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Que devenait le Doc pendant ce temps ? Il agonisait tout simplement. Dans la salle de consultation ravagée par la foule, il avait d’abord tenté de manger son stylo mais des mains nombreuses s’étaient interposées et on avait empêché le suicide du Doc. La mère Paquet le surveillait comme le lait sur le feu, prête à appeler à l’aide en cas de geste désespéré.

— Il essaye de manger un arrêt de travail, glapit-elle, soudain, venez m’aider !

De nouveau on accourut pour interrompre cette odieuse tentative de sabotage médico-social.

— Doc, vous n’avez pas le droit ! De toute façon, on en a une rame complète !

— Pas d’arrêt maladie si l’on n’est pas malade !

— Vous devez nous arrêter! C’est votre boulot !

— C’est votre devoir !

— On y a droit !

— C’est la loi !

— Non ! Je soigne ! Je m’en fous des arrêts… J’y ai pas droit moi, j’en ai jamais eu de ma vie ! Pas un seul !

— C’est normal, vous êtes docteur, vous n’êtes jamais malade, vous, salaud !

— Égoïste !

— Pourquoi vous êtes jamais malade, d’abord, c’est injuste !

— Qu’est-ce que ça cache ?

— Un nouveau scandale des privilégiés du système !

— Sus aux profiteurs !

— À bas les riches ! Salauds de riches !

— Les docteurs doivent avoir des médicaments qu’ils ne donnent pas aux gens ! Ils préfèrent nous laisser malades pour faire du fric ! Salauds de docs !

— Mais je suis pauvre, ruiné par les impôts, les taxes, les prélèvements… Il ne me reste rien ! Pas ça ! se défendit Doc avec énergie.

— Menteur !

— On va plaindre les docteurs maintenant ?

— Il nous prend pour des cons !

— Il nous enfume comme l’autre le Maudit !

— C’est fini tout ça Doc ! La révolution est en marche !

— Oui, c’est la révolution !

— Il me faut un arrêt docteur !

— Non ! Pas d’arrêt !

— Donnez-moi trois jours, rien que trois jours !

— Que dalle ! Nada !

— Il va nous laisser crever !

— Tapez le Doc !

— Oui, mais pas la tête… Il faut qu’il puisse faire le job ! Pas la tête !

— Ni les mains, faut qu’il signe et fasse les ordos.

— Oui, tapez le Doc, il est méchant !

La foule brandissait des arrêts maladie à la face du doc, certains dans l’affolement avaient des bons de transport, d’autres des ordonnances ALD, ce qu’il leur tombait sous la main dans le pillage des placards du centre médical.

Et puis tout partit en vrille quand le Doc avec son esprit provocateur, sautant sur le bureau, fit un doigt à l’assemblée. Ce fut l’hallali. Revenu de la chasse à courre ou son cornet avait sauvé la biche, le voilà qu’il était maintenant la proie pourchassée.

Il n’avait aucune chance. Il sauta à bas du bureau et se mit à ramper à quatre pattes sous les corps entassés ayant bondi sur lui. Il se trouva nez à nez avec la petite Manon,4 ans, qui lui donna un Smartie et un bisou, puis continua sa route dans le chaos indescriptible de la révolution Française.

— Salauds de pauvre, gronda-t-il.

— Hé Doc, tu fais quoi ? demanda la petite Margaux,8 ans.

— Je me tirailleur ! Aide-moi !

— Tu veux quoi ?

— Va crier que tu m’as vu me tirer par là-bas !

— OK dac !

Cette subtile diversion permit au Doc de sortir du bâtiment.

— Docteur, je vous aime ! Je vous ai toujours aimé ! fit madame Lamotte, une quadra, trop divorcée, trop pleine de gosses, trop souvent malade qui se trouvait là, n'ayant pas pu entrer.

— Laissez-moi passer !

— Venez chez moi ! Je vous cacherai, je m’occuperai de vous, je suis bonne cuisinière vous savez !

— J’aime les salopes aux gros seins !

— Je serai celle que tu veux, mon cochon, fit-elle en remontant ses mamelles flasques.

— Trop vieille, trop de gosses… Trop grosse !

— Salopard ! Doc se tire ! hurla la pauvre femme, odieusement insultée par le goujat impénitent.

Doc sentant sa jeunesse revenir à sa mémoire, piqua un sprint comme à la belle époque avec les potes dans la cité, quand il fallait échapper à la popo, la police…. Les chemins de la perdition mènent à tous les métiers ne dirait-on pas ?

Il enquilla rapidement la rue du gibet, tristement célèbre mais ne s’attarda pas. Il connaissait le moindre recoin de cette ville, étant allé partout, dans chaque maison il avait consulté au cours de sa longue carrière… Il sauta par-dessus le muret en ruine de la vielle Cloquet dont le molosse ne broncha pas en voyant le Doc qu’il connaissait bien, lui reniflant le cul à chaque fois et prenant un coup de mallette sur la truffe en remerciement.

