22 : Miroir déformant 2

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– Tu voudrais retourner en Junsîl ?

– Ben oui.

– Qu'est-ce qui t'attire là-bas ?

– C'est chez moi. Même si toi, tu n'y accordes aucune importance, c'est mon cas.

– Pourtant, tu dois t'y cacher aux yeux des autres, tu mens pour être parmi eux, tu les manipules tout en te manipulant toi-même.

Son ton n'était pas accusatif, plus réflexif.

– Non, je ne comprends pas pourquoi tu voudrais t'acharner à considérer cet endroit comme ton chez toi exclusif.

Un rire jaune secoua la poitrine de Sephenn, tandis que des larmes de dépit vinrent lui perler aux coins des yeux.

– Je n'ai pas besoin de ta pitié, tu sais. Comme si j'avais le choix, mes parents ont été exilés là-bas et nous y sommes nés. On parie combien que nous n'existons pas au niveau de la loi ici ? Et même si je voulais m'installer en Ragguî, je suis presque certain que les vampires et les Vallynayas s'acharneraient à m'en empêcher.

La convalescence affaiblissant son contrôle des émotions, la voix de Sephenn s'était teintée d'un faible trémolo de frustration. Il se tut alors pour l'effacer, agacé d'exprimer ce sentiment malgré lui.

– Quelle importance ? lâcha Sholin’hath. Les lois ne sont qu'une justification d'une société pour appuyer leur vision du monde. Une nouvelle forme de coercition, à peine préférable à une entrave de métal.

Il se leva avec souplesse, fit quelques pas vers le centre de la caverne et se retourna vers l'adolescent. L'air crépita autour de lui et des plantes de lumières et d'ombres aux couleurs chatoyantes vinrent danser autour de son corps.

– Ce monde n'est régi par aucune loi, juste quelques principes avec lesquels les vivants peuvent jouer. Le reste est une invention des espèces dites supérieures, pour permettre le meilleur contrôle d'une minorité sur la majorité. Les frontières en sont un juste exemple, chacun trace une ligne imaginaire qui n'est qu'un prétexte pour trucider celui ou celle qui ose la franchir.

Les parois de pierre se muèrent en un paysage d'herbes hautes et de lacs. Sur une portion de terre, une poignée d'humains combattaient violemment des elfes nocturnes.

– Voici une scène à laquelle j'ai assistée, il y a quelques années, entre des nomades et des elfes très territoriaux. Ce spectacle est très courant, je te fais grâce de toutes les autres inepties que dispensent les lois.

»J'ai voyagé en Arranë avant de venir dans les Territoires, je peux te garantir que cette région de notre monde est aussi insensée en tous points. Pourquoi nous soucier de respecter ces liens abscons comme des moutons bêlants ? Nous sommes hors normes, Sephenn, ce monde nous rejette, pourquoi lui faire le plaisir de nous plier à sa vision manichéenne ?

»Tu n'as pas de « chez toi », Sephenn, car la Terre elle-même est ton domicile.

Quoique le discours fut emplit de sujets à questionner, la dernière phrase éveilla en Sephenn des images fortes alléchantes. Les souvenirs d'Aldor revinrent voltiger sous ses yeux rêveurs.

– Pour l'instant je suis encore mineur, mais c'est vrai j'aimerais bien visiter la Rhidanie. J'ai d'ailleurs promis à quelqu'un d'aller à Halèsbourg. C'est la Ragguî qui a exilé mes parents, un état d'Arranë, mais le reste du monde m'ignore et je suis libre de m'y rendre quand je le souhaite !

– Pourquoi te priver de l'Arranë ? s'exclama joyeusement Sholin'hath en lui tendant la main. J'y circule sans peine depuis des années, en évitant soigneusement les grandes cités où je pourrais être reconnu comme un métis.

Le paysage venteux s'estompa pour laisser place à un tourbillon d'autres, qui se remplaçaient les uns les autres à en donner le tournis. Sephenn se leva en titubant, perturbé par l'instabilité des décors, pour s'approcher de lui.

– Je ne suis pas plus attiré par l'Arranë que ça, mais c'est vrai j'irais bien visiter le monde. Tu as raison, je ne vois pas pourquoi je me laisserais dominer par les règles.

