22 : Miroir déformant 1

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– Alors ! Raconte-moi ce que tu fais ici ? Non, d'abord dis-moi comment tu t'appelles !

– Que de questions ! rit l'elfe. Je vais te répondre, bien sûr. Assied-toi. Nos trajectoires sont très différentes, nous devons notre réunion à une force plus puissance que le seul hasard, j'en suis sûr.

– Je ne crois pas au destin, mais c'est vrai que c'est une sacré coïncidence.

Sephenn avait pris place sur le lit défait, tandis que son hôte s'était installé sur la chaise rustique. Plein de sympathie, il lança son esprit par réflexe vers le sien. L'enfermement dont il était victime se rappela bien aussitôt à sa conscience et il grimaça.

– Que t'arrive-t-il ? s'inquiéta l'elfe en remarquant son trouble.

– Mon esprit, il est bloqué dans mon crâne ! J'ai perdu ma télépathie !

Plutôt que la compatissance ou l'inquiétude qu'il s'attendait à voir chez son interlocuteur, Sephenn eut la désagréable surprise de voir son expression se détendre, pour afficher l'air des parents envers leurs enfants maladroits.

– Tu étais tellement exténué que tu diffusais tes ondes télépathiques sans contrôle au tout venant. Alors j'ai cloisonné ton cerveau.

Il disait cela d'un ton si naturel !

– Comment as-tu pu ? s'étrangla l'adolescent.

– Il existe des mages vampires, aussi étonnant que cela puisse paraître, qui logent dans le palais De La Lune. Ils auraient suivi à la trace le chemin que tu leur montrais.

– N'importe quoi et quand bien même ! Tu n'as pas le droit de faire ça, c'est de ma liberté qu'il s'agit ! J'ai passé les derniers jours en prison et en me réveillant je m'aperçois que j'y suis toujours et…

La fatigue et la frustration l'emportèrent sur le contrôle de Sephenn, son surplus d'émotions éclata dans un flot ininterrompu de récriminations justifiées, faisant passer toute sa rage sur l'elfe inconnu. Ce dernier le laissa faire, peu impressionné par le déluge verbal dont il faisait la cible.

Lorsqu'enfin Sephenn fut à bout de souffle, en panne d'inspiration de nouveaux arguments à opposer à son injuste traitement, Sholin’hath sourit paisiblement.

– As-tu exprimé toute ta colère ?

Sephenn tremblait totalement cette fois, mais plus de l'explosion d'émotions que d'autre chose. Des larmes coulaient sur son visage, alors qu'il se tenait debout les yeux dans les iris bleu-nuit de son hôte. Il hocha la tête, attendant fermement une bonne excuse.

– Bien. Je comprends ce que tu peux ressentir, mais ne me fais pas porter la responsabilité de tes souffrances. Mon acte de coercition n'avait pour seule visée que de nous protéger tous les deux, pas de te contraindre. Je retirerai mon sort lorsque tu seras en état de contrôler ta télépathie dans ton sommeil.

– Je peux le faire, retire-le maintenant.

– Permets-moi d'en juger autrement. Tu t'es à peine nourris décemment pour la première fois depuis ton enfermement, ton corps n'a pas encore récupéré.

– Je vais très bien.

– Est-ce ta sensation réelle ou ta frustration qui l'affirme ?

– Ma sensation réelle !

– Tu en es sûr ?

– Oui !

L'homme le regarda avec compassion, sans rien ajouter. Tout aussi fermes que furent ses propos, il les avait exprimé sur un ton apaisant. De fait, la colère de Sephenn se retrouvait sans alimentation émotionnelle et sa raison ne pouvait étayer plus longtemps son indignation. Il finit par reconnaître, en mâchonnant sa langue :

– Peut-être ma frustration aussi.

– Hm, fit l'elfe, dont le sourire se mua en complicité. Je me nomme Sholin'hath, tel est le nom que j'ai reçu à ma naissance.

– Enchanté. Mais ne détourne pas le sujet !

– Je ne le fais pas. J'ai dit tout ce que j'avais à dire. Tu m'as semblé apte à estimer correctement la situation et avec maturité. Me suis-je trompé ?

Piquée au vif, la fierté de Sephenn dut faire face à la décision de l'émotion à privilégier. La raison finit par l'emporter. Il s'essuya les yeux d'un revers de bras et se jeta sur le lit.

– Je veux ta promesse que tu me libéreras l'esprit à mon prochain réveil.

– Si tu vas mieux, je le ferais.

– J'irai mieux !

– Parfait. Raconte-moi comment tu en es arrivé à venir sur le Territoire De La Lune, malgré le danger.

– Toi d'abord, je te l'avais demandé avant.

Sholin'hath rit de sa réaction et, sans qu'il pusse vraiment le comprendre, Sephenn fut pris à son tour d'un rire incontrôlable.

Quelques secondes passèrent avant qu'il ne parvienne à apaiser son hilarité, suivie de quelques autres secondes pour reprendre son souffle et apprécier le bien-être que cet acte si anodin lui avait procuré.

– Tu reprends des couleurs, constata Sholin'hath. Tant mieux. Alors, où en étions-nous ?

– Nous en étions à savoir qui de nous deux allait commencer son histoire le premier. Mais je tiens à ce que tu commences, d'ailleurs je veux savoir qui sont tes parents. C'est vrai, toi tu sais, comme tout le monde ou presque ici, qui sont mes parents, mais toi qu'en est-il ? Tu es visiblement plus âgé que moi, alors, pourquoi ce sont mes parents qui ont attiré toute l'attention ?

– Tu veux en connaître beaucoup. Je vais céder à ta requête et débuter. L'exemple de tes parents est unique. Si d'autres comme nous ont existé, ils furent à mon instar le fruit de viols.

