Place Victor Hugo

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C'était la meilleure façon de couper court à la réactivité de l'ennemi ! Agatha avait saisi l'ensemble de la rue par son influence. Difficile à manier. Mais en visualisant un serpent impossible comme celui de certaines mythologies, animer une avenue et faire corps devenait possible. Ce qui la gênait était que son ennemi, sans retraite, devenait impossible à localiser sur sa longueur. Pour y remédier, elle projeta sa tête vers le ciel, dépassant de très haut les immeubles majestueux pour avuer son corps macadamisé, dont les pavés sous-jacents étaient devenus les écailles. Nulle trace de son adversaire.

Elle était pourtant sûre qu'il était là, accroché quelque part. Maniant le roulement des pavés sous son corps aux multiples couches, elle essaya de faire pivoter son immense carcasse hétérogène en vue de racler le Spirite sur le sol. Mais tant qu'elle ne l'aurait pas vu elle n'aurait aucune certitude. Agatha fini par déboucher sur la Place Victor Hugo. Là, elle avait de l'espace. Elle enroula l'Avenue vivante sur le rond-point, désaxant la fontaine, et écrasant plusieurs voitures au passage. Dressant sa tête bitumeuse, elle chercha depuis les hauteurs son ennemi - sa vibration - ou la tache de sang garantissant sa mort. Mais rien, le Matérialiste avait disparu.



De l'endroit où il se trouvait, Balthasar pouvait voir le tout Paris. Au loin, la Tour Eiffel dominait la ville de son oblongue obscurité. Il se tenait accroché à un parcmètre, son sauveur. Qui aurait cru que ces engeances urbaines deviendraient un jour une bénédiction ?

Il avait quelques instants pour réfléchir pendant qu'elle ignorait où chercher.

L'ennemie était certes puissante, mais elle déployait la puissance du canon contre une mouche. Ridicule. Elle ravageait la ville juste pour lui, éventant ainsi un secret séculaire. Du haut de ce Quetzalcoatl hors contexte, il apercevait les écrans des portables immortaliser l'attaque impensable qui frappait la capitale.

Comment s'en sortir ? Il culminait à près de cents mètres, sur la tête monstrueuse de la bête d'asphalte. Sa chute signifiait sa mort certaine, car il était impossible de communier avec la matière en la percutant. L'autre le savait, c'est pour cela qu'elle faisait tournoyer ses nœuds sur le sol tout en élevant bien haut sa tête bitumeuse. En bas, l'écrasement ; en haut, la chute mortelle. Ses options étaient éteintes, il devait attendre l'opportunité de...

Un visage s'incarna soudain sous ses prises. Il était légèrement plus grand que celui d'un humain. Ce n'était qu'une forme, un simulacre. Elle voulait se signaler et lui faire peur. Balthasar sentit, plus qu'il n'entendit « Je te vois !». Elle ne l'avait pas vu, bien sûr, il s'agissait d’autre chose. En réalité, elle l'avait perçu. Un véritable exploit quand on maniait une structure de cette taille, surtout de forme non-anthropomorphe. Il n'eut pas le temps de lui répondre que déjà l'immense colonne faite en chaussée commençait à s'effondrer à l'endroit même où il se trouvait. Ses mains lâchèrent soudain le parcmètre, lui-même descellé hors de l'amas pavé. Il chuta de près de cent mètres sous les vidéos citoyennes.



Dommage qu'elle ait dû éventer le secret de sa société pour ce type, mais il était trop dangereux, ce qu'il avait découvert était bien trop critique ! Là où elle l'avait perçu elle avait désolidarisé une petite partie de l'amalgame. Il était tombé. Impossible qu'il survive à une telle chute sans être entouré dans un conglomérat sensible.

Elle comprit qu'elle avait gagné. Tant pis pour les témoins, tant pis pour la révélation. De toute façon, c'était tellement impensable que personne n'y croirait, on inventerait tout et n'importe quoi, des théories du complots germeraient, tout le monde se disputerait et la vérité serait détournable.

Elle désassembla l'avenue Poincaré, descendant à l'intérieur de celle-ci à l'intérieur de sa sphère de transition. De l'extérieur, les parisiens devaient assister, horrifiés, à l'effondrement d'une énorme tour serpentine qui venait de s'ériger en quelques instants en plein milieu de la Place Victor Hugo.