– Je suis ravi de l'entendre, je t'enseignerais des techniques pour naviguer dans ces sociétés sans te faire engluer par leurs lois.

Sholin'hath détourna subitement la tête, les sourcils froncés en signe d'écoute attentive. Sephenn reconnut son expression et, lui-même n'entendant rien, comprit qu'il percevait quelque chose par le biais de sa télépathie. Ce qui lui rappela sa propre incapacité provisoire.

– Que se passe-t-il ?

– Un peu d'agitation, répondit son aîné avec un air profondément satisfait.

– Ah. Une fête ?

Le sourire du métis s'agrandit en un rictus carnassier.

– Quelque chose comme ça.

L'expression de son visage mettait Sephenn mal-à-l'aise, il émanait de lui en cet instant une aura malsaine, sans que l'adolescent pusse mettre le doigt sur son origine. Sa méfiance, estompée par la rencontre inespérée avec son pair, se réveilla tandis que son esprit critique recommençait à fonctionner.

– Rappelle-moi pourquoi tu es venu ici ?

– Pour observer les vampires.

Cette fois le ton de sa voix portait un sous-entendu inconnu qui inquiétait Sephenn.

– Dans ce cas, ne serais-tu pas mieux parmi eux, plutôt qu'ici, dans cette caverne ?

Il eut de nouveau droit à un regard compatissant qui, maintenant, commençait à lui déplaire.

– Voyons, être en permanence au milieu d'eux serait hautement périlleux pour moi. Ce lieu est ma retraite personnelle. Malgré tous mes sorts, sans elle, je finirais par être démasqué et exécuté. Tu as vu comment tu as été traité, moi j'aurais eu le droit à la torture.

– Tu parles d'ici, mais as-tu été faire un tour en Ragguî ? Là-bas, tu aurais pu lier des amitiés avec des protecteurs ou rencontrer des vampires plus ouverts d'esprits, dans un premier temps.

Un soupir discret et résigné lui répondit. Sholin'hath revint sur sa chaise, il s'assit en s'appuyant sur ses genoux.

– Je réalise que tu as grandi dans un cocon protégé, ta vision du monde est naïve. Nous serions bien plus nombreux si la scission entre les Territoires vampires et la Vallynä n'était pas aussi profonde ; le traitement accordé à tes parents est le plus parfait exemple de son influence sur la Ragguî. Tu crois que son gouvernement se ferait une joie de nous accueillir ? Allons, il est sous l'emprise des Consuls, dont le vallynaya fait partie des plus puissants. Quant à la vampiresse, elle a encore assez d'influence pour impressionner les plus malléables.

– Mais un pays se compose d'abord de son peuple, protesta Sephenn, que tant de résignation pessimiste agaçait. Si suffisamment de personnes le revendiquent, elles peuvent faire plier un gouvernement.

Sourire froid.

– Ton innocence est touchante. Un brin d'herbe ne peut arrêter un ouragan.

Il leva ensuite la main en fermant les yeux.

– Je me moque de la Ragguî, les Territoires sont mon objectif. Cette nation n'est qu'une hérésie la plus complète ; la nature des vampires ne leur permet pas d'établir une civilisation pérenne. Les Territoires ont survécu jusqu'aujourd'hui par la grâce d'une élite plus évoluée et la cohésion d'une guerre avec son voisin. Toute la sauvagerie de cette espèce occupée par des activités martiales. Or, l'alliance avec la Ragguî, qui est survenue une trentaine d'années plus tôt, a mis fin aux confrontation belliqueuses internationales. La main de fer de l'élite n'eut plus que la crainte qu'elle instillait dans le peuple pour le maîtriser, soutenue des seuls Jeux.

»Sans ennemi commun, la nature vampirique ne tarda pas à ressurgir ; sciant les liens de sa civilisation qui en faisait un être sensible.

– Attend, je ne suis pas d'accord ! s'offusqua Sephenn. Est-ce que tu as réellement parlé avec eux, vécu avec eux ? J'ai grandi avec mon père et ce que tu viens de dire est insultant pour lui.

Sholin'hath fit un mouvement de la main pour lui faire signe d'attendre.

– Ton père fait partie de cette élite qui a su développer une forme de culture et de sociabilité capable de conditionner sa nature réelle. Il n'est donc pas un représentant de son espèce.

