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Nouvoitou, 1820

La voix de Perrine mourut, laissant place à nouveau au silence, chacun encore imprégné des évènements qui venaient de nous être contés et des différents personnages avec qui nous venions de faire connaissance.

J'avais, pour ma part, été fortement impressionnée par le courage de Julienne Rouault qui avait affronté tout un groupe d'hommes armés toute seule. Je me pris à m'imaginer à sa place. Aurais-je eu le même aplomb ? Serais-je seulement sortie de la maison pour leur parler ? Sans fausse modestie, j'avais tendance à penser que oui car je n'étais pas une peureuse. Et les circonstances nous poussent souvent à aller au-delà de nous-mêmes. Or, la période révolutionnaire semblait avoir exigé beaucoup de sang-froid.

J'étais en réalité contente de ne pas avoir vécu à ce moment-là. Je trouvais que mon époque était beaucoup plus facile à vivre. Même si, quand l'empereur était là, il y avait toujours des guerres ici ou là. Nous, à Nouvoitou, nous étions peu affectés par ses effets, à part, évidemment pour les familles dont le fils avait été appelé sur le front. Mais cela n'avait rien à voir avec l'instabilité de la révolution. Nous n'avions pas à craindre pour notre vie à chaque fois que nous sortions de chez nous ; nous n'avions pas à nous méfier de tout le monde, y compris de nos proches.

Je remuai mes jambes et changeai de position car je commençais à m'ankyloser. L'histoire promettait d'être encore longue et mieux valait être bien installée pour continuer à apprécier le conte. Une légère envie d'uriner commençait à poindre également mais l'idée de quitter l'intérieur chaleureux de la maison pour aller dans la nuit froide de l'hiver faire mon petit besoin me convainquit que je pouvais encore résister. Je savais qu'avant d'aller dormir, je devrais tenter la sortie quoiqu'il advienne ; alors, si je pouvais me retenir jusque-là, ce serait parfait. C'est drôle comme on se fixe des minis défis parfois !

Mon père se leva pour remettre une bûche dans le foyer et redonner un peu de consistance au feu qui se mourait déjà. Je l'observai attentivement. Malgré notre pauvreté et la dureté des travaux qu'il faisait pour gagner quelques sous, il se conservait bien. A bientôt cinquante ans, il restait un bel homme. Depuis toute petite, je l'avais toujours trouvé beau et je comprenais parfaitement pourquoi ma mère avait été attirée. Il avait des traits assez irréguliers, certes, mais son regard : mon dieu, son regard ! Ce n'était pas tant sa couleur, somme toute très commune, mais l'intensité qu'il mettait à vous regarder qui en faisait un homme à part. Quand ses yeux se posaient sur vous, vous étiez d'emblée happée, comme hypnotisée, incapable de détourner votre propre regard. Et quand il y mettait tout l'amour qu'il ressentait, vous fondiez littéralement, perdant toute capacité à réfléchir, prête à tout pour lui. Je n'avais jamais eu l'occasion d'en parler à ma mère mais j'étais sûre que c'était ce regard qui l'avait charmée, captée, emportée : c'était obligé ! Je braquai mes prunelles sur elle quelques secondes pour tenter de la prendre en flagrant délit d'admiration, mais elle était occupée à câliner mon tout petit frère et ne semblait même pas avoir remarqué que mon père s'était déplacé.

Il n'y avait que mon arrière-grand-mère qui n'avait pas succombé et c'était sûrement, pensais-je, parce que, dès le début, sa vue n'était déjà plus très bonne. Parce que, oui il était pauvre, mais quand vous étiez emportée par un tel regard, qu'est-ce que cela signifiait réellement ? Mon esprit romanesque était bien loin des considérations terre-à-terre avec lesquelles Perrine jugeait mon père. Et nul doute que ma mère avait été dans les mêmes dispositions !

Il se releva après avoir ravivé une petite flamme en soufflant stratégiquement dessus et reprit sa place, un peu en arrière, dans la pénombre de la pièce seulement éclairée par le feu qui restait timide, exhalant tout juste un semblant de chaleur qui permettait non pas de chauffer réellement mais seulement de diminuer un peu le froid. Le bois était cher et si on voulait faire l'hiver avec le peu qu'on avait, il fallait à tout prix économiser le nombre de bûches.

