Rêve ou réalité

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Au-dessus de moi, la scialytique baigne la table d'une lumière intense froide et blanche, si aveuglante qu'il semblerait que le mobilier d'accouchement n'ait plus de matérialité. Le divan, la sellerie, les étriers, même le monitoring et le scope ont disparu. Je n'entends plus que les pulsations des machines qui, progressivement, laissent place à des battements de cœur de plus en plus rapides. Les sons électroniques s'évanouissent peu à peu dans le souffle d'une respiration haletante. Je me trouve aux portes d’un antre noir devant lequel le vent semble se confondre et s'engouffrer en de profondes inspirations. Une lente et longue expiration succède à la manière d'un sifflement de serpent. Un cobra blanc sort de la cavité, immense et fière. Il exulte, s'érige devant moi, étendant sa coiffe royale. Ses yeux brun pétrole sont plantés dans les miens tels des crochets de venin auxquels je ne peux me soustraire.

Je le saisis des deux mains pour l'étouffer. Son corps est chaud mais je sens progressivement son énergie vitale disparaître sous l'emprise de mon étreinte constrictive.

C'est alors qu'un papillon noir tout aussi majestueux s'échappe de mes mains.

Il vole à travers la pièce et ses ailes s'éclaircissent doucement jusqu'à devenir blanc, immaculé presque transparent puis il réapparaît dans un jaune lumineux et doré.

                      ***

La scialytique baigne le divan d’accouchement. Comme d’habitude, j’ai rigoureusement tout préparé. Tout est parfait. Le matériel a été nettoyé avec soin, désinfecté, inventorié, du cardiotocographe en passant par l’oxymètre fœtal au cas ou, la ventouse, les spatules, les forceps, l’amniotome, le chariot d’anesthésie. Rien n’est laissé au hasard. Je suis l’aiguilleur du ciel, le moindre faux pas et l’atterrissage peut-être forcé.

Le travail a commencé. Patricia est allongée là, sur le divan d’accouchement. Les jambes écartées reposent sur la sellerie tandis que les pieds sont maintenus par les étriers. Elle est abandonnée à la puissante luminosité de la scialytique. Le visage, ruisselant, nu de tout artifice dessine seulement des traits creusés par la fatigue. La tension est palpable. Le corps n’est que spasmes, contractions et tremblements. L’oxymètre fœtal m’informe que le bébé est en détresse mais l’enfant est engagé. Trop tard pour la césarienne. L’interne, la puéricultrice, l’infirmière et moi-même décidons d’accompagner la jeune femme à l’aide d'une ventouse. Je l’encourage à inspirer encore une fois et à bloquer en poussant très fort. J’ai fait ça des centaines de fois, je suis un maître dans l’art d’accoucher. Pendant qu’elle expulse bruyamment avec les dernières forces dont elle dispose, la tête se présente à moi. Bleue.

Patricia exulte. Son regard révulsé, terrassée, elle ressemble à cette sculpture du Bernin dans le chapelle Cornaro que j’ai visitée à Rome l’an passé. Elle porte en elle l’extase de Sainte-Thérèse, un mélange de douleur et du plaisir de la délivrance. Elle paraît en transe. L’enfant est là dans mes mains. Il ne crie pas. Son corps est glacé.

Tout s’emballe. Patricia, à bout de force, a maintenant les yeux mi-clos. Elle a compris, elle sait déjà. Des larmes de douleur perlent de ses yeux dont les paupières se ferment, refusant de regarder l’inadmissible. Puis un cri finit par déchirer les couloirs de cet hôpital froid et hostile. Il semble faire écho à l’âme de l'enfant, qui part, au delà de ces murs, rejoindre les anges…


                     ***


J’ai besoin de sortir, respirer, m’enfuir de cet endroit aseptisé. Que s’est-il passé ? Je ne comprends pas, j’ai fait tout ce qu’il fallait ? J’ai fait cela des centaines de fois. Pourquoi ? Pourquoi la vie vous échappe parfois sans crier gare ? Pourquoi la grande faucheuse vient-elle vous chercher parfois au crépuscule de votre existence ?

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