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 Dragomir essuya les larmes naissantes sous ses paupières ; ces mots lui revenaient avec une netteté aussi tranchante qu’un coup de poignard en plein cœur. À leurs débuts, ils passaient beaucoup de temps ensemble, à l’aube ou au crépuscule, à se promener par des chemins détournés. Leur amitié s’était muée en amour, ils s’étaient déclarés l’un à l’autre et leur union s’était officialisée. Ensuite, Aurore avait été sacrée reine d’Avalon en vertu de ses qualités morales, et avait convié son amant à la suivre. Au détour d’une danse de cour, celle-ci parmi des milliers d’autres, ils avaient renouvelé leur serment éternel. Mais, le temps passant, le ventre d’Aurore ne s’arrondissait toujours pas, malgré leurs efforts, alors que leurs sœurs et belles-sœurs donnaient la vie tout autour d’eux. Le Soleil d’été… a beaucoup pleuré depuis lors, je m’en souviens. Ils avaient dissous leur mariage, d’un commun accord douloureux, lorsque l’évidence les avait frappés : ils n’auraient jamais d’enfants ensemble. Son deuxième mari sut se montrer digne de son attention : elle montrait fièrement sa grossesse à qui voulait l’entendre, tandis que lui, Dragomir, l’amant déchu, était relégué aux ombres de l’oubli. Quel sombre gâchis que tout ceci… Fallait-il que cette fée revienne le hanter encore et encore pour l’éternité ? Et quelle finalité à tout ceci ? Purger une peine vaine et sans fin ?

 Avec effort, le féétaud renvoya au fin fond de son esprit tous ses souvenirs, ses regrets et son amertume pour secouer l’épaule du petit. Il fallait tourner la page du passé pour penser à écrire le présent. Rien ne le ramènerait aux jours heureux où il batifolait et parlait d’avenir avec la reine aux cheveux d’été et à la peau dorée. Le gamin ouvrit les paupières en ronchonnant, et se tourna dans sa direction.

 « Quoi ? Keskiya ?

 — Qu’est-ce qu’il y a, le corrigea machinalement le féétaud avec une pointe d’agacement. Tu as suffisamment dormi pour ce soir, il est temps de se lever, sinon tu ne dormiras pas de la journée.

 — Dormir le jour ? s’étonna le gamin en dressant bien haut ses sourcils. Pour quoi faire ? Tout le monde dort la nuit, normalement.

 — Les règles sont différentes ici. Ton rythme de vie s’adaptera petit à petit si tu lui en laisses le temps. »

 Lucian étouffa un long bâillement, et se rappela un peu tard de mettre sa main devant sa bouche. Cela prendrait du temps, mais il avait l’air d’avoir assimilé l’idée de base.

 « Tu es un monstre ? demanda-t-il tout à coup sur un ton très sérieux.

 — Un… monstre ? Je ne comprends pas.

 — Marika m’a dit un jour – c’est une copine, Marika – que les monstres les plus puissants dormaient le jour et attaquaient la nuit sous les lits. T’es un monstre comme ça ? »

 Dragomir étouffa un rire bref derrière sa main gantée avant de répondre :

 « Non, pas du tout. Ton amie avait beaucoup d’imagination.

 — Alors… pourquoi tu ne dors pas la nuit, toi ?

 — Je suis un nocturne, je vis la nuit parce que c’est ainsi. Et puis, je trouve la lumière de la lune beaucoup plus douce et caressante que la morsure du soleil, de toute façon. »

 Le petit garçon encore ensommeillé avait relevé les genoux et enroulé ses bras autour d’eux. Il se balançait légèrement d’avant en arrière sans cesser de fixer le féétaud.

 « Tu as déjà meilleure mine que tout à l’heure, reprit Dragomir après un examen sommaire. C’est bien. Manger quelque chose te ferait plaisir ? Nous avons un petit travail à faire ensemble aujourd’hui. »

 Un gargouillement sonore se fit entendre au mot « manger », ce qui amena un sourire amusé sur les lèvres du féétaud.

 « Je gage que oui. Peux-tu marcher ?

 — J-je crois, oui.

 — Bien ! Je vais te guider jusqu’à la cuisine pour satisfaire cet estomac affamé. »

 Il lui tendit une main conciliante pour tirer le gamin hors de son lit et le guider dans le corridor. En cours de route, Lucian lâcha prise et marqua un temps d’arrêt. Dragomir se retourna, le sourcil levé.

 « Qu’y a-t-il ? Un problème ?

 — Hm… Non… C’est juste que… Je dois… La salle de bains… ?

 — C’est vrai qu’il me faudrait te faire visiter les lieux, quand tu seras en forme. Tu trouveras un cabinet un peu plus loin dans le couloir, troisième porte à droite. Et la salle de bain se trouve au rez-de-chaussée, dans la lignée des escaliers. En sortant du cabinet, continue sur ta lancée et tu atterriras sur le palier. Je t’y attendrai. Avec cette chemise, les marches s’avèreront retorses pour tes pieds si menus.

 — E-Entendu, merci. »

 Avant que le petit ne parte dans la direction indiquée, Dragomir le gratifia d’un regard étrange. Peut-il mesurer toute l’implication de son remerciement ? Non. Ce n’est qu’un enfant. Bien sûr que non. Passons outre pour cette fois. Lorsque le petit le rejoignit enfin sur le palier, il s’essuyait encore les mains sur le tissu fin de la chemise dix fois trop grande pour lui, ce qui amena un grognement à monter dans la gorge du féétaud, qu’il étouffa de justesse. Puis, alors que Lucian relevait les pans du vêtement pour marcher plus facilement, Dragomir l’arrêta dans son élan pour le mettre en garde.

 « Un conseil de survie : ne remercie plus jamais une fée. Mes consœurs ne seront pas aussi magnanimes que je puis l’être.

 — Pourquoi ?

 — Remercier une fée, c’est se mettre à sa merci. Elle serait libre ensuite de faire de toi tout ce qu’il lui plaît. C’est une notion dangereuse. Une sorte de serment difficile à défaire une fois tacitement admis par les deux parties.

 — Je suis à ta merci alors ?

 — Tu m’appartiens, mais je préfère te laisser libre de tes mouvements. Je passerai outre. Faisons comme si je n’avais rien entendu, d’accord ? »

 Dragomir lui adressa un clin d’œil, aperçut le frisson descendre de la pointe des cheveux du gamin jusqu’à la base de sa colonne vertébrale et se retint de sourire. Oui, la notion de remerciement était quelque chose à manier avec beaucoup de précaution.

 « Bien ! Passons au déjeuner avant qu’il ne décide de s’enfuir, veux-tu ? »

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