Vern, 1795

Jean avait informé le capitaine de ses observations et réflexions. Celui-ci conclut :

- Donc d'après toi, c'est pas les rebelles. Alors, qui ?

- C'est bien la question. C'est pour cela que je suis venu vous trouver. Parce qu'il faut mener vraiment une enquête, sinon le coupable restera tranquille, sans jamais payer pour son horrible crime.

- J'ai jamais fait ça. Qu'est-ce que tu veux faire ?

Jean essaya de ne pas lever les yeux au ciel : il se rendait compte maintenant que le capitaine ne lui serait pas forcément d'une grande aide. Il pourrait seulement lui apporter un appui militaire qui pourrait, le cas échéant, délier les langues par la peur qu'il pouvait inspirer en tant que représentant de l'ordre. Même si la peur ne suffisait pas toujours ! Mais il n'avait pas le choix : il lui fallait avoir les autorités de son côté et agir seul n'aurait pas été une idée très sage dans le contexte de haines et de suspicions dans lequel il était plongé.

- Etes-vous au moins allé sur les lieux ce matin ?

- Bien sûr. Et on a parcouru toute la campagne pour trouver des chouans ou au moins des traces de leur passage

- Et vous n'avez rien trouvé n'est-ce pas ?

- Non, rien de rien

- Vous voyez, c'est encore une preuve de plus que ce ne sont pas eux les coupables. Avez-vous interrogé les voisins ?

- Pour quoi faire ?

- Savoir s'ils ont vu ou entendu quelque chose d'anormal par exemple. Savoir s'ils ont connaissance de disputes récentes ou passées entre Budor et d'autres personnes du coin. Que sais-je encore ?

- Non, on n'a rien fait de tout ça

- Alors nous allons commencer par là. Nous allons aller voir tout le monde aux alentours de la Grée. Nous allons interroger tous ceux qui connaissaient Pierre Budor : les voisins, la famille, les amis, les relations d'affaires, les fermiers auxquels il louait des terres ; tout le monde !

Jean s'était assis à côté du capitaine pour lui parler plus facilement et effacer la distance entre eux. Il énuméra la liste en comptant sur les doigts et le militaire se focalisa sur cette main qui matérialisait la tâche à effectuer : elle paraissait immense et il bougea la tête de gauche à droite et inversement à plusieurs reprises tant cela lui semblait impossible à faire.

- Ca va prendre une éternité et j'ai pas que ça à faire, fit-il remarquer. Je peux pas passer tout mon temps là-dessus. L'Administration me demande des comptes presque tous les jours au sujet du désarmement. Déjà, elle trouve que ça n'avance pas assez vite. Mais ils se rendent pas compte tous ces Messieurs des difficultés qu'on rencontre : les paysans mentent comme ils respirent et inventent toutes sortes de stratagèmes pour garder leurs armes ! Je veux bien vous aider aujourd'hui mais c'est tout.

Jean fut dépité mais ne se découragea pas :

- Est-ce qu'au moins vous me laisserez agir à ma guise et interroger qui je souhaite sans accepter les plaintes des uns ou des autres ?

- Pourquoi ils se plaindraient ?

- Je ne sais pas : c'est une hypothèse. Alors, on est d'accord ?

- Ca me va

- J'ai votre parole ?

L'insistance de Jean à lui arracher sa neutralité lui parut un peu étrange mais il accepta.

- Alors, en selle ! fit l'instituteur déjà debout

Pour venir jusqu'au Chalonge où logeaient l'officier et son contingent de soldats, il avait pris soin de prendre son cheval. C'était un bel animal à la robe noire, nerveux et racé et dont il prenait grand soin. Lors de son arrivée à Vern, deux ans plus tôt, la qualité de son compagnon à quatre pattes avait créée beaucoup de suspicion de la part des habitants, mais il les avait rassurés en leur expliquant qu'il avait volé ce cheval à un noble rencontré sur la route qu'il avait détroussé pour les besoins de sa propre survie. Depuis, chacun s'était habitué à voir l'animal aux côtés de l'instituteur.

