit. Quand elle lui souriait comme ça, il perdait tous ses moyens. Au moment où il allait répondre, ils entendirent les bruits annonciateurs du petit déjeuner retentir dans la cuisine, au rez-de-chaussée.

Isabelle se jeta au bas du lit de son frère, et Francis la suivit, à la recherche de sa deuxième pantoufle qu’il était pourtant sûr d’avoir jetée près de la chaise la veille.

« Les enfants ! À table ! Le petit déjeuner est prêt ! »

Il cherchait toujours sa pantoufle quand il vit sa sœur qui le regardait d’un air goguenard. Elle la tenait à la main.

« C’est ça que tu cherches ? »

Elle agitait la main avec un petit sourire.

« Elle était où ?

– Juste là. À côté de l’armoire. »

Il attrapa le chausson, l’enfila et se précipita à la suite d’Isabelle dans les escaliers. La cavalcade fit sortir leur mère de la cuisine et elle leur fit les gros yeux.

« Moins de bruit, vous allez réveiller Papa… »

Mauvaise idée.

Ils savaient tous deux que leur père réveillé en sursaut n’était pas à prendre avec des pincettes. Ils ralentirent donc et entrèrent dans la cuisine où une délicieuse odeur de pain grillé commençait à se répandre.

Francis s’arrêta et regarda sa mère.

« Qu’est-ce que tu t’es fait ? T’as l’œil tout gonflé.

– C’est rien mon chéri. Je me suis cogné ce matin dans la porte de l’armoire. »

Le petit garçon n’ajouta rien, mais il se dit que sa mère avait tendance à se cogner souvent depuis quelque temps. De toute façon, la seule chose importante pour lui était ce jour béni où il allait avoir son nouveau vélo. Un vélo rose qu’il avait montré à ses parents sur le gros catalogue de Manufrance et qu’il trouvait parfait en tout point.

La fillette ne releva pas non plus l’œil gonflé de sa mère. Elle aussi semblait s’y être habituée. Certains jours, Maman se réveillait avec les yeux gonflés, d’autres avec des marques sur les joues. Cela faisait partie de leur quotidien.

Ils n’avaient jamais assisté à une dispute dégénérant au point que leur père frappe leur mère. Ce genre de chose se réglait à l’intérieur de la chambre parentale, et les traces qu’elle arborait le matin suivant disparaissaient derrière une épaisse couche de fond de teint après un passage dans la salle de bains.

Ce matin, elle n’avait sans doute pas eu le temps, occupée à préparer le petit déjeuner de Francis et Isabelle. Elle savait à quel point ce jour était important pour les deux enfants. Aujourd’hui, Francis devenait un « grand » frère pour les dix mois suivants. Le frère et la sœur s’installèrent face à face à la table de la cuisine. Elle les couvait du regard. Elle savait qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que les colères de son mari dégénèrent et se retournent contre les enfants. Alors elle supportait tout. Les coups, la violence, sans dire un mot. Elle arborait au contraire un sourire resplendissant chaque jour pour que les enfants ne se doutent de rien.

En passant devant la fenêtre de la cuisine, le reflet lui renvoya son visage et elle prit en pleine figure la boursouflure de son œil. Pourquoi s’était-il énervé hier soir ? Elle n’en avait aucun souvenir. Elle constatait juste que ses colères devenaient plus fréquentes. Que la violence dont il faisait preuve dans la chambre n’était plus supportable sans qu’elle émette ces gémissements qui semblaient l’exciter encore plus. Hier soir, elle avait enfoui son visage dans l’oreiller pendant qu’il la besognait en ahanant comme un porc. L’image la fit sourire, si elle en était encore capable. Elle était sûre que les porcs montraient plus de compassion envers les truies que son mari envers sa femme. La perversion dont il faisait preuve en l’attachant parfois aux montants du lit. Les fesses tournées vers lui, sans qu’elle puisse voir ou imaginer ce qu’il allait encore inventer pour la faire souffrir.

Elle chassa ces pensées de son esprit et s’intéressa aux deux gamins plein de vie qui dévoraient avec entrain leurs tartines de pain grillé.

« Vous faites quoi aujourd’hui ? »

Ce fut Francis qui répondit.

« On va rejoindre Louis. Il nous attend dans le chemin vers chez lui. Je pourrai avoir mon cadeau avant, Maman ? »

Elle appréhendait cette question.

« Je préfère qu’on attende que Papa soit là, Francis. Je pense que ça lui fera de la peine si ce n’est pas lui qui te le donne. »

Une excuse à la con.

Elle se maudissait parfois de devoir jouer ce rôle de mère tampon pour éviter à ses enfants des situations difficiles.

« Oh non… Mais il va se lever tard aujourd’hui. Hier il était avec ses copains. Quand il est avec ses copains, il se lève toujours tard…

– Je sais mon poussin. Mais c’est comme ça. De toute façon, tu ne comptais pas aller chez Louis en vélo ?

– Ben si. Pour lui montrer.

– Pas aujourd’hui, Francis. Tu auras ton cadeau tout à l’heure quand vous reviendrez. Je te le promets. Si vous avez fini de déjeuner, allez-y… Mais faites attention ! Et personne ne grimpe aux arbres ! »

Les deux enfants s’éclipsèrent, après avoir attrapé les gilets de laine tricotés par leur grand-mère maternelle. Francis était déçu, mais la perspective de retrouver Louis avait gommé le fait qu’il n’aurait pas son cadeau d’anniversaire ce matin.

Ils coururent à travers la cour de la ferme et prirent le chemin qui menait à la maison des parents de Louis. Il était encore tôt, et la fraîcheur du matin laissait une trace de rosée sur les genêts qui bordaient le chemin.

Isabelle aperçut Louis la première. Elle avait pris un peu d’avance sur son frère qui avait traîné à refermer la barrière de la cour. Leur père ne supportait pas qu’on la laisse ouverte.

Louis était assis au bord du chemin. Il semblait très occupé. Elle le rejoignit et s’accroupit près de lui.

« Ça va Louis ?

– Ouais, ça va. Elle a failli m’échapper, mais je l’ai eue. Regarde. »

Il releva la main.

Il fit un sourire à Isabelle en lui montrant fièrement la grenouille qu’il avait capturée.

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