Il se retrouva bientôt dans la rue Gaspard le Borgne qui descendait vers la rivière en se tortillant de droite et de gauche. Des façades tristes, noircies de moisissures, des vitrines aveugles d’anciennes boutiques défuntes, des volets pourris et ne tenant que par un gond, des cours pavées aux flaques énormes, des voitures aux peintures ternes, des trottoirs affaissés, des enseignes pour des marques disparues rappelant un passé oublié de tous… Il n’y avait plus de vie dans les rues, que des morts, des souvenirs, des regrets. Le résultat du monde millenium.

Il entra dans la cour du numéro 23, face au rond-point donnant sur la voie de chemin de fer. En passant par cette cour, il put ressortir par la rue Vilayet Ouardila, dont la plaque arborait le Français et l’Arabe. Le multiculturel c’est bien, ça ouvre des horizons, on voyage sans bouger. Et il faut bien remplacer tous ceux qui sont en arrêt maladie par la faute des médecins irresponsables.

— Mon royaume pour ma voiture, marmonna le Doc qui avait lu Shakespeare.

On entendait un bébé pleurer dans l’immeuble typique années cinquante dont le parement s’effritait par endroit, laissant comme des cartes de géographie géantes. La misère a aussi son esthétique.

— Docteur, mon bébé a de la fièvre… fit une petite voix fluette.

— Hein ? fit Doc, se retournant vivement.

C’était la petite Nini, 42 kg toute mouillée, trop anorexique, trop gentille, elle n’avait jamais su dire non… et avait connu les joies de la maternité dès seize ans. Elle connaissait Doc depuis bébé. Il lui avait fait ses vax depuis l’âge nourrisson.

— Fais voir ! fit Doc.

— Viens ! souffla-t-elle, les yeux rougis par les larmes d’angoisse, car rien de pire que de voir ceux qu’on aime souffrir et la souffrance du bébé est de celle qu’on ne peut supporter.

Doc entra dans l’appartement qui sentait trop fort le chat. Dans un couffin, à même le sol, un bébé fatigué se plaignait, se tortillait. Doc le prit dans ses bras, sa main le palpa rapidement.

— Mmm… Trop couvert… Ventre dur… Colique… Tu as donné du lait de vache !

— C’est trop cher l’autre, Doc !

— Peuh !

— Mais Doc ! Mon homme s’est barré, tu sais bien, j’ai que le RSA !

Doc remit le nourrisson dans les bras de sa mère, lui montrant.

— Prends-le comme ça… Voilà, sur le ventre, tu le masses doucement.

— Comme ça ?

— Ouais… Quand il se tait, c’est bon.

— OK. Merci Doc.

— Voilà vingt boules. Va acheter du lait à la pharmacie !

— Pas de médocs ?

— Tout est interdit maintenant pour les bébés. Ils ont tout supprimé parce ce que les généralistes sont des cons qui empoisonnent les gosses. Si ça va pas mieux, les urgences. Ils le mettront en réa.

— Oh non ! s’affola la jeune maman.

— Je déconne !

— Doc !

Doc s’attarda à regarder la salle de séjour. Un chat vilain vint se frotter dans ses jambes. C’est dingue ce besoin des animaux de venir se coller au Doc. Il ne fait pas les bêtes, il l’a pourtant dit et répété. La télé allumée diffusait des niaiseries pour abrutir la population.

Doc alla à la cuisine, fouilla le réfrigérateur en sortit une cannette de Coca et but avec empressement. Les émotions lui avaient donné soif.

— T’as pas du chocolat ? demanda Doc.

— Bah si…

— File !

Nini lui passa une tablette entamée. Rien ne semblait la déranger dans le sans-gêne total du Doc.

— Fais un petit caoua, s’te plaît, fit Doc la bouche pleine.

Nini remit le bébé dans les bras du Doc et s’affaira sans un mot. Tandis qu’il papouillait le marmot, elle préparait le café. Elle se mit à rêver d’un mari médecin… Le fantasme universel des femmes. Pas besoin de rendez-vous, le doc est déjà à la maison.

— Doc, il se passe quoi dehors ? demand-t-elle.

— La chasse au Doc est ouverte ! Ils veulent ma peau. Je me cache chez toi un petit peu.

— Pas de problème.

Nini et le Doc se regardèrent tout en buvant le café. Il était bon.

— Tu es trop maigre, bordel ! fit Doc, brusquement.

— Mais Doc…

— Pour être plus maigre, il faudrait t’enlever un os !

— Mais Doc !

— Mmm ! grommela Doc.

Soudain, d’un bond, il était debout et bondit à la porte.

— Salut, Nini.

— Merci Doc.

Il était déjà loin. Le bébé dormait dans les bras de sa mère.

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