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« Il faut qu’on parle », comme le SMS de Clarisse que Rémi a gardé. Non, que j’ai gardé d’avant l’accident. Cette fois je ne peux plus reculer. J’aurais pu faire comme si de rien n’était, mais non, je dois lui dire. Je commence à trembler. Je déglutis.

– Écoute, mon amour… Je ne voulais rien dire devant mes parents ou devant les enfants pour ne pas les inquiéter, mais…

– Tu me fais peur, Rémi, qu’est-ce que tu as ?

– C’est juste que… J’ai l’impression d’avoir oublié des choses, tu vois, j’ai des trous de mémoire.

– Oui, le docteur Frankin a dit que ça pourrait durer quelques temps, Non ? Mais ça va passer, mon chéri.

– Je ne sais pas, j’espère… J’ai vraiment oublié plein de choses, Clarisse, j’ai peur.

– Des choses, mais comme quoi ?

Oui, Rémi, quelles choses as-tu oublié ?

– Je sais pas, il y a d’abord les codes comme pour le téléphone ou les dates d’anniversaires, pour les petits, je ne suis plus très sûr…

– Mais ça c’est rien, tu vas vite les retrouver.

– Oui, mais il n’y a pas que ça. J’ai l’impression d’avoir oublié comment on était… nous deux, à la maison, en vacances, ou avec les enfants, tu vois ?

– Tu nous as oublié… nous deux ?

Je vois ses yeux s’embuer. Une vague de tristesse submerge mes pensées.

– Non, attends, Clarisse, je ne t’ai pas oubliée… Je me souviens de notre mariage, je me souviens des enfants, je me souviens de chez nous… Je me souviens que je t’aime !

Vraiment, Rémi ? Tu te souviens que tu l’aimes, Clarisse, t’es sûr ?

– Mais t’as oublié quoi, alors ?

Cette fois des perles roulent sur ses joues, le sel brûle mes yeux et mes pensées se déchirent.

– En fait, j’ai l’impression… J’ai peur de ne plus être comme avant, d’avoir oublié comment j’étais, j’ai peur, Clarisse… Tu dois m’aider !

Clarisse me prend dans ses bras et nous laissons couler nos douleurs et nos peurs sans retenue. Des sanglots qui se répondent sans trouver les mots. Des âmes qui tentent de s’étreindre à travers les corps, de se rejoindre à travers le néant, de se souvenir à travers la réalité.

– Il faut que tu m’aides, Clarisse, réussis-je enfin à dire … Je veux qu’on se retrouve, comme avant, encore mieux qu’avant, tu comprends ?

Qu’est-ce que tu racontes, comme avant ? C’est impossible, Rémi.

Elle s’écarte de mon cou et me dévisage, des coulures noires au coin des yeux, les lèvres pincées. Elle hoche la tête lentement. Elle m’embrasse.

– Oui, mon chéri, on va se retrouver, je te le promets.

Je la serre de nouveau contre moi. Plus rien n’a de sens. J’endure. J’en crève. J’en rêve. J’enrage.

Clarisse se redresse et plonge une angoisse dans mes pupilles.

– Rémi… Est-ce que tu as oublié pour… tu sais, avant l’accident ?

Si j’ai oublié ? Est-ce le moment de vérité ? Est-ce que je veux vraiment savoir ce qu’elle a dit ou ce qu’il s’est passé ? Est-ce que…

– Non, je n’ai pas oublié, soufflé-je, en soutenant son regard.

T’es qu’un menteur, Rémi !

Les yeux de Clarisse s’inondent à nouveau.

– Pardon, murmure-t-elle en blottissant sa tête dans mon cou.

Je l’accueille au creux de mon épaule. Je caresse ses cheveux, comme un mari aimant. Je voudrais l’aimer. Je veux l’aimer. Ma femme.

– On va se retrouver, répète-t-elle.

– Oui… mon amour… Il faudra que tu m’aides, tu sais.

– Je t’aiderai.

– Il faudra que tu me racontes…

– Je te raconterai.

Et toi, Rémi, tu lui raconteras, qui tu es vraiment ?

Nous restons un moment comme ça, l’un contre l’autre. Nous respirons. J’affronte mes paradoxes. Je souffre mes mensonges. Et elle, à quoi pense-t-elle ? A-t-elle réellement compris ce que j’ai voulu dire ? À quoi ça rime tout ça, putain ?