Jean lui flatta l'encolure avec des mots doux puis il sauta en selle d'un geste souple et élégant, qui dénotait une grande pratique. Il sentit le regard du capitaine sur lui et, lorsqu'il releva les yeux vers lui, il lut beaucoup d'interrogations dans les prunelles noires de l'officier. Jean tenta de lui rendre un coup d'oeil neutre et innocent. Parfois, il oubliait que ses gestes pouvaient le trahir et faire revenir les doutes que les Vernois avaient émis à son arrivée. Qui était-il réellement ? C'était un peu ce que semblait se demander le capitaine Muller qui n'avait pas bougé.

- Vous venez ? lui demanda innocemment Jean

L'autre le sonda encore un instant et finit par se décider à aller chercher son cheval. Jean le regarda s'éloigner vers la grange où les chevaux du cantonnement étaient attachés. C'était un bâtiment en bois qui avait eu des jours meilleurs : certaines lattes, clouées verticalement, étaient trouées ; d'autres se jointoyaient mal de telle sorte que les animaux, bien qu'à l'abri de la pluie, ne l'étaient guère du vent et du froid.

Le fermier, prévenu tardivement que sa ferme était réquisitionnée pour le logement des militaires et de leurs montures, avait dû entasser à la va-vite son matériel, dans le coin à gauche de la porte, pour laisser la place nécessaire aux chevaux. Vu d'où il était, l'instituteur se demanda si le fermier s'y retrouvait encore dans l'amas de matériel et d'outils qui avaient été entassés sans ordre apparent. On était loin de l'organisation quasi maniaque que Jean avait découverte, le matin même, dans la grange de Pierre Budor.

Tandis que les deux hommes prenaient la route en mettant leur chevaux au pas, un fin crachin se mit à tomber d'un ciel bas et gris. Les minuscules gouttelettes étaient balayées par un vent si léger que, dans les arbres, les feuilles ocres, jaunes et marrons frémissaient à peine. La campagne était silencieuse, comme recueillie dans le deuil. Sur le chemin, on entendait les sabots des chevaux qui tapaient une terre lourde et humide. Il y avait bien longtemps que le sol empierré avait disparu, labouré constamment par les charrois. La municipalité, sous la République comme sous l'ancien régime, ne trouvait jamais l'argent nécessaire pour entretenir correctement les chemins.

Jean s'était enfermé dans un mutisme douloureux. Le temps du trajet était un temps propice aux pensées, et les siennes étaient aussi tristes que le ciel. Il revoyait le corps sans vie de Jeanne aussi blanc que sa chemise de nuit ; son joli cou barré d'un mince trait, rouge sombre, seule tache de couleur. Trait légèrement courbé qui se retrouvait sur les douze corps inertes, alignés les uns à côtés des autres dans la grande salle de la Grée.

"Un trait légèrement courbé" : Jean se repassait ces quelques mots en permanence dans la tête. Il lui semblait qu'il devait en conclure quelque chose mais il avait beau chercher, cela lui échappait. Il retourna encore et encore les mots, se les répéta intérieurement ; mais non, décidément, il ne voyait pas. Il en conçut une grande frustration et eut envie de mettre son cheval au galop pour se défouler. Mais il se rappela que le capitaine l'avait regardé avec curiosité en remarquant qu'il montait avec souplesse et aisance le beau pur-sang noir et il dut réfréner son énervement. Il préférait éviter d'attirer l'attention sur lui de manière trop voyante.

Heureusement, ils arrivaient à la Grée et cela distrayit son attention quelques instants, bien qu'ils ne s'y arrêtèrent pas car ils souhaitaient aller directement interroger les habitants des maisons voisines. Ils passèrent donc devant le porche qui donnait sur une cour désormais inanimée ; puis, ils longèrent les hauts murs d'une grange en terre, mais dont le soubassement était en pierre, avant de poursuivre et de laisser derrière eux les lieux du drame. Par un jeu d'associations d'idées, Jean se remémora sa visite dans la grange quelques heures plus tôt ; le rangement parfait du bâtiment ; chaque chose à sa place. Sauf une chose. Un tout petit outil. Une serpette restée introuvable. La serpette... cet outil qui faisait une coupure nette et courbée, comme un sinistre sourire ; le même genre de plaie que celle qu'avaient tous les morts de la Grée.