Arrivée au sol, elle entreprit de le pénétrer pour y voyager jusqu'à un lieu dégagé, où elle pourrait enfin s'extirper et se fondre dans la populace traumatisée.

Dans le sol, proche de la surface, elle glissa, voguant entre les particules obéissantes, comme un sous-marin quantique. Un choc violent vient soudainement agiter les atomes de surface, suivit d'un second, encore plus fort. Essayait-on de la déloger ?

Agatha fila alors pour éviter les coups. Pas le temps de constituer une forme pour contrattaquer car les chocs répétés l'interrompaient à chaque fois qu'elle tentait un accroissement.



Elle était visible, sans même le savoir, le champ d'extension qu'elle générait se percevait facilement. Il devait se dépêcher, la déloger vite fait. Son bras de métal percutait chaque zone où elle se déportait, comme s'il jouait à un gigantesque jeu de tape-marmotte. Il manquait d'impact, aussi aggloméra-t-il du bras un peu plus du matériel présent autour de lui tandis que de l'autre il continuait à persécuter son champ d'influence potentiel de sa proie. Une voiture écrasée, une moto, un bus. Il gonfla ses bras de toujours plus de masses d'alliages variés. Sans doute que pour les observateurs il devait ressembler à une sorte de gorille composé de multiples carcasses de véhicules.

Là ! Il enfonça de toutes ses forces sa main composée de tuyaux et d’éléments de carlingues dans le sol pour parvenir à saisir la filante. Je te tiens marmotte !



Une main monstrueuse extraya son amas hors du sol. Elle était foutue ! Agatha avait perdu le gros de son pack sensible. Presque à nue de matière, il ne lui restait que quelques vieux pavés parisiens et de la terre englobant ses jambes et ses hanches.

— Je te tiens ! glissa une pensée tonnante hors du monstre métallique.

— Bravo, tu m'as eue, tu mérites ta victoire, laissa-t-elle fuser via les vibrations. Mais d'abord explique-moi comment tu as survécu à cette chute !

Alors qu'il préparait le coup fatal, il afficha un air condescendant sur sa face d'alliages. Elle était puissante, très douée, mais n'avait pas encore acquis toutes les connaissances.

— L'air est aussi une matière, mais moins tangible, clama-t-il, en levant son bras taillé en carcasse d'utilitaire. On ne peut pas le manier comme les solides, mais on peut le densifier pour freiner nos chutes.

Elle soupira.

— Je suis prête...



Devant son visage offert, il hésita. Puis se ressaisit, il ne fallait pas se laisser attendrir durant une guerre. Il hérissa sa main de pointes de verre issues de parebrises explosés, elle finirait empalée.

— Arrêtez ! cria quelqu'un, avant que ne résonne un tir. Une balle percuta son épaule en porte de voiture, suivi d'une autre qui s'enfonça sous son aisselle composée de tuyaux de radiateurs. Elle manqua de l'atteindre, toucher son corps organique.

Ses yeux en phare de motos se tournèrent vers les policiers tremblotants qui avaient eu l'impudence d'essayer de l'abattre.

— Vous ! cria-t-il, mais c'est un bruit de multiples klaxons coordonnés qui rugirent à la place.

Les poulets tirèrent de plus belle. Balthasar fut bientôt pris sous des feux nourris. Il y en avait même un qui utilisait une mitraillette, bon sang ! Ce qu'ils pouvaient être dangereux ces charnels !

Toujours en tenant son adversaire de sa poigne métallique, il fonça, en rugissant, vers les troupes armées.



Il était déconcentré ! C'était sa chance ! Quelle marge avait-elle ? L'ensemble des matériaux en son contact étaient déjà envahis par la présence de l'adversaire. Et elle ne pouvait rien faire de ces pauvres amas de terrain qu'elle influençait encore.

Pendant que son adversaire fracassait les agents de son bras devenu comme une massue amalgamée d'aluminium, Martha réfléchissait à toute vitesse. L'air était fait de particules, on pouvait aussi y influer, avait-il dit, mais que pouvait-elle faire d'une telle information, que pouvait-elle pour l'atteindre ?

Un dernier policier réussit à éviter l'immense marteau, et continuait à tirer en hurlant comme une bête, vidant son chargeur sur le colosse. Une balle perdue s'enfonça alors dans l’épaule d’Agatha. Elle ne hurla pas, car c'était bien trop fulgurant pour faire mal. À la place de la douleur, elle perçu l'information matérielle de ce nouvel élément dans sa chair. Et après, seulement, elle cria.