Elle se relève et sèche ses yeux. Je retrouve petit à petit la femme qui est entrée dans la chambre tout à l’heure, dans une esquisse de sourire.

– Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? me demande-t-elle avec douceur.

– On fait comme prévu, ça ne change rien, tu sais. Je rentre demain soir à la maison, avec toi, avec Jules et Zoé… La vie va reprendre son cours. Mais on en dit le minimum aux enfants et encore moins à mes parents, d’accord ?

– C’est quoi, le minimum, exactement, Rémi ?

Cette fois une ombre zèbre son regard.

– Hé bien, si les enfants demandent, on leur dira simplement que papa a encore des petits trous de mémoire après son accident, comme l’a dit le docteur, et que c’est normal s’il pose des questions bizarres ou s’il ne sait plus où sont les choses, mais que ça passera, tu comprends ? Et si jamais je suis vraiment perdu à un moment, je te ferai un signe pour que tu m’aides ou que tu répondes pour moi. Ça sera notre secret, d’accord ?

– OK, je comprends. Et pour tes parents ?

– Un peu pareil, mais comme on les voit moins souvent, ça devrait aller. Surtout, s’ils t’en parlent, rassure-les, je ne sais pas, dis-leur que ça va de mieux en mieux… Et de toute façon, c’est ce qu’il se passera, Clarisse. Parce que je vais me souvenir, tu verras !

Tu crois que ça sera si simple, Rémi ? Qui essayes-tu de convaincre, là ?

– Et puis si ça ne va assez vite, continué-je, j’irai voir quelqu’un en ville, je te promets. Pas Frankin, je ne peux pas le saquer, ce mec-là. Mais la kiné m’a parlé d’un ami à elle.

– Et pour nous, Rémi ? Avec moi ?

Oui, Rémi, tu vas faire comment avec ta femme que tu ne te souviens même pas d’avoir aimé un jour ? Tu vas lui mentir sur tout ?

– Pour nous… Ça me reviendra aussi. Et puis je n’ai pas tout oublié. En attendant, tu me raconteras, comme tu m’as dit, on regardera les photos de vacances, de voyages, tu me parleras des câlins qu’on a faits et tout.

– Tu crois que ça va marcher, Rémi ?

Je prends ses mains dans les miennes. Je veux y croire.

Pourquoi Rémi ? Pourquoi tu veux te trahir ? Parce que c’est le seul putain de futur qui ait un sens, tu peux pas comprendre ça, Stan ?

– Mais oui, mon amour. Tu veux qu’on se retrouve tous les deux, non ?

– Oui, mais…

– Hé bien c’est comme ça qu’on va se retrouver, qu’on va se redécouvrir, qu’on va réapprendre à s’aimer, tu vois. C’est peut-être même notre chance, pour nous et pour les enfants.

À nouveau ses yeux se brouillent dans les miens. Elle s’avance et m’enlace. Elle m’embrasse. Elle hésite. Elle me sourit. Elle me serre.

– Je t’aime, mon chéri.

C’est Rémi qu’elle aime, Rémi !

Je réponds à son étreinte. Je lui souris. J’hésite. Je l’embrasse. Je la serre. Je suis Rémi.

– Moi aussi, mon amour.

C’est pas vrai, tu mens ! Arrête, arrête, tais-toi !

Nos visages et nos corps se séparent finalement. Puis nos mains. Clarisse regarde sa montre.

– Il va falloir que j’y aille, si je veux voir les petits avant qu’ils dorment.

– Oui, c’est mieux… Tu leur feras un gros bisou pour moi, d’accord ?

– Ouais.

Clarisse remet son manteau qu’elle avait posé sur le lit. Frotte à nouveau ses yeux.

– Bon, tu as tout ce qu’il faut ?

Nous partageons un silence gêné, de ne plus savoir quoi dire, de vouloir se retenir, de vouloir partir.

– Allez, j’y vais, souffle-t-elle en déposant un petit baiser sur mes lèvres. À demain, mon chéri.

– Oui, à demain, mon amour.

Avant de disparaître elle se retourne pour m’adresser un signe de la main. Je lui réponds. Elle me sourit. Mais ce n’est pas le même sourire qui a franchi la porte, tout à l’heure. C’est un sourire inquiet, un sourire d’espoir, un sourire de confusion. Je fais de mon mieux pour lui rendre. Elle disparaît. La porte se referme.

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