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Jean sortit de la masure après Müller. Il marqua un temps d’arrêt devant la fine pluie qui tombait sans intermittence : ce n’était plus un crachin mais pas encore non plus une pluie dense. Il regarda le ciel uniformément gris foncé et songea qu’ils en avaient sûrement pour la journée à avoir ce même temps terne. Il ajusta sa sacoche, s’assurant qu’elle était bien fermée et se précipita vers son cheval. Le capitaine était déjà en selle et l’attendait impatiemment. Il sauta prestement sur le dos de l’animal sans relever le nouveau regard interrogateur du soldat devant son aisance à monter à cheval, pas du tout en rapport avec le fils du petit marchand de Nantes qu’il disait être.

Ils reprirent la route sans un mot. Jean réfléchissait aux renseignements que Jeanne Robin leur avait donnés. A part le notaire de Corps-Nuds, facile à retrouver, il s’agissait uniquement de journaliers. Il voyait mal comment les localiser. En même temps, les incidents ayant eu lieu entre eux et Pierre Budor que la veille femme avait évoqués ne semblaient pas de nature à éveiller une haine susceptible d’aboutir au meurtre de toute la famille. Il décida qu’il irait voir le notaire le lendemain. Il ne tenait pas à avoir le capitaine avec lui à ce moment-là. En réalité, au vu du comportement du militaire lors des deux premières rencontres, il regrettait déjà de l’avoir associé, songeant qu’il était plus un poids qu’autre chose.

Les deux hommes passèrent les heures suivantes de la même manière, s’arrêtant à chaque maison et posant leurs questions. A chaque fois, cependant, ils ressortaient sans réelles informations de nature à faire avancer leur enquête. Ils n’avaient pas pris la peine de se restaurer à midi et, en fin de journée, la faim commença à se faire sentir chez Müller si bien que celui-ci finit par déclarer :

- La nuit ne vas pas tarder, je rentre au Chalonge rejoindre mes soldats. Vous feriez bien de rentrer vous aussi. Je crois que ce qu’on fait ne sert pas à grand-chose. Vous perdez votre temps. M’est avis que le coupable est loin. Faites votre deuil, l’ami !

Et il lança son cheval au trot sans demander à Jean s’il allait le suivre. Celui-ci le laissa partir sans rien dire. L’après-midi avait été décevante et il comprenait le sentiment de perte de temps du capitaine. C’était un homme d’action qui aimait que les choses aillent vite et Jean avait senti son impatience tout au long de la journée.

Le jeune homme le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans un tournant du chemin. Resté seul au milieu de la route, Jean ne bougea pas. Il gardait le regard fixé sur un point invisible du talus, tentant de passer en revue le peu qu’ils avaient appris. Les habitants du coin avaient confirmé les informations données par Jeanne Robin concernant les valets de ferme qui avaient travaillé à un moment ou à un autre à La Grée, et qui en étaient partis en mauvais termes avec le propriétaire. A chaque fois, le problème survenu était le même : Pierre Budor se plaignant de la paresse de ses employés et refusant de leur payer le salaire convenu. Deux d’entre eux en étaient même venus aux mains. Il s’agissait d’habitants de Noyal et de Saint Erblon et Jean décida d’aller à leur rencontre, après avoir vu le notaire, le lendemain.

Le jeune homme soupira : le capitaine avait raison ; il était temps de rentrer. La pluie n’avait pas cessé et il était désormais trempé de la tête aux pieds. Jusqu’à présent, il n’avait pas ressenti l’humidité, trop préoccupé par l’enquête. Mais le départ du soldat mettait un coup d’arrêt à celle-ci et la réalité reprenait le dessus. Il frissonna. Il aurait voulu continuer pour rester dans le mouvement, pour éviter de penser à son chagrin. Mais avec la tombée de la nuit, il n’était pas raisonnable de rester sur les routes. D’ailleurs, le congé précipité du capitaine était à la limite de l’inconscience. Il aurait dû demander à Jean de l’accompagner, pour leur sécurité à tous les deux.