Balthasar abattit enfin son gant de métal sur la voiture derrière laquelle l'homme était planqué. Mort écrasé. Pour échapper à de nouvelles attaques, et en tenant la jeune Matérialiste entre ses doigts faits de pneus, il entreprit d'escalader un des immeubles adjacents. Les citoyens abasourdis et hurlant s'écartèrent pour les voir, impuissants, commencer à escalader un édifice abritant un café déserté. La façade ne résista pas à ses griffes titanesques.

— Là, on sera tranquilles !

— Tu parles ! clama-t-elle depuis sa bouche organique. Tiens !



Elle avait repéré la faille, le trou dans son armure automobile. Le projectile coincé dans son épaule était devenu la balle et son corps le fusil. D'un effort violent, elle avait infléchi brutalement ses propres champs. La terre, les pavés qu'elle maintenait, se précipitèrent ainsi vers le visage simiesque. Suivis par la balle. Elle avait misé toute sa concentration dessus, pour l'envoyer avec le plus de vitesse et de précision possible, là, entre les deux yeux dévoilés par ce que les pavés venaient de mettre à jour.

Le corps monstrueux eut un temps d'arrêt, elle en profita pour s'appuyer sur son immense main s'ouvrant lentement. Quand le gorille artificiel se détacha de la façade perforée, elle en profita pour sauter en direction d'une des fenêtres fracassées pour parvenir à s'y engouffrer.

Un tir en pleine tête, ça ne pardonne pas !



Balthasar percuta violement le sol de la place Victor Hugo. Son influence brisée, les morceaux de carlingue reprirent leur poids, il se retrouva coincé dans une prison brûlante et coupante. Il sentit du sang perler le long de ses yeux. Mais je ne suis pas mort ! pensa-t-il, c'est déjà ça ! Seulement il n'avait plus aucune force et sentait qu'il était prêt à sombrer dans le néant. Accroche-toi, Balthasar, ne la laisse pas triompher. L'attaque allait bientôt arriver. Il le savait, cette fille n'allait pas laisser de doute sur sa survie, elle voulait l'achever, et devait le faire de manière certaine ! Concentre-toi ! Merde ! Sent l'amas, la matière, infuses-y ta vie ! Vite !

Communiant à peu près avec les carcasses, du moins les plus proches, il parvint à se reconstituer un semblant d'armure. Bien moins grande, mais probablement suffisante pour lui offrir une protection. Une fois consolidé peu ou prou, il inspecta le champ avoisinant. C'était comme voir, mais avec les vibrations. De l'extérieur, les témoins devaient voir, interloqués, un "géant" de deux mètres cinquante, composé de morceaux de voitures et de vélos, arpenter la place, l'air confus et désorienté. Balthasar traversa les pavés massacrés et retourna au centre, sur les décombres de la fontaine ravagée. Plus aucune trace de la Matérialiste. Merde ! Où est-elle passée ?

C'est alors qu’un second tir le frappa.



Zut ! Il n'est pas mort, pensa-t-elle. Mais il n'en était pas loin. Depuis le début, ce qu'il fallait, c’était l'avoir par surprise, car il était réactif. Agatha avait pris soin de réduire sa vibration au maximum. Devenant aussi détectable qu'un quidam dans n'importe quelle maison. Il fallait arrêter les grosses manifestations, frapper vite et discrètement pour enfin mettre un terme à l'assaut ; l'ennemi avait trop de ressources.

Réduisant un maximum les matériaux, elle avait recueilli une barre de lampe halogène qui trainait et entreprit de trouver, malgré la douleur de son épaule, n'importe quel objet pouvant s'y enfoncer. Dans un tiroir, elle avait déniché, sous les yeux affolés du locataire des lieux, trois piles probablement usagées. Ses cheveux avaient matérialisé un masque pour qu'on ne puisse pas la reconnaitre.

Devant la fenêtre ouverte, elle avait assemblé son arme, presque sans utiliser son potentiel sensible. Ensuite, quand tout fut prêt, elle avait posé la barre métallique sur le rebord de la fenêtre et aligné celui qui errait au milieu de la place, stupidement à découvert, en boitant, munit uniquement d'une piètre armure de métal bâclée à la six-quatre-deux. Adieu.

Elle avait tiré.

Il fut percuté de plein fouet par la pile projectile qui l'envoya valdinguer dans les vestiges de la fontaine Victor Hugo.