Un frisson d'effroi lui parcourut l'échine à l'idée que c'était cette lame qui avait tranché la gorge des habitants. Et en même temps, malgré lui, il ressentit une sorte d'excitation car il venait de découvrir un nouvel élément du meurtre. Il savait avec quoi le tueur avait fait son office. Ca concordait : l'absence curieuse de l'outil ; l'impossibilité de le retrouver ; la forme de la plaie sur le cou des victimes qui prenait exactement celle de la lame. Le tueur était donc venu les mains libres et il avait trouvé son arme sur place, dans la grange. Celle-ci restait-elle ouverte la nuit ? Cela paraissait étrange.

Et si le meurtrier était venu les mains libres, qu'est-ce que cela signifiait ? Est-ce qu'il n'avait pas prémédité son forfait ? Y avait-il eu une dispute qui avait mal tourné ? Non, non, ce n'était pas possible : le chirurgien avait dit que le crime avait eu lieu au cœur de la nuit. Et puis tous les habitants avaient été surpris dans leur sommeil. Le coupable avait donc attendu son heure. Jean l'imagina caché dans la grange, à la recherche peut-être de l'arme idéale. Quand avait-il décidé que la serpette conviendrait tout à fait ? Le savait-il avant ? Et comment savait-il qu'il trouverait cet outil dans la grange ? Etait-il familier des lieux ? Et pourquoi utiliser le matériel de Pierre Budor ? Pourquoi pas le sien ?

Le jeune homme lança un coup d'œil au capitaine qui avançait légèrement devant lui. Il le voyait de trois quart. Il cheminait très droit sur sa selle, la mâchoire serrée, l'air complètement fermé, sans jamais quitter des yeux le chemin, droit devant lui. Devait-il l'informer de suite de ses réflexions ? Jean décida de les garder pour lui pour le moment ; il serait toujours temps d'informer le militaire sur ses conclusions, en fin de journée.

L'instituteur se laissa distraire un instant par un épervier qui semblait monter la garde sur le tronc d'un arbre coupé. L'oiseau donnait de rapides coups de tête, d'un côté à l'autre, pour surveiller de son œil acéré tout mouvement suspect. A leur approche, il s'envola aussitôt. Jean le regarda s'éloigner, passer au-dessus d'une rangée de peupliers dénudés de leurs feuilles, mais remplis d'énormes boules de gui, un peu plus loin vers la rivière, là où il s'était arrêté plus tôt dans la matinée pour laisser libre cours à son chagrin, près du Pont de Vaugon.

Le capitaine interrompit ses réflexions de sa voix rude :

- On arrive à une maison. Vous savez qui habite là ?

Jean regarda la petite bâtisse de terre que le militaire lui désignait du menton. A l'abri sous un immense chêne, elle donnait directement sur le chemin. Au premier coup de d'œil, on devinait que les habitants tiraient le diable par la queue. La porte aussi bien que le volet de l'unique fenêtre souffraient du temps : le bois était vermoulu par endroit et rien ne semblait avoir été fait pour ralentir ou réparer cette dégradation. Les murs de terre subissaient les assauts de la pluie et du vent depuis de nombreuses années et ils en arboraient les cicatrices : ils étaient criblés de petits trous comme ceux que la vérole aurait laissés sur un visage. Par endroits, on devinait même quelques débuts de lézardes.

La cour n'était pas mieux entretenue. Des mauvaises herbes poussaient un peu partout sans qu'aucune main humaine ne semblât décidée à mettre un terme à cette expansion. L'ensemble paraissait presque abandonné.

- C'est Joseph Quelavoine qui habite là, répondit Jean

Le capitaine fronça des sourcils et le regarda avec intensité comme s'il doutait de la réponse donnée.

- La femme de Budor, c'est comme ça qu'elle s'appelait aussi : il y a un rapport entre les deux ?

- Frère et sœur

- Je croyais que les Quelavoine étaient riches

- Ils le sont mais d'après ce que j'ai compris Joseph ne sait pas y faire et il a gaspillé son bien

Jean était un peu réticent à critiquer la famille de Jeanne, aussi s'abstint-il d'expliquer au militaire que Joseph manquait non seulement de discernement mais aussi de courage. Sa femme n'était pas mieux et, alors qu'ils disposaient de terre riches et très productives, ils n'avaient réussi qu'à s'appauvrir alors qu'alentours tous les fermiers disposaient de revenus confortables, à l'instar de Pierre Budor et de Jean Marion. Même les meilleures terres ne rapportaient rien si on ne s'en occupait pas correctement.

