Avenue Raymond Poincaré

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Sous le soleil matinal clément, l'Avenue Raymond Poincaré laissait les oiseaux chanter et virevolter entre ses majestueux sophoras. La vie parisienne s'animait peu de ses passants parcourant les trottoirs. Les voitures commençaient leur lent envahissement des rues, accompagnées de leur cortège de scooters et de bicyclettes.

Sous la lumière filtrée par les feuillages, Balthasar se dirigeait vers la Place Victor Hugo pour son petit café matinal. C'était son rituel, sa petite habitude. Il déposerait son ordinateur portable sur la minuscule table et commencerait sa journée de boulot tranquillement.

Il lui semblait néanmoins que cette journée serait particulière. Comme une potentialité ambiante, presque intangible. Le genre de sensation dont il se méfiait. D'ailleurs, tandis qu'il traversait une rue, évitant de justesse une trottinette électrique, il eut comme une brusque décharge. Un trouble dans l'air. Il comprit instantanément. On le regardait, on lui voulait du mal. Le champs subsensible vibrait d'une information importante, mais elle restait brouillée. Il se demanda d'où l'attaque allait venir.

Il observa vivement l’avenue animée. Merde ! Ce lieu n’était pas propice à leur foutue guérilla. Ils ne pouvaient pas attaquer ici ! Non... Impossible, ils étaient trop prudents. Il souffla. Tant qu'il serait en pleine ville, sa sécurité se trouvait assurée. Ainsi continua-t-il d'arpenter le trottoir, faussement paisible. Ce devait être une simple journée. Apres le café et les croissants, il devait aller à la pharmacie et puis rentrer. Simple, classique. Il n’emmerdait personne. Et tant pis si on le surveillait de derrière les murs. Il savait que tous les siens étaient pistés.


— Hé ! l'appela une voix de l'autre côté de la rue.

Une succession de voitures ponctuée de cyclistes vinrent trancher sa vision de la silhouette qui l'avait hélé depuis le trottoir d'en face. Elle vibrait de manière offensive.


Agatha le suivait depuis qu’il était sorti de chez lui. Le gars vivait dans un de ces minuscules appartements au cœur d'une immensité typiquement parisienne, un immeuble dit "Haussmannien". Elle connaissait bien les lieux, avait même visité le logement. L'imbécile avait laissé trainer une information cruciale, qu'il l'avait mal codée, mal cachée dans la trame matérielle du mur de sa chambre. Un truc fou, impensable. Elle n'avait pas le choix. Ce type devait être arrêté, coûte que coûte !


De l'autre côté de la rue, celui-ci avait l'air d'hésiter. Elle aussi hésitait. Elle regrettait les foutues règles Matérialistes. Pourquoi chaque mise à mort devait-elle se faire par le biais d'un duel ? Ils se trouvaient dans le pire lieu pour cela ! En pleine ville, au cœur d'une capitale, tout le monde verrait ! Tout le monde saurait ! Mais impossible de le laisser aller, il fallait l'arrêter, avant qu'il...

— Toi, le Spirite ! hurla-t-elle pour couvrir le brouhaha urbain. Je te provoque en duel !

Quelques passants alentours pouffèrent, puis s'éloignèrent, pensant avoir assisté à une mauvaise blague – s’ils savaient...



Une foutue Matérialiste, qui le défiait ici, en pleine rue ? Avait-elle perdu l'esprit ? Tout le monde allait les voir !

— Attends, pas ici ! Hurla-t-il, tandis qu'il la voyait reculer vers une façade pour s'y adosser.

Putain ! Elle va vraiment le faire ! Je dois être plus rapide !

Il s'empressa d'également rejoindre un immeuble derrière lui. Trop grand, mais tant pis...


Il se préparait déjà. Bon sang ! Un réactif ! songea Agatha en se collant à la pierre de taille.

La matière l'appela, elle lui résista quelques instants puis fini par rompre, la réponse fusa et elle s'enfonça dans le mur de façade.


— Merde, merde, merde ! s'exclama Balthasar tandis qu'il la voyait disparaître à l'intérieur de la pierre comme dans du sable.

Il n'était pas préparé, pas du tout ! Il pressa de toute ses forces sa main sur la façade Haussmannienne. D'abord trop perturbé, il ne sentit rien. Puis ferma les yeux et se concentra.

— Ça va ? lui demanda un passant.

Ta gueule, j'essaie de me concentrer ! cria-t-il muettement. Il devait se focaliser, s'extraire du monde ambiant, communier avec la matière !