La salope était dans un des immeubles, il l'avait sentie au moment où le tir retentissait. Il eut à peine le temps de solidifier son casque que l'impact le frappait déjà.

Sous le choc, son armure se cliva brutalement et il se retrouva mis à nu de matière en plein centre de la place. Autour, le monde redevint silencieux. Paris d'ordinaire si bruyante ne laissait plus filtrer aucun murmure...

Un troisième tir vint alors lui faire exploser la jambe droite. Un quatrième se chargea de faire éclater son ventre.

Il était mort. Et Paris ravagé.



Au moins, aucun Spirite n'apprendrait ce qu'il savait. Agatha n’avait pas la possibilité de faire autrement. Mais quel gâchis !

Elle recueillit rapidement quelques matériaux disponibles, sans trop se gonfler, mais assez pour se protéger, avec des meubles en bois réassemblés et des tissus pour masquer son identité. Elle descendit prestement les marches de la cage d'escalier sous les regards exorbités des locataires pressés contre les murs d'effroi. Débouchant sur le rez-de-chaussée, et traversant vite le restaurant, elle parvint enfin sur la place parmi la populace médusée.

Une scène d'apocalypse. Paris n'avait probablement plus connu des ravages pareils depuis la dernière guerre. Elle rejoignit, drapée de son assemblage le centre de la place. Sur la fontaine massacrée, gisait le cadavre, entouré de gens qui tentaient de l'aider. Ils fuirent en la voyant débarquer.

Méfiante, Agatha se plaça au-dessus du corps.

Ses yeux ouverts la fixaient.

Elle craignit alors une nouvelle attaque. Mais comprit rapidement que son adversaire était bel et bien mort. C'était fini.

Un rire sonore retentit plus loin. Elle se tourna, en concentrant les amas de bois à l'avant de son corps, par reflexe.

— Je suis désolé, fit un adolescent au visage d'ange, mais au regard tortueux. Je ne peux pas te laisser partir avec ce que tu as fait et surtout ce que tu sais.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en arquant des montants de bois comme autant de pattes d'araignées jaillissant de son dos.

— Ne reconnais-tu pas le secret que tu essayes toi-même d'étouffer ? Nous pouvons habiter les corps autant que la matière !



Elle chavira sous le poids de l'annonce. Elle le savait pourtant, mais c'était une chose de le savoir mais une autre que de voir le prodige en application. Balthasar se dit qu'il aurait pu profiter de son inattention pour l'éventrer vite fait, mais il préférait voir sa surprise avant de la tuer. Elle n'était rien.

— Tu... tu n'étais pas dans ce corps, avant ? Où es-tu ?

— Je suis bien plus vieux que tu ne l'imagines, ma conscience ne se réduit plus qu'à quelques sphères organiques. Un cerveau et une colonne vertébrale. Organes que tu as bien faillis blesser dans ton attaque en traitre. À présent c'est toi qui vas mourir avec mon secret !



Lorsqu'elle projeta ses pattes en bois vers l'avant afin de perforer ce maudit cerveau résiduel. L'adolescent-hôte parvint à disparaître en quelques instants dans les pavés qui s'écartèrent pour l'avaler.

Merde ! Je suis foutue !

Elle devait s'échapper, et vite ! Se tournant vers le cadavre abandonné, elle aperçut les restes de véhicules. Oui ! Ça ! Et s'y plongea comme on s'enfonce dans l'eau d'une piscine.

Elle assembla le plus vite possible les pièces déjà malmenées autour d'elle en prenant soin de caller en dessous toutes les roues ou parties de roues qu'elle trouvait. L'amas résultant n'était pas conséquent, mais suffirait à filer. Telle un véhicule difforme, elle parcourut la place en roulant péniblement, le temps de trouver ses marques. Puis se mit en devoir d'atteindre d'autres carcasses pour se consolider. Après deux tours rapides de la place, c'est sous les yeux abasourdis et les centaines des portables brandis, qu'à présent un tank alambiqué absorbait allègrement des décombres de la ville. Martha voulait fuir - le plus rapidement possible -, mais préférait se prémunir, car l'autre était malin ; elle comprenait qu'il était en réalité un patriarche, il était donc extrêmement ancien et puissant. Peut-être même un des premiers. Voyageant d'un corps à l'autre depuis des siècles.

Elle quitta la place sur les chapeaux de ses vingtaines de roues.

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