Louis

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Je l’ai repérée hier.

Elle se planquait derrière la maison des Lesigny, avec ses copines.

Sans doute qu’elle venait d’en bas. Elle avait dû se baigner dans la rivière, parce que t’es obligé de passer par là avant de remonter sur la route. Mais je suis pas sûr qu’elle voulait aller vers la route. On aurait plutôt dit qu’elle voulait l’éviter.

En tout cas, j’ai pas fait de bruit pour pas qu’elle m’entende. J’avais pas envie de lui faire peur.

Les gonzesses, c’est toutes les mêmes. Elles ont les chocottes de tout. Surtout celles-là. Le moindre truc les affole. Alors j’ai fait gaffe.

Super gaffe.

Elle s’est pas rendu compte tout de suite que j’étais derrière elle. Elle baguenaudait comme ça, l’air de rien, le nez en l’air, à petits sauts de cabri.

On aurait dit qu’elle cherchait quelque chose, mais je crois qu’elle ne cherchait rien.

Quand tu cherches un truc, tu regardes vachement bien ce qu’il y a autour de toi. Pas elle.

Je te l’ai dit. Le nez en l’air. Presque une foutue gonzesse avec des cuisses bien galbées. J’adore quand elles ont les cuisses bien galbées. Je sais pas comment expliquer, mais j’aime vraiment ça.

Pas le genre sac d’os, tu vois. J’aime pas les sacs d’os. Ma mère, c’est un sac d’os.

Ma cousine aussi. Ma cousine, elle m’aime pas.

J’ai jamais vraiment su pourquoi, mais elle m’aime pas. Je crois que c’est parce que je pige les choses plus vite qu’elle. Elle est jalouse de ça. À l’école, on est dans la même classe. On est en CE2. Sauf que j’ai deux ans d’avance. Ça veut dire qu’elle a huit ans, et que j’en ai six.

Six ans, j’aime bien.

Quand t’as six ans, les grands ils te font confiance. Ils pensent que t’es un petit garçon et que tu sais pas faire des trucs de grands. Ils se gourent.

Moi, je fais des expériences, et l’instituteur il a dit que c’était bien à ma mère.

Parce que je suis curieux, il a dit.

Mais ma mère, elle est inquiète.

Elle a vu comment on fait nos expériences avec Francis, et ça lui fait peur. Je sais pas pourquoi. Moi je trouve ça plutôt chouette. Je crois qu’elle aime pas faire du mal aux animaux. Pourtant mon père il dit que les animaux ils ont pas d’âme. Pas d’âme, ça veut dire qu’ils sentent rien. Que si ça se trouve, ils ont même pas mal.

Moi je préférerais qu’ils aient mal parce que ça me fait des trucs.

Comme des guiliguilis dans le ventre. Parce que mal, je sais comment c’est.

Je le sais depuis que Papa il a commencé à entrer dans ma chambre.

Il y a deux ans, au début de l’été.

J’étais petit. Vraiment petit. Alors c’était pas grave. Juste il se frottait contre moi. C’était bizarre, surtout quand il grognait dans mon dos comme un ours même si j’ai jamais entendu d’ours grogner, mais c’est comme ça qu’ils doivent faire.

Je crois.

Je peux pas dire que ça m’a fait mal, au début.

Le mal, il est venu qu’après.

La première fois, qu’il m’a cogné, d’abord avec les mains bien à plat et puis avec les mains fermées, j’ai pas compris pourquoi. J’avais rien dit et j’étais resté sans bouger pourtant. Il me l’avait murmuré dans l’oreille.

« Bouge pas. T’auras pas mal. »

Je sais pas si Maman elle a entendu quand il m’a cogné parce que si elle a entendu et qu’elle s’est pas levée, c’est qu’elle a dû croire que c’était un rêve. Juste un rêve. Comme quand il t’arrive des trucs pendant que tu dors. Des trucs que tu crois que c’est vrai, mais que quand tu te réveilles, tu te rends compte que t’as été très bête.

Que les rêves, c’est que des histoires que tu t’inventes dans ta tête.

Après, mon père il m’a pas regardé pendant une semaine.

Le matin du premier jour de ma nouvelle vie, quand je suis allé dans la salle de bains pour me débarbouiller, je me suis pas reconnu. Ma bouche, elle était enflée, et ma joue droite, elle était bleue.

Un joli bleu, mais quand même, je savais que c’était pas normal qu’il m’ait cogné comme ça. Sans doute qu’il a cru que je le dirais à Maman, mais j’ai rien dit, et elle a rien dit non plus. Quand la maîtresse a demandé à ma mère ce qui m’était arrivé, elle a dit que j’étais tombé dans les escaliers pendant la nuit.

C’est un peu ce qui m’était arrivé. J’étais tombé, et je suis tombé souvent après ça.

Très souvent.

Je crois que Maman fermait les yeux pour pas voir et que Papa, lui, il regardait ailleurs. Je crois que c’est pas le même papa qui rentre dans ma chambre le soir. Il est comme un magiciensorcier. Ceux qui peuvent se transformer.

Il y a le papa du jour, et le papa de la nuit.

Celui de la nuit, je l’aime pas trop.

Elle sautille toujours.

C’est facile de marcher sans faire de bruit, parce qu’on est dans l’herbe du chemin. L’herbe, elle est un peu mouillée parce qu’il a plu cette nuit.

J’aime bien. Ça sent bon. On est au mois de mai.