Alors qu'il finissait sa phrase, Jean vit la porte s'ouvrir et Joseph apparut sur le seuil.

- Décidément, j' te croise partout depuis ce matin, l'instituteur ! Qu'est-ce que tu veux ?

- Avec le capitaine, on fait le tour de toutes les personnes qui connaissaient Pierre Budor

- Pourquoi faire ?

- On mène une enquête pour trouver l'assassin

- Parce que vous savez pas que c'est les chouans peut-être !

- C'est pas sûr

- Ah oui, et qui c'est qu'à dit ça ? Toi ? Qu'est-ce que t'en sais, que c'est pas eux ?

- Et qu'est-ce que tu en sais que c'est eux ? répliqua Jean du tac-au-tac

Joseph fut désarçonné un instant. Tout le monde disait que les chouans étaient coupables et il n'avait pas remis en cause ce jugement.

- Bah, tout le monde le dit

- Ah d'accord. Ecoute Joseph, tu es de leur famille. Admettons que ce ne sont pas les chouans. Ca veut dire qu'il y a au moins un coupable qui se cache parmi les gens du coin. Est-ce que tu as envie de savoir qui ?

- Tu le sais ?

- Pas encore, c'est pour cela qu'on a besoin de ton aide. Tu les connaissais bien. Est-ce que tu es au courant de disputes entre ton beau-frère et d'autres personnes ? Des conflits de voisinage ? Ou avec ses employés passés ? Ses fermiers ? Des amis ou anciens amis ? Des relations de commerce ? Des oppositions politiques ?

Au fur et à mesure que Jean citait les exemples, Joseph niait de la tête en répétant "non, non, j'vois pas". A bout de questions, Jean s'arrêta et le silence tomba sur le trio. C'est alors que le capitaine intervint de sa voix rude :

- Et vous, vous aviez pas des raisons de les tuer des fois ?

Ainsi interpellé, Joseph répondit tout aussi agressivement :

- Moi, j'avais tout un tas de raisons de les envier et d'être jaloux de ma sœur et de son mari ; ça c'est sûr ! Et d'ailleurs, on avait pas beaucoup de relations entre nous. Mais est-ce que c'est des raisons pour tuer tout le monde comme ça ? Faut être à moitié fou pour faire ça !

- Et qui nous dit que vous l'êtes pas ?

Jean vit Joseph pâlir de colère sous le coup de l'accusation déguisée. Sa respiration se fit plus forte, ses narines se dilatèrent tel un taureau et il crut qu'il allait bondir sur l'officier. Mais au bout du compte, il parvint à se maîtriser, même si l'on voyait clairement à quel point c'était difficile.

- J'ai plus rien à dire, lâcha t'il alors

Et il rentra dans sa masure, laissant les deux cavaliers à la porte. Il était inutile d'insister désormais.

- Allons-y, dit Jean en talonnant son cheval pour lui faire reprendre le chemin.

Ils avancèrent quelques instants en silence, puis le capitaine dit :

- Alors, vous en pensez quoi ?

Jean avait déjà réfléchi à la question sur Joseph depuis le matin et il pensait qu'il aurait été incapable de tuer douze personnes aussi froidement et méthodiquement. Son avis n'avait pas changé : vu comme il était facile à mettre en colère et à quel point il avait du mal à se maîtriser, jamais il n'aurait réussi à passer de chambre en chambre pour accomplir son forfait dans le silence. S'emporter, menacer, vociférer : oui, ça lui ressemblait. Préparer, appliquer de la méthode dans l'exécution, ne laisser aucune trace de son passage : non, ça ne collait pas au personnage. Il en fit part à l'officier.

- Ouais, vous avez raison. C'est pas lui, conclut celui-ci. C'est un turbulent mais pour agir... ça, c'est autre chose.

Jean réfléchit à ces paroles qui faisaient parfaitement écho à ses propres pensées. Joseph : un turbulent. Et le coupable, dans l'exécution de son crime, reflétait exactement le contraire.

