Croire

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Holden et Lorelei revinrent au camp dès que le groupe put voir les six étoiles du Lynx briller dans le ciel. Tous deux avaient le rose aux joues, la jeune femme tentait de défroisser sa tunique, ce qui lui valut quelques moqueries de William. En les voyant rentrer, Rebecca semblait s’être détendue.


- Vous êtes rentrés plus tôt ! s’exclama Lorelei en haletant.

- Au moins je ne passe pas mon temps à batifoler dans les fourrés avec Alice, rétorqua William en brassant les braises dans le feu, avant d'ajouter. On a ramené de quoi nous prémunir des Kayros. Becca a eu une idée de génie, pour une fois qu’elle fait autre chose que nous casser les pieds !


L’intéressée fit mine de ne pas réagir, mais Elsa voyait bien que cela lui coûtait. Rebecca ne cessait de croiser et décroiser les mains, faisant craquer ses articulations par petits coups secs pendant que ses yeux lançaient des éclairs. Pas vraiment détendue, non.


-  On vous attendait, pour protéger le camp, fit-elle remarquer au couple qui piochait des baies dans une des besaces suspendues aux branches d'un tilleul. Alors allons-y, maintenant


Rebecca se leva avec raideur, et tendit à chacun une pleine poignée de feuilles odorantes. C’était elle qui maîtrisait la situation, maintenant. Et au regard que les autres lui lancèrent, personne n’allait dire le contraire.


- Disposez-les autour de nous, ordonna-t-elle sèchement. Faites des tas de cinq feuilles, pas plus. Il devrait y en avoir assez pour faire un cercle parfait.


Avec un geste impérieux, elle désigna la clairière autour d’eux.


- Holden, trente pas vers le Nord. Lorelei, trente au Sud. Alice, tu vas à l’Est. William, l’Ouest. Toi, lança-t-elle à Elsa avec tout le mépris possible, tu n’y connais rien. Alors tant que je n’ai pas prononcé la bénédiction, tu ne bouges pas d’ici.


La grande rousse la poussa vers un tas de vêtements et se planta face à elle, de manière à l’avoir dans son champ de vision. Puis Rebecca attendit patiemment que les autres aient fini leur besogne et lorsqu’elle jugea le cercle complet, elle ordonna de nouveau au groupe de se rassembler près du feu. Elle avait les gestes fluides d’une prêtresse récitant son oraison depuis de nombreuses années, les mains levées, paumes tournées vers le ciel plein d’étoiles. Rebecca se mit à psalmodier d’une voix chantante qui résonna dans la clairière, aérienne, angélique.


Pour le fleuve qui s’enfuit

Pour la beauté des montagnes

Pour la grâce qui nous unit

Dame Nature, soyez bénie.


C’était étrange, de la voir si calme et apaisée en récitant ces vers, captivant l’attention de toutes les personnes attroupées autour d’elle. Elsa remarqua qu’ils s’étaient installés en un cercle plus petit. Chacun avait sa place. Les quatre points cardinaux autour du centre de gravitation. Cinq personnes réunies dans cet instant si solennel, si religieux. Et elle, à l’écart. Ce qui pouvait se comprendre. Elle ne faisait pas partie de leurs habitudes, ils ne la connaissaient pas.

Avec la fin de l’incantation, le cercle se brisa d’un coup. Un silence surnaturel régnait, emplissant le moindre interstice de sa présence que personne n’osait interrompre. Ils se regardaient avec une complicité qui n’appartenait qu’à eux. Holden contemplait Lorelei, cardinaux opposés ; William et Alice, Est et Ouest retrouvés, rassemblés par le fil conducteur que représentait Rebecca. Elle était leur point d’ancrage. Et elle, Elsa, les observait attentivement, comme une spectatrice invisible. Tu n’as jamais connu cela, pas vrai ? Être le centre de l’attention. Si...au collège, je crois. Comment elle s’appelait déjà ? Tu vois, tu n’en sais rien. Tu ne sais pas ce que cela fait, d’être avec des personnes qui t’apprécient réellement. Tais-toi. Tu n’es qu’une voix dans ma tête. Je ne sais même pas pourquoi tu existes. Tu veux que je parte ? Très bien, Elsa. Reste donc seule avec tes pensées.


- Elsa ? C’est bon, tu peux venir. C’est fini.


Elle sursauta en reconnaissant la voix de Lorelei. La jeune femme s’était approchée silencieusement, comme une ombre. Hésitante, Elsa les rejoignit et prit place entre Alice et Lorelei, face à William et Holden. Rebecca resta silencieuse, plongée dans une sorte de transe que les autres prenaient soin de ne pas rompre.



Le feu était accueillant, presque amical. La chaleur remonta le long de ses bras, et très vite, Elsa oublia la froideur nocturne. Elle allait se remettre à penser, lorsqu’une main se posa sur son épaule.


- Tu dois avoir des questions, fit William en ajustant son manteau sur ses épaules.

- Vous n’imaginez pas à quel point.

- Si, Elsa, coupa Alice en se tournant vers elle. On est tous passés par là, nous aussi. Tu n’es pas la première à se retrouver de l’autre côté.

- Justement, c’est quoi, cet autre côté ? Je me suis endormie hier soir, dans mon appartement, et ce matin, je me retrouve ici, dans cet endroit. Avec vous, des gens que je ne connais pas. Je ne comprends plus rien, vous savez. C’est comme si...