La mort dans l’âme, Jean talonna son cheval pour le mettre au trot sur le chemin du retour. Les volets des maisons, dans lesquelles ils s’étaient arrêtés plus tôt dans la journée, étaient tous déjà fermés. Le climat de terreur qui régnait était tel que, la nuit à peine tombée, tout le monde se claquemurait chez soi. Et les évènements qui avaient eu lieu à la Grée la nuit précédente n’étaient pas fait pour rassurer les citoyens.

Alors qu’il arrivait au croisement qui menait au Tertre, Jean se dressa sur ses éperons pour tenter d’apercevoir la maison de Jean Marion. Le terrain faisait une petite butte à cet endroit-là et la ferme était logée dans un repli juste après si bien que, de la route sur laquelle il se trouvait, il en apercevait juste le toit. Il se demanda si le propriétaire était rentré ou si sa femme était toujours seule. Sans réfléchir, il décida d’aller voir.

Depuis deux ans qu’il était à Vern, il avait rencontré Jean Marion à quelques reprises et avait eu l’occasion de lui parler un peu. C’était un homme qui ressemblait par bien des aspects à son voisin Budor : même comportement taciturne et réfléchi ; pas le genre à s’engager avec enthousiasme dans un projet sans avoir pris le temps de songer aux conséquences. C’était des fermiers enrichis mais qui, contrairement à certains, ne s’étaient pas jetés dans l’ivresse jacobine pour tenter d’obtenir des postes de responsables. Ils avaient suivi le mouvement mais sans jamais le devancer, et navigué à vue pour tenter de rester sur la limite entre patriotes et chouans, sans jamais offenser ni les uns ni les autres, fragile travail d’équilibriste. Jusqu’à présent, ils s’en étaient sortis sans encombre… sauf à penser, comme le prétendait la rumeur, que Budor venait de payer de sa vie son manque d’engagement envers les chouans.

Jean arriva dans la cours du Tertre. Aussitôt, un chien hirsute lui courut sus en aboyant de toutes ses forces, ce qui provoqua immédiatement une légère ouverture de la porte d’entrée. Un rai de lumière filtra et une ombre apparut dans l’interstice

- Qui va là ? lui cria une voix d’homme que Jean reconnut pour être celle de Jean Marion

- Jean Le Maux, l’instituteur

- Qu’est-ce que vous voulez ?

- Je suis déjà passé ce matin, mais vous étiez absent. Est-ce que je peux vous parler ?

- A quel sujet ?

- La Grée !

Jean perçut un murmure de l’intérieur et il supposa que Julienne Rouault confirmait ses dires à son mari. Celui-ci resta quelques secondes indécis, puis finit par lui permettre de venir.

Le jeune homme descendit de son cheval et, le traînant derrière lui jusqu’à la porte, il attacha les rênes à l’anneau fixé dans le mur, juste à côté. Alors qu’il se présentait à l’entrée, la porte fut ouverte un peu plus, mais juste de quoi le laisser passer. Jean Marion se méfiait.

Lorsqu’il fut à l’intérieur, le jeune homme jeta un regard à Julienne avant de reporter aussitôt son attention sur le maître des lieux.

- Pardon de vous déranger la nuit tombée

Jean Marion hocha la tête et ajouta :

- Pas très prudent d’être encore dehors à cette heure

- Oui, je sais. En fait, pour tout vous dire, j’ai passé la journée à sillonner le coin avec le capitaine du cantonnement, à la recherche d’indices sur le crime de la Grée et, en vérité, il m’a un peu abandonné d’un coup. J’ai pensé que, peut-être, vous pourriez m’héberger pour la nuit… par les temps qui courent, je n’ai pas vraiment envie de rentrer seul, surtout après avoir été vu toute la journée avec un militaire… Ca pourrait donner des idées aux chouans…

Jean Marion jeta un rapide coup d’œil à sa femme par dessus l’épaule de l’instituteur et accepta.

- Vous êtes trempé, venez vous séchez près du feu.

Jean s’approcha de l’âtre. Il y avait plusieurs personnes dans la grande pièce : outre Marion et sa femme, deux valets étaient occupés au tissage de pièces de lin tandis qu’une servante aidait Julienne à la préparation du repas. Il y avait aussi quatre enfants, âgés d’environ 8 à deux ans d’après les estimations du jeune homme.