– Est-ce que tu te rends compte que tu parles d'êtres intelligents ?

– Je te demande maintenant d'arrêter de m'interrompre et de m'écouter jusqu'au bout.

Il commençait à s'agacer d'être contredit.

– Tu dis que les vampires sont intelligents. C'est exact, sans cela, ils n'auraient pu bâtir ainsi un semblant de culture pendant tant d'années. Cependant, si tu regardes d'un peu plus près, tu verras qu'ils se sont contentés de piocher parmi les autres civilisations leur technologie, leurs coutumes les moins barbares, leur art et certaines de leurs lois. Les constructions les plus anciennes et les réflecteurs de lumières sont l'héritage d'une ancienne espèce ! Ils ne sont que perversité sanglante sous une épaisse couche d'émail, que les années de paix ont fini par éroder.

Il s'était remis à arpenter la pièce en parlant avec véhémence.

– Les failles sont de plus en plus larges et les efforts de l'élite ne parvenaient plus à la calfeutrer, chez les plus sauvages de ses membres. J'ai pu observer l'installation des taudis au cœur même des cités, l'accroissement de la cruauté dans les Jeux, qui ne servent principalement plus qu'à mettre à mort, et l'abandon des champs. Il a à peine suffi de titiller leur instinct chasseur.

»Le fond de la nature vampirique n'est que perversité, cracha-t-il encore, des créatures faites pour dérober le sang d'autrui, vivant à leur dépend en vils parasites. Ils se repaissent, se couronnant maître de la mort en s'entourant des ossements de leurs ancêtres, dévorant la chair de leurs morts et assassinant pour leurs bons plaisirs. Ils sont pourris jusque dans leur façon de copuler, nonobstant la pure reproduction, organisant d'immenses orgies de corps entremêlés. Et la mutilation ! Ils se saignent les uns les autres, conservent parfois des stigmates en guise de trophée. Même des animaux n'agiraient pas ainsi !

L'attention de Sephenn décrut un peu à l'écoute de cette récrimination. Pas seulement par fatigue, mais par ce qu'il ne parvenait pas vraiment à suivre sa pensée. Ses propos instillait un certain malaise en lui.

Sholin'hath développait la conclusion pessimiste de ses observations en dépeignant une espèce déviante, digne d'incarner la race monstrueuse d'un film d'horreur. Il s'exprimait avec conviction et dégoût, argumentant dans ce qui sonnait comme une diatribe élaborée.

Lorsque son souffle lui manqua enfin, il prêta de nouveau attention à un Sephenn indécis. En vérité, son esprit embrouillé ne parvenait à élever de contradiction au discours développé, bien qu'il le mettait profondément mal-à-l'aise. Sholin'hath remarqua son trouble, il revint devant lui.

– Tu doutes encore ? Mets ton père de côté et pense aux vampires que tu rencontras ces derniers jours, à ceux qui t'emprisonnèrent, ceux qui te jetèrent dans l'arène, ceux qui te raillèrent.

Ceux-là ne lui avaient pas fait bonne impression.

Sephenn émit un bruit de gorge dans une grimace.

– Tu fus témoin de leur cruauté perverse, garde précieusement ce souvenir alors que tu méditeras mes propos. L'agitation réclame ma surveillance, je me dois de te laisser te reposer.

– Attends ! Libère mon esprit avant de partir !

Tout du long, l'adolescent n'avait cessé de remuer dans l'étroitesse de son crâne son habileté prisonnière, comme on ne cesserait de passer la langue sur l'emplacement d'une dent absente.

Sholin'hath le dévisagea en affichant une mine réflexive, les yeux le scrutant.

– Ta fatigue est encore trop grande pour courir le risque. Je te retirerais le carcan à mon prochain retour.

Sephenn se leva d'un bond pour protester, mais son aîné le fit taire d'un geste autoritaire. Quelque chose dans son attitude incita l'adolescent à se taire, il n'était pas question de respect ou de charisme comme dans le cas d'Elliot, mais d'une impression imperceptible. Incontrôlable, peut-être, était le mot qui convenait le mieux à sa sensation ?

Le métis mystérieux se dissipa dans le dédale des tunnels laissant l'évadé plus esseulé que jamais.

[fin du tome 1, vos avis et appréciations me seront bien utiles !]

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