- Une autre maison ! annonça le capitaine

Ils étaient arrivés au lieu-dit "la basse vallée". Ils s'arrêtèrent et descendirent de chevaux. Jean passa ses rênes à son compagnon et s'approcha de la vieille porte en bois. Le haut était de forme arrondie et laissait passer l'air par les interstices des lattes mal jointoyées. Mais, malgré tout, elle semblait en meilleure état que celle de Joseph. Il frappa d'un coup sec à deux reprises. Rien ne sembla bouger à l'intérieur. Il répéta son geste puis, comme il n'y avait toujours pas de mouvement, il jeta un regard interrogateur en arrière vers le capitaine. Celui-ci, haussant les épaules, fit un geste du menton pour indiquer de reprendre la route. Tandis que Jean se détournait de la porte pour retrouver son cheval, il y eut cependant un léger bruit de pas en provenance de l'intérieur. Le jeune homme s'arrêta et se retourna au moment où la porte s'ouvrait.

- C'est pour quoi ? demanda une vielle femme qui venait d'apparaître dans l'ouverture

- Pardon de vous déranger. Je suis Jean Le Maux, l'instituteur, et voici Pierre Muller, le capitaine du régiment de Vern. Vous savez sans doute que tous les habitants de la Grée ont été assassinés cette nuit ?

La vieille femme acquiesça :

- Ah ça oui, quelle histoire ! J'ai pas voulu le croire au début. Alors, comme c'est pas loin, j' suis allée voir. Si j'avais pu penser voir çà ! Toute cette famille ! Ces pauv'enfants ! Quelle misère ! Vous vous rendez compte ? Et même les servantes et les valets qu'ont rien à voir avec la famille ! Remarquez, ceux-là, ils se sentaient tellement fiers de travailler là-bas, avec leur chambre pour eux tout seul comme des princes, qu'ils se croyaient de la famille ! Ben tiens, ça leur a pas porté chance...

Jean profita d'une légère pause dans le monologue de la vieille femme pour lui présenter leur démarche :

- Avec le capitaine, on cherche des renseignements pour savoir qui a pu faire ça. On peut vous poser quelques questions ?

La vieille releva le nez vers l'officier et le détailla de la tête aux pieds :

- Vous venez d'où capitaine ? Vous avez pas la tête de quelqu'un d'ici ?

- D'Alsace

- C'est où çà ?

- A la frontière allemande

- C'est loin ?

- Oui... à l'autre bout de la France, à l'est

- Et alors, on n'a pas de capitaine chez nous ? Faut qu'ils vont chercher leurs officiers jusque là-bas ! Tss, tss .... Ah je sais pas qui nous commande ! Le Directoire... Hum, il a pas bien l'air de savoir la direction d'où il va, le Directoire !

- Est-ce qu'on peut vous poser quelques questions ? insista Jean

- Ah ben ça oui, mais qu'est-ce que tu veux me poser comme question ? demanda t'elle en utilisant naturellement le "tu", puisque Jean était beaucoup plus jeune

- Vous les connaissiez bien ?

- On se connaissait, c'est tout. C'était des voisins.

- Est-ce que vous savez s'ils ont eu des histoires avec d'autres gens ? Récemment ou il y a longtemps ?

Alors que l'instituteur finissait sa question, le crachin se mit à tomber plus fort. Son interlocutrice leva la tête vers le ciel de plomb où des nuages se déplaçaient lentement.

- Y va pleuvoir un moment, rentrez sinon vous allez faire rentrer la pluie à l'intérieur. Et vous aussi, l'officier, vous pouvez rentrer ! ajouta-t-elle, comme si elle avait pensé tout d’abord le laisser dehors, avec les chevaux.

- Vous vivez seule ici ? s'enquit Jean

- Eh oui !

- Comment vous vous appelez ?

- Jeanne Robin... Tu veux pas savoir mon âge des fois ?

Jean rougit comme pris en faute d'indiscrétion et n'osa, momentanément, plus poser de questions. Heureusement, ou peut-être malheureusement tellement il s'y prenait mal avec les gens, le capitaine intervint pour relancer l'interrogatoire :

- Jeanne Robin, s'il le faut, on vous le demandera votre âge ! Répondez à nos questions, c'est tout. Alors, est-ce qu'ils ont eu des embrouilles avec d'autres, à la Grée ?