- Donnez-moi votre veste, lui demanda Julienne, je vais la mettre à sécher.

Tandis qu’il se débarrassait, il se rendit compte que tous les regards étaient braqués sur lui. Il fit semblant de ne rien voir et s’adressa au maître des lieux :

- Les affaires ont été bonnes aujourd’hui ?

- Par ma foi, je suis plutôt content, oui. J’ai négocié nos pommes à un bon tarif. Avec la présence de l’armée, il faut un surcroît de cidre et c’est bon pour les affaires. Au moins un avantage à les voir dans nos pattes, n’est-ce pas ?

- Je croyais que l’Administration réquisitionnait ce dont elle avait besoin

- Elle oui ; mais du coup, il en reste moins pour les autres et c’est là que les prix augmentent. Les aubergistes manquent de denrée pour leurs clients. Ils sont prêts à payer le prix fort puisque de toute façon ils le répercutent sur leurs tarifs.

- Est-ce que les négociations virent à l’affrontement parfois ?

- Que voulez-vous dire ?

- Eh bien, est-ce qu’on peut envisager par exemple qu’un client ait eu suffisamment de griefs contre Budor pour envisager de tuer toute la famille ?

- On peut toujours l’envisager, bien sûr… mais en réalité, je n’y crois guère. Quelqu’un qui réglerait ses comptes comme ça en affaires n’irait pas loin.

- Sauf si cela ne se sait pas… d’où l’intérêt de profiter de la présence des chouans dans le coin pour les faire accuser

Jean Marion eut une moue dubitative mais n’insista pas. Le silence tomba dans la pièce, chacun absorbé par ses pensées ou son travail. L’instituteur fixait un point invisible sur la table parfaitement propre qui ornait le centre de la pièce. Il songeait qu’il lui faudrait trouver les noms des clients de Budor. Il reprit :

- Votre voisin ne vous avait pas parlé de conflits entre lui et d’autres personnes ?

- Non, nous ne parlions pas de ce genre de choses

- De quoi parliez-vous alors ?

- De généralités. Vous savez : le temps qu’il fait et son incidence sur les récoltes et les prix, la politique, les ouï-dire qui circulent… ce genre de choses quoi… Pardonnez mon indiscrétion mais, avez-vous obtenu des renseignements intéressants aujourd’hui ?

- En réalité, non, soupira le jeune homme. Rien qui ne puisse me donner pour le moment la moindre piste sérieuse !

A nouveau, le silence retomba, seulement interrompu par les allées et venues de Julienne et de la servante qui installaient la table pour le repas du soir. Plusieurs chandelles éclairaient la pièce qui baignait dans une douce lumière, éclairant les visages d’un jaune doré. Du coin de l’œil, Jean remarqua que les deux enfants aînés se chamaillaient en silence, se lançant mine de rien des coups de sabots dans les jambes. Il eut envie de sourire car cela lui rappelait sa propre enfance : son frère et lui avaient eut jadis le même comportement. Dès que leur père avait le dos tourné, ils en profitaient pour poursuivre une éternelle bataille, faite de grimaces, insultes, coups de pied, ricanements dès que l’autre se faisait gronder, regards assassins, moqueries…

- Allons, à table ! intervint Julienne. Tenez, Monsieur Le Maux, asseyez-vous en face de mon mari !

Jean prit la place qu’elle lui indiquait. L’un des valets s’asseya à côté de lui tandis que le second s’installait à côté de Jean Marion. Suivaient ensuite les enfants et les femmes de part et d’autre de la table. La servante servit une épaisse soupe au lard. Le jeune homme en eut instantanément l’eau à la bouche, lui qui n’avait pas prit la peine de manger le midi. Le liquide chaud coula dans sa gorge, réconfortant.

A table, nul ne parla. Chacun savourait la nourriture avec concentration. Après la soupe, Etiennette, la servante, avait servi de grandes tranches de pain accompagnées d’un ragoût parfumé au laurier. Jean, qui vivait seul et n’avait certes pas les moyens d’employer une cuisinière, n’avait pas fait si bon repas depuis longtemps et se il félicita d’avoir su quémander le gîte et le couvert pour le soir et la nuit.