- On t’avait arraché tous tes repères ? intervint Holden en jetant une brille au feu.


Le bout de bois crépita dans les flammes, avant de se changer en tas de cendres qui vinrent s’ajouter à celles qui s’entassaient déjà.


- Elsa, avant de commencer, il faut que tu gardes un point important à l’esprit, fit Rebecca en sortant de son mutisme. Les années que nous avons passées ici nous ont appris bien des choses. On ne se retrouve pas de l’autre côté sans bonne raison. Tu as besoin d’un point de passage, une porte que tu franchis, pas toujours par choix. Tu te laisses porter par un objet, un sentiment, une émotion, et tu te retrouves ici.

- Pourquoi moi, et pas quelqu’un d’autre ?

- Peut-être un esprit malin, un dieu ou une autre entité qui s’amuse avec la vie des gens quand il s’ennuie. Ce que nous savons, c’est que tous les siècles, une personne atterrit ici. Pour nous, ça a commencé avec Alice...


Les yeux écarquillés, Elsa fixa l’intéressée. Elle avait été la première à se retrouver ici ? Mais alors... Elle fit un rapide décompte. Six personnes. Sept en comptant l’absent, Theo.


- Cela veut dire...Tu...Alice...Quinzième siècle ?


Un sourire monumental éclaira le visage de cette dernière.


- J’ai été seule, sans réponse, pendant près de cent ans, Elsa. Ensuite, Lorelei est apparue, près d’une rivière où je campais. Elle était encore plus perdue que toi !

- Alice ! Je ne te permets pas !

- Un siècle à attendre encore, et il y a eu Rebecca. Puis Theodor. Suivi de Holden. William. Et enfin, toi, ce matin. Je dois avouer que cela a été une grande surprise. On ne s’attendait pas à te voir si tôt.

- Alice...Tu as plus de cinq cent ans, et pourtant, tu en parais à peine trente !


De l’autre côté du feu, Lorelei soupira.


- Le temps n’a aucune valeur, ici. Tu restes jeune jusqu’à ce que tu aies trouvé ce qui t’a envoyé ici. A ce moment-là, tu dois faire un choix. Rentrer chez toi et perdre de nouveau tes repères, puisque tu ne sais pas combien de jours, combien d’années tu as passé de l’autre côté. Ou rester ici, ne plus vieillir, et accepter qu’un jour, quelqu’un prenne ta place.

- Et...vous ? Vous avez déjà eu à faire ce choix ?

- Seul Theo a quelque chose à chercher, ici-bas. Il est plutôt taciturne, ne t’étonne pas si tu ne le vois pas beaucoup. Il a du mal à accepter les nouvelles arrivées.


Lorelei s’interrompit.


- Comment tu te sens, pour l’instant ?


Ridicule. Tout cela ne rimait à rien. Cette histoire de monde parallèle qui n’existait que dans les romans. Des gens qui ne prennent pas une ride. Un portail inter-dimensionnel. Et puis quoi encore ? Pourtant, ces illuminés avaient l’air d’y croire dur comme fer.


- Perdue. Je pensais retrouver mon chez-moi ce soir. D’après ce que je comprends, c’est mal parti, ajouta-t-elle avec un rictus. En toute franchise, je ne vous crois pas. Parce que votre histoire me paraît improbable...irréelle. J’ai dû faire une crise de somnambulisme cette nuit, et je me suis retrouvée dans la forêt, à quelques kilomètres de chez moi. Ce ne serait pas la première fois que cela m’arrive. Je suis persuadée que, ce soir, je rentrerai chez moi, et que demain, je me réveillerai dans mon lit, avec un énorme mal de crâne. Et que tout cela n’était qu’un rêve.

- Réaction habituelle d’une fille complètement paumée, parmi des gens tarés, nota William en sortant une flasque de sa poche. Et malheureusement, elle n’a encore rien vu.


Il tendit le récipient à Holden, qui le fit passer après en avoir pris une gorgée. Ça sentait l’alcool. Fort. Lorsqu’elle l’eut entre les mains, Rebecca se planta devant Elsa, et le regarda droit dans les yeux. Elle avait retrouvé son air peu amène, aidée par la boisson, sans doute.


- Tu as une idée de ce qui t’a envoyé ici ? On avait réussi à trouver notre équilibre, et toi, tu viens le perturber, avec ton air coincé, à faire ce qu’on te dit sans broncher.

- Becca, ça suffit, coupa Holden, toute jovialité envolée.


Blessée, Elsa refusa la fiole qu’Alice lui tendait. Un rictus tordit ses lèvres, elle sentait naître en elle une Elsa qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. Celle qui sort les crocs. Celle qui se lève, celle qui se défend quand on l’insulte. Le réveil de cette Elsa était à double tranchant. Elle risquait de se mettre à dos ces gens, ces inconnus qui depuis le début voulaient l’aider.


-  Je n’ai pas besoin d’alcool pour dire ce que je pense, Rebecca. Saches que, comme toi, je n’ai jamais demandé à me retrouver ici. Alors crois-moi, je n’ai qu’une envie : rentrer chez moi et reprendre ma vie. Je ne crois pas un traître mot de ce que vous venez de me dire. Ça ressemble à un mauvais canular. Tu ne m’apprécies pas. Soit. Avec toi, les apparences ne trompent pas. Tu veux que je parte, et je suis sûre que tu vas tout faire pour que je m’en aille le plus vite possible. C’est juste dommage que tu aies besoin de boire pour être honnête envers moi.

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