C'est alors qu'un son terrible, associé à d‘impossibles vibrations, se mit à secouer l'avenue. Les oiseaux prirent leur envol, les voitures s'arrêtèrent, Les gens coururent vers des abris de fortune en criant au tremblement de terre.

Ce n'était pas un tremblement de terre...

Après une ultime vibration, l'immense façade du trottoir d'en face s'écroula sur la rue. Mais c'est uniquement un gros bloc de pierre et de brique qui s'abattît sur le sol, une colonne vomie par le bâti qui éventra le macadam.

Par l'entrée de l'immeuble on voyait les espaces intérieurs onduler, comme si le hall, les escaliers devenaient vivants. Ensuite, comme autant de déjections, des gens se trouvèrent projetés hors du hall, un à un. Hébétés, ils s'empressèrent de filer à toutes jambes. Après quelques instants, le montant gauche de l'immeuble percuta lui aussi le trottoir comme une colonne solide. S'appuyant sur ces deux blocs massifs, le reste du bâtiment s’extirpa d'entre les autres bâtisses. Abandonnant ses mitoyennetés, l'immeuble s'avança alors dans la rue en s'appuyant sur ces deux énormes colonnes qui lui servaient d'appui.

Balthasar, de son côté, suivait les évènements sans les regarder. Il savait pertinemment ce qu'il se passait – ce qu'elle faisait : briser un secret centenaire – et n'arrivait pas à se concentrer suffisamment. Il avait peur.

L'immeuble Haussmannien à présent "debout" en pleine rue, sortait de sa belle série en l'éventrant. Exit, désormais, ce bel alignement architectural typiquement parisien. Fini l'ordre. La bâtisse s'ébroua comme un géant mouillé. Des milliers de briques s'en trouvèrent projetées en tous sens pour s'écraser sur l'avenue désertée. La silhouette agglomérée se redressa ensuite pour afficher sa nouvelle forme, une sorte de colosse de matériaux réassemblés, un immeuble d'une grossière forme humaine. Le métal des balcons du dernier étage s'incurva comme si le titan souriait.

L’immensité fit alors un pas en avant en écrasant deux voitures en même temps.

— Merde ! hurla Balthasar.



Le gars était perturbé. Elle avait toutes ses chances ! Martha pouvait être fier d'elle, car il était rare de parvenir à consolider une telle structure en un tout cohérent avec une telle vitesse. Elle sentit sa massivité, jubilait de voir le monde si petit, avec un "corps" pareil elle pourrait écraser n'importe quoi - n'importe qui !

L'ennemi était là, elle pouvait l'achever et vite. Agatha se concentra pour former un bras tangible, les immeubles haussmanniens étaient tellement massifs qu'il y avait grosse quantité de matière à manier, mais elle savait comment s'y prendre. Elle put former un bras immense, presque tentaculaire.

Concentrée, elle le dressa vers le ciel. Des cris s'élevèrent, en plus de sirènes lointaines. Elle encadra son ennemi, cette fourmi impuissante, et lentement laissa tomber le monument de briques et des pierres qui lui faisait office de bras sur l'insecte à abattre.

Le trottoir explosa, la façade où il se tenait fut ravagée en une puissante explosion. Un nuage de fumée majestueux naquit des amas de matières soulevées.

Elle voulut retirer son extension-bras des débris mais lorsqu'elle amorça le mouvement de recul, elle sentit que quelque chose la coinçait. Son bras titanesque semblait retenu dans l'ouverture.


Piégée, elle était piégée ! Balthasar, en communiant en dernière seconde avec le bâti avait pu s'y glisser et interférer avec l'immense structure. Figurant alors cette main comme plantée dans son propre ventre, il avait resserré son étreinte comme s'il transformait ses tripes doigts. Sa poigne ventrale la tenait désormais.

Je t'ai eu !

Harmonisant le haut de l'immeuble avec le haut de sa tête, il projeta violement les combles vers le toit adverse. Comme un coup de boule colossal, l'immense tête composée de toits métalliques s'abattit sur les balcons adverses et l'ennemi fut repoussé en arrière ; son corps se cliva violement de son bras amalgamé, coincé par l'étreinte d'entrailles. Sans doute que les habitants de l'immeuble avaient été broyés dans la cage d'escalier qui lui servait de système digestif, mais Balthasar estimait que c'était de la faute de son adversaire.