Le souper terminé, les enfants furent mis au lit. Les deux valets reprirent leur activité de tissage tandis que Jean Marion alla s’asseoir près du feu en se bourrant une pipe. Il y invita le jeune homme et attendit que celui-ci se fût installé face à lui pour marmonner :

- Quand même, l’assassin : il devait être sacrément haineux pour aller jusqu’au bout… Pour tuer comme ça, des femmes et des enfants… Vous voulez une pipe ? Vous fumez un peu ?

Jean refusa d’un signe de tête. Son hôte poursuivit :

- Ca me fait penser que le type a voulu effacer toute trace de la vie de Budor, vous voyez ce que je veux dire ? Ses enfants, sa femme, ses employés…

Le silence se fit quelques instants avant que Marion ne reprenne :

- Ce qui m’étonne c’est que, tant qu’à faire, il aurait pu tout faire flamber, je veux dire la métairie, tous les bâtiments. Comme ça, toute la vie de Pierre serait vraiment partie en fumée

Jean réfléchit un moment à ces paroles car il n’avait pas songé à cela. Puis, il répondit :

- Mais on n’aurait pas su qu’ils avaient été tués par quelqu’un. On aurait pensé que l’incendie était responsable de leur mort.

- Et alors, quelle différence ?

- Je ne sais pas mais, visiblement, c’était important pour l’assassin

- Pourquoi ?

Le jeune homme se gratta la joue en réfléchissant mais aucune réponse ne lui vint. Il observa Marion. Lui aussi semblait réfléchir. Il avait les yeux fixés sur les flammes du foyer, tirant sur sa pipe sans sembler y penser. Des petites bouffées de fumée s’échappaient régulièrement de sa bouche sans qu’il ne lâche l’ustensile, et l’odeur de tabac se répandait insidieusement dans la pièce. C’était une habitude qui se répandait rapidement dans la population depuis une trentaine d’années. Lui-même avait essayé mais cela ne lui avait pas plu. Cependant, il aimait assez les senteurs de tabac.

Il demanda :

- Est-ce qu’il vous avait dit avoir été menacé par quelqu’un ?

- Non. De toute façon, faudrait être bête pour mettre des menaces de mort à exécution : tout le monde saurait qui est le coupable !

Jean acquiesça d’un hochement de tête mais n’ajouta rien. Il se sentait envahi d’une torpeur bienfaisante. La journée avait été riche en émotions extrêmes ce qui l’avait épuisé, et la chaleur du feu ajoutée au bon souper, lui donnait une envie de dormir irrépressible. Julienne s’en rendit compte et elle fit un signe discret à son mari pour lui faire comprendre qu’il était temps de préparer la couche de leur invité surprise. Celui-ci comprit et déclara :

- Enfin, peut-être y verrons-nous un peu plus clair demain matin. Je ne peux pas vous proposer un vrai lit mais est-ce qu’une litière de foin et une bonne couverture vous conviendront ?

- Oui bien sûr, ce sera parfait.

- Robert et Louis, fit Jean Marion en s’adressant à ses valets, laissez donc ça pour ce soir et allez chercher quelques fourchées de foin. On va vous installer dans le coin là, continua t’il en se tournant vers le jeune instituteur

La couche fut aménagée en un clin d’œil et toute la maisonnée s’en alla dormir sur ces entrefaites.

Jean s’allongea et huma les odeurs de foin. Il avait toujours adoré ces senteurs qui lui faisaient invariablement songer à l’été. Lorsqu’il était enfant, il adorait s’élancer sur les bottes de foin chauffées par le soleil de la journée et il restait ainsi étalé parfois plusieurs heures à rêvasser. Il soupira. Tellement de choses s’étaient passées depuis ce temps insouciant ; tellement d’évènements dramatiques ; tellement de bouleversements que sa vie d’avant lui semblait parfois n’avoir jamais existée ! songeait-il à travers ses paupières alourdies

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