Ainsi rappelée à l'ordre, la vieille femme tourna le dos au militaire sans un mot et se dirigea vers la table de châtaignier qui occupait tout le centre de la petite pièce. Une grande tasse en terre cuite y séjournait à proximité d’un pichet de cidre. Elle fit un geste pour s’en emparer mais, finalement, y renonça. Elle se retourna vers eux et les regarda l’un après l’autre. Elle semblait se demander si elle devait répondre à l’agressivité du militaire. Le silence se fit pesant quelques instants. Enfin, elle finit par lâcher :

- Des embrouilles tout le monde en a

- On parle pas de tout le monde, mais des Budor de la Grée. N'essayez pas de noyer le poisson, la vieille !

Encore une fois, Jean constata avec quelle facilité le capitaine pouvait braquer ses interlocuteurs. Il intervint pour apaiser les choses car il sentait bien que l'interrogatoire allait se terminer comme le précédent, avec Joseph.

- Madame, on cherche juste à savoir qui a pu faire une telle chose. On a besoin de tous les renseignements qu'on pourra trouver pour y parvenir. Est-ce que vous voulez bien nous aider ?

- Toi, t'es bien éduqué, ça se voit. Sûr que je veux bien t'aider. T’étais pas l’amoureux de la Jeanne ? Si, si, je le vois bien va. Jeanne et son instituteur, on disait ! Allez, viens t’asseoir !

Sans attendre, et sans prier le capitaine d’en faire autant, elle prit elle-même place à la table. Comme tout le reste de la maison, elle avait beaucoup vécut cette table, pleine de traces du quotidien avec ses taches et ses entailles de couteaux mal contrôlés.

Jean prit place en face d’elle, sur un banc légèrement bancal, tandis que Muller en faisait autant, regardant Jeanne Robin pour la mettre au défi de lui interdire de s’asseoir. Mais celle-ci l’ignora, se concentrant sur le jeune homme.

- Alors, tu vois Pierre Budor, c’était un gars bien mais il était trop rigide, trop maniaque. Alors, c’était pas le genre qui va rigoler facilement… mais tu le sais bien, hein ? Donc, ces gens là, on les aime pas trop et surtout s’ils ont de l’argent. Mais c’est pas qu’on le détestait hein, mais c’est pas avec lui qu’on va passer du bon temps. Donc, tout ça pour te dire, que des embrouilles, y’en a eu. Il supportait pas le travail mal fait et il en a renvoyé pas mal des valets ou des servantes. Et c’est pareil pour les fermiers à qui il louait ses fermes. Maintenant, moi je connais pas tous les noms. Et puis, il y a eu... oh il y a de ça quelques années déjà, une grosse histoire comme quoi il aurait payé plus que nécessaire le notaire de Corps-Nuds pour avoir la mainmise sur des terres qui bordaient les siennes sur Nouvoitou. Mais bon, moi j’dis ça, j’suis pas allée vérifier, hein ! Alors, tu vois, des embrouilles, c’est pas ça qui manquent !

- Est-ce que vous auriez des noms à nous donner, et est-ce que vous savez où on peut trouver toutes ces personnes maintenant ?

- Ben ça mon gars, je vais pas me souvenir de tout le monde ! Et puis, les journaliers, ils changent souvent de paroisse… Enfin, de commune je veux dire ! Faut pas que je dise des mots qui fâchent, hein, sinon, l’autre là, il pourrait bien m’embarquer, qu’est-ce que t’en dis ? ajouta t’elle en désignant le capitaine du menton.

- C’est sûr ! Donc, vous connaissez quand même quelques-unes des personnes avec qui Pierre Budor a eu des problèmes. Je vais noter, si vous voulez bien.

- Parce que si je veux pas, tu notes pas peut-être ? Allons, je t’agace… Note va !

Jean sortit tout le nécessaire de la sacoche qu’il transportait avec lui en bandoulière. Dans le silence et sous l’œil attentif de ses deux compagnons, il étala une feuille de papier chiffon, déboucha l’encrier et y trempa sa plume. Il nota « liste (Jeanne Robin) ». Pendant qu’il traçait les lettres avec agilité, il sentait le regard de la vieille femme suivre avec intérêt son travail. Il releva les yeux et capta la fascination dans les prunelles sombres de Jeanne Robin. Il en déduisit qu’elle ne devait pas savoir écrire.

- Je vous écoute, lui dit-il

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