Celle-ci partit à la renverse et s'écroula sur son ancien voisin de pierre et de briques, en entamant irrémédiablement sa propre structure en même temps qu'une bonne partie du pâté de maison.


Agatha faillit être éjectée hors de son conglomérat, mais après un sursaut de volonté, elle parvint à garder celui-ci en cohérence autour d’elle. Elle sentit ses briques et ses pierres, ses vitres, son béton et son bois s'étaler en tous sens. Heureusement, la forme de son corps se maintint. Elle ne devait pas trainer, il allait à présent continuer l’attaque, s'acharner jusqu'à la trouver, noyée dans la masse, pour la pulvériser. Offrant son dos à l'ennemi, elle se concentra pour s'invertir. Elle bascula son attention et l'avant de son corps du côté de l'offensive au moment même où celle-ci se passait. A présent pourvu de deux bras en forme de massues, le Spirite préparait un coup en étau qui ne visait qu'une chose : son annihilation. Elle crut voir au ralenti les deux énormes blocs composés des millions de débris en tout genre et rendu solides par la force de son intention se précipiter de chaque côté de son visage de pierre et de métal.



Ses deux poings se rencontrèrent au cœur du visage haussmannien, la brique explosa, le balcon, les combles sautèrent, le toit en métal se plia tel une tôle médiocre. Les incarnants se plaçaient toujours dans les têtes, comme si de leur piètre corps humain, ils devaient réifier le cerveau de leurs colosses. La fille devait être morte, à l'heure qu'il est ! Et il n'avait plus qu'à se laisser effondrer, à présent. Il s'échapperait ensuite des décombres en survivant. Les infos parleraient d'un tremblement de terre en plein Paris. La municipalité raquerait. Personne ne croirait que deux géants s'étaient affrontés Avenue Raymond Poincaré. Et le secret de leur existence resterait bien gardé.

Son immensité perdit lentement en stabilité, il l'imagina vague, presque liquide. Il réduit lentement son champ d'influence à son pourtour immédiat, le temps de l'effondrement.

Il ne restait désormais qu'une boule de gravât au cœur duquel il attendait. Une fois l'avalanche de matière étalée, il revint en surface et dilua complètement son champ.


Elle le vit émerger des décombres, un sourire aux lèvres. Il croyait vraiment que c'était fini ? Il pensait vraiment qu'elle se laisserait avoir comme une débutante ? Elle ne se plaçait jamais dans la tête, avec toutes ces années d'entrainement elle avait compris qu'il valait mieux voyager au sein des amas plutôt que se cantonner à une situation fixe. Et ça l'avait sauvée !

— Hé ! lui cria-t-elle, depuis les décombres fumants. Tu me prends pour une imbécile ?

— Ça se pourrait, répondit-il narquois.

— Je suis une chasseuse de catégorie F, pas une débutante, connard !

— Si je comprends bien ça va se jouer à qui fusionne le plus vite, c'est ça ?

— C'est ça... proclama-t-elle renfermant ses bras sur sa poitrine. Crève !

Une pointe de matières agglomérées manqua de s'enfoncer dans son visage en même temps qu'elle disparaissait dans le sol comme si elle était aspirée par des sables mouvants.


En une fraction de secondes, Balthasar avait réussi, influant sur les gravats à ses pieds, à arquer une gigantesque pointe composée des décombres avoisinants. Mais l'ennemie avait réussi à l'éviter en disparaissant dans le sol. Ça c'était mauvais, très mauvais ! Jugea-t-il, car il savait de quoi les catégories F étaient capables.

Il devait battre en retraite et vite !

Impossible de faire corps avec la rue, car la fille en avait déjà entièrement pris possession, d'ailleurs déjà le macadam tremblait, s'infléchissant.

Balthasar couru vivement dans l'autre sens. Mais le sol se souleva en l'emporta d'un seul coup. Il eut soudainement l'affreuse impression de se retrouver à cheval sur un train lancé à toute vitesse. En quelques instants, la route encombrée de débris venait de se transformer en une créature serpentine qui s'élançait, furieuse, entre les façades. Balthasar faillit perdre l'équilibre. Impossible de fusionner avec une matière déjà incarnée ! Il parvint in extrémis à s'accrocher à un panneau de signalisation encore planté dans le trottoir devenu le flanc du monstre.

Dans un rodéo fou, Balthasar traversa alors des allées d'immeubles centenaires au dos d'une Avenue Raymond Poincaré transformée en serpent long d'une centaine de mètres.

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