Le mois de mai, c’est joli ici. Comme dans la chanson.

Les genêts sont en fleur. Ça fait du vert et du jaune et le jaune, c’est beau.

Je crois qu’elle m’a entendu. Elle s’est arrêtée au bord du chemin. J’ai dû faire du bruit avec mes chaussures sur un caillou. Elles ont l’ouïe fine.

Je bouge plus. Si je bouge, elle va me voir.

J’en profite pour penser à Maman. Maman qui n’entend plus rien depuis si longtemps. Elle a commencé à maigrir quand Papa est entré dans ma chambre. Je crois que le matin suivant, elle avait déjà perdu du poids.

Même lui, il lui a dit. Ce matin, il lui a dit encore.

« T’as vu à quoi tu ressembles ? T’as plus de forme… On dirait un sac. Décidément, on devrait toujours demander une photo avant de se marier. Une photo de la mère. Parce que là, on dirait ta mère ! T’es à gerber ! »

Je savais pas ce que c’était gerber. J’ai cru qu’il voulait dire qu’on pourrait en mettre plusieurs ensemble et les attacher pour pas qu’elles bougent alors j’ai demandé à Maman et elle m’a expliqué. C’était pas gentil de lui dire ça. Mais mon père, il est pas gentil.

Sauf avec moi.

Avant qu’il cogne.

Je sais pas s’il cogne parce qu’il m’aime ou parce qu’il a honte après. Quand j’ai demandé à Maman, elle m’a dit que c’était des bêtises. Qu’elle avait rien entendu.

« Et de quoi veux-tu qu’il ait honte ? La honte, c’est quand on fait quelque chose de mal. Quand on fait du mal aux gens, parfois. Qu’est-ce qu’il t’a fait ton père ? «.

Rien. Il fait que se frotter contre moi, j’ai dit. Je pouvais pas lui dire tout.

« Tu dis des sottises. Il se frotte parce qu’il t’aime. Viens prendre ton petit déjeuner et appelle ta cousine. »

C’est mercredi aujourd’hui, et j’ai pas école. C’est pour ça que je suis allé me promener. Je crois que ma mère, elle préfère quand je suis pas à la maison.

Avant, il y a pas longtemps, c’est le jeudi qu’on allait pas à l’école. Et on avait cours le samedi après-midi aussi. C’est fini. C’est grâce au nouveau président. Il s’appelle Pompidou. C’est un drôle de nom mais c’est un chouette président. Il est juste bizarre avec ses sourcils très gros et très noirs.

Elle est repartie.

Faut que je fasse attention. Parfois, quand je pense trop fort, je parle. Si je parle, elle va m’entendre et ce sera fichufoutu alors je lui laisse prendre un peu d’avance.

S’il faut, je cours vite. Elle pourra pas me semer quand je voudrai la rattraper.

Il est venu cette nuit encore, mais je savais qu’il allait me laisser tranquille parce que ma cousine elle dort à la maison.

Dans ma chambre.

Sa mère, elle a commandé un autre bébé et elle est allée le chercher dans l’hôpital. C’est ce qu’elle a dit Judith. Judith, c’est ma cousine. Elle est pas très intelligente. Elle croit que les bébés, tu les commandes sur un catalogue comme celui de Manufrance, et que tu vas les chercher quand ils sont prêts.

Pourtant elle travaille bien à l’école. Juste, elle est pas curieuse. Les gens qui sont pas curieux, ils restent des gens toute leur vie. Moi, je veux pas être un gen. C’est pour ça que je suis curieux. J’ai piqué les magazines de Papa pour regarder les dames toutes nues. Il croit que je sais pas qu’il les cache dans l’ancienne écurie.

Avant, la maison où on habite, c’était une ferme. Une ferme avec des animaux dedans. Ça devait être chouette. Mais c’était il y a longtemps. Au moins quinze ans. Avant que mon grand-père il l’achète pour habiter dedans avec mes parents.

Et moi.

Je me suis tourné quand il est entré. J’ai fait comme quand je dors lourdprofond. Que même une sirène elle pourrait pas me réveiller elle dit Maman. Mais il est pas venu vers moi, il est allé vers Judith.

C’est pas la première fois. Ça fait une semaine qu’il va vers elle tous les soirs. Il lui fait mal. Je le sais parce qu’après elle pleure sans faire de bruit. Il lui a dit que si elle criait, il la cognerait, et qu’après il cognerait le bébé aussi quand il serait là.

Parce que la mère de Judith, c’est la sœur de Papa. Ils vont venir habiter avec nous. À la place de mes grand-parents. Mes grand-parents, ils sont morts tous les deux. Ils sont au ciel elle a dit Maman.

Ils s’aimaient trop, alors ils sont partis ensemble.

C’est pour ça que Judith elle dit rien. Elle a peur pour le bébé. Parce que le Papa de la nuit, il fait peur quand il fait l’ours.

Mais quand elle a mal, moi j’aime bien. Elle fait des bruits.

Papa aussi il aime bien je crois. Parce qu’il finit plus vite que quand c’est moi.

J’ai calculé.

Avec moi, ça compte jusqu’à 328 ou 359.

Avec Judith, ça compte jusqu’à 134 ou 167.

Elle a de la chance.

Elle s’est arrêtée encore.

Je m’en fous. C’est tant pis pour elle.

Quand ma main se referme sur son cou, je suis sûr qu’elle sait qu’elle va avoir mal.

Très mal.

Les filles, ça sent la douleur quand elle approche.

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