– Ah, je n'avais pas pensé à ça.

Sephenn se sentit subitement embarrassé, ne sachant trop que dire ni quels sentiments douloureux cela pouvait éveiller chez son aîné.

– C'est un phénomène assez courant chez les vampires, poursuivit celui-ci, sans s'en émouvoir. Ma génitrice mourut peu après ma naissance et je fus élevé par une congrégation, qui me tint à l'écart du public en cachant mon identité. Les viols sont une excellente raison de déclarer la guerre pour les Vallynayas or une guerre n'est profitable pour personne, n'est-ce pas ? En tout cas, pas pour ses protagonistes, qui auraient alors contrevenu à l'accord de trêve établie via la Ragguî. Voilà pourquoi du côté de la Vallynä les métis sont inconnus, du côté des Territoires vampires, s'il en est arrivé, ils ont dû être dévorés à peine sortis du ventre de leurs mères.

– C'est probable, oui. Si je comprends bien, tu as été élevé dans un cocon, loin des autres.

– On peut dire les choses ainsi.

– C'est horrible.

– Considère que c'était dans mon intérêt. En masquant mon identité, j'ai pu grandir à l'abri des haines inter-espèces. N'as-tu pas fait de même au milieu de ces humains sans magie ?

En modifiant son apparence, c'était exact.

– Un semi-mensonge ne vaut-il pas un isolement ?

– Mouais, sans doute. Alors, ensuite ? Pourquoi es-tu venu ici ?

– Je voulais connaître les vampires. Savoir à quoi ressemblaient les êtres dont mon violeur de géniteur était issu. Les étudier et peut-être les comprendre. Tu peux parler d'un travail d'observation fascinant, qui n'en fini pas. En parlant de fascination, j'avais entendu flotter des légendes honteusement murmurées au sujet de ton père, sans y croire. Les vampires, que j'avais rencontré jusqu'à présent, ne me semblaient pas aptes à éprouver une quelconque affection pour un elfe diurne, de quelque sexe qu'il ou elle soit.

– C'est pour ça qu'on parle d'exception ! se réjouit Sephenn avec fierté. Mon père l'a chèrement payé, d'ailleurs.

– Détrompe-toi, il a vécu en paix pendant une vingtaine d'années au côté de la femme qu'il a choisi, a pu avoir des enfants, et ce, en toute liberté. Personnellement, je ne vois pas quel prix il a payé.

– Il a été exilé par son propre père, c'est terrible.

Sholin'hath n'en paraissait pas convaincu.

– Une terre est une terre, les gens y accordent beaucoup trop d'importance, comme aux biens de ce monde. Regarde cette caverne, j'y réside avec le strict minimum et je n'ai guère besoin de davantage. J'y vis très bien et pourtant je n'aurais aucun regret à la quitter.

Ce fut au tour de l'adolescent de ne pas être convaincu.

– Peut-être. Bon d'accord même si, perso, j'aime avoir mon cocon avec quelques objets à moi. Ce qui est vraiment dur pour mon père est le rejet du sien. Ne plus le voir... Non, en fait, le pire je pense est sa réprobation. Ça me blesserait aussi.

– Je n'ai pas d'avis à ce sujet, répliqua le métis avec amertume.

Son regard sombre semblait signifier l'inverse. Sephenn hésita à insister.

– Tu n'as pas quelqu'un parmi ceux qui t'ont élevé qui te manquerait ?

Il fit signe de réfléchir.

– Aucun ne me manque.

– Vraiment ? Il y en a bien un dont l'avis compte pour toi ?

– Laisse-moi réfléchir. Non, aucun.

– C'est bizarre ça, même si ce ne sont pas tes parents, ils t'ont éduqué, c'est comme une famille, non ?

Sholin'hath lui offrit un nouveau regard compatissant, en penchant le haut du corps.

– Mon petit Sephenn, tu es un idéaliste. Ta famille est une exception sur tous les points, même dans l'environnement chaleureux dans lequel tu as grandi. Oublions cette discussion, c'est ton tour de me conter ton aventure.

– Mais, enfin… d'accord.

Il se dégageait quelque chose dans l'expression et la voix du métis qui incitait Sephenn à ne pas insister ; une fois encore l'emprisonnement de sa télépathie le torturait, tant elle le privait en cet instant de meilleure estimation des émotions de son interlocuteur. Ses propos étaient si pessimistes qu'ils alarmaient l'adolescent, et l'invitaient à se questionner sur la personnalité et les intentions de son aîné.

Finalement, il commença sa narration. Un peu hésitant au début, il prit son aisance tout en racontant et finit par dérouler les événements avec emphase.

Son spectateur l'écouta avec tendresse et amusement jusqu'au bout, se montrant d'apparence sincèrement intéressé.

– C'était particulièrement idiot de poursuivre ce vampire ici, commenta Sholin'hath à la fin, sans sous-entendu.

– Je sais, avoua Sephenn piteusement. Je n'ai pas réfléchi. Tout ce que je savais était que cet homme avait tendu un piège à mon père et souhaitait détruire notre famille. Je voulais l'attraper et le conduire à la justice.

– Vraiment ?

– Heu…

Sephenn tirailla sur une de ses mèches de cheveux.

– Non, en fait je voulais lui faire payer.

– C'était honorable de ta part, mais maladroit. Les vampires ne s'attaquent pas de front sauf quand on est sûr de les dépasser en somarythmie. Autrement, il faut les atteindre par la ruse.

Il se radossa au dossier de sa chaise, un rictus assuré sur ses lèvres fines.

– Je t'enseignerais certaines de mes astuces avec joie.

– Ça peut m'intéresser. Enfin, j'espère bien que je pourrais repartir rapidement et n'en aurais pas besoin ensuite.

(suite du chapitre dans la partie 2)

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