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Nouvoitou, 1820

Perrine se tut.

Le silence régnait dans notre pauvre masure, interrompu seulement par les reniflements des enfants et des femmes qui pleuraient. Mon père, imité par mes deux grands frères qui voulaient se donner toutes les apparences des hommes, se retenait en serrant la mâchoire, touché malgré lui par le profond malheur de l’instituteur.

Je n’avais, pour ma part, pas ces états d’âme et je laissais couler mes larmes sans retenue, compatissant totalement avec Jean Le Maux et la perte de son amoureuse.

Je finis tout de même par essuyer mes joues mouillées mais je gardais le cœur lourd du drame qui venait de nous être conté. Je remarquai que même Perrine avait les yeux brillants d’émotion. Elle restait immobile, légèrement tournée vers la chaleur de l’âtre dont les flammes faisaient danser des reflets jaunes sur son visage parcheminé. Pourtant, elle en avait connu des drames mon arrière grand-mère et on aurait pu penser que les malheurs d’un pauvre instituteur, si longtemps après les faits, ne l’auraient pas plus ému que cela. Mais sous ses dehors parfois revêches, elle gardait un cœur tendre et une âme romantique.

Elle adorait les histoires d’amour et elle, qui ne voyait plus, nous réclamait souvent de lui raconter les amourettes qui se créaient dans la commune. Qui, comment, où, quand : elle voulait tout savoir et nous demandait tous les détails possibles. Cela n’était pas de la curiosité malsaine car avec les éléments que nous lui fournissions elle s’inventait tout un monde où les jeunes filles devenaient heureuses pas la magie de l’amour. Qui sait même si elle ne s’imaginait pas dans la peau de l’une d’elle, refaisant sa vie en rêve pour l’embellir ?

On aurait pu penser étant donné tous ces faits, qu'elle aurait été encline à comprendre le choix de ma mère ; que le romantisme lié à leur histoire d'amour l'aurait attendri et il m'était bien difficile, parfois, de comprendre pourquoi elle ressassait toujours son amertume à leur égard. C'était un peu comme si tout le monde avait le droit à l'amour, sauf ma mère. Celle-ci aurait dû songer avant tout à son statut d'après Perrine, alors qu'elle-même avait soif de tout ce qui concernait l'Amour.

A moins que... à moins qu'elle ne fût jalouse de ce que sa petite fille avait su trouver le grand amour quand elle-même n'y avait pas eu droit. J’ai toujours pensé qu’elle n’avait pas été heureuse avec mon arrière grand-père bien qu’elle n’en parlât pas beaucoup… ou peut-être à cause de cela justement… Quant aux nombreux enfants qu’elle avait mis au monde, plus de la moitié était mort en bas âge… tout un monde de souffrances…

J’eus envie d’aller la prendre dans mes bras mais elle n’était pas habituée à de telles démonstrations d’affection et je savais que je l’aurais mise mal à l’aise ; alors je suis restée à ma place et j’ai continué à la regarder avec tout l’amour que je ressentais pour elle.

Vern 1795

Lorsque Jean eut épuisé toutes les larmes de son corps, il se releva, désemparé. Devant lui, en contrebas, coulait tranquillement la Seiche. Son lit était bordé de hautes herbes et peupliers à cet endroit-là mais, juste au pied du pont, on apercevait un espace dégagé qui en permettait l’accès. Il y descendit prudemment car l’herbe qui tapissait le champ rendait le passage glissant. Une fois arrivé sur la berge, il s’accroupit et plongea les mains dans la rivière. L’eau était froide. Il y laissa ses doigts, contemplant le courant qui faisait filer la rivière entre eux. Puis, il mit ses mains en coupe, recueillit le liquide et s’en aspergea le visage. Il répéta l’opération plusieurs fois, la fraîcheur de l’eau apaisant ses joues et ses yeux brûlants. Pour finir, il but également quelques gorgées avant de se relever. Alors, il inspira profondément, emplissant ses poumons de l’air frais de ce début d’automne.

Un peu perdu, il ne savait pas trop comment s’occuper. Il n’avait pas envie de rentrer directement au bourg car, ayant renvoyé ses élèves pour la journée, il ne voyait pas bien comment il allait s’activer. Or, il savait qu’il devait rester en action afin de ne plus penser. Il finit par reprendre le chemin de la Grée. Il voulait revoir les lieux du drame pour essayer de comprendre car, oui, il ne comprenait pas pourquoi les chouans étaient venus s’en prendre à Pierre Budor et sa famille : il n’était pas connu pour être un zélé républicain contrairement à certains autres. Alors, pourquoi lui ? Cette question le hantait et il aurait aimé trouver la réponse ; savoir pourquoi on lui avait enlevé l’espoir de bonheur qui se dessinait pour lui.

Haletant car la côte était un peu rude, il arriva au virage sur lequel le porche de la métairie débouchait. Avant d’entrer dans la cour, il tenta de reprendre sa respiration et se tourna vers le champ en face : les premiers labours d’automne avaient débuté et on apercevait les sillons noirs laissés par la charrue. Le travail dans ce champ-là n’était pas encore fini et il se demanda s’il appartenait à la métairie de la Grée. Si c’était le cas, il y avait fort à parier qu’il resterait dans cet état-là un bon moment.

Jean se retourna vers les bâtiments et pénétra dans la cour. Joseph Quelavoine n’y était plus et un silence anormal régnait sur les lieux. Vu dans son ensemble, tout paraissait tranquille. On ne distinguait plus aucun bruit comme si tout le monde était parti et on avait du mal à croire qu’un horrible cauchemar s’était déroulé dans cette maison. Jean fit consciencieusement le tour de tous les bâtiments : tout y était en ordre. Il évita cependant la maison d’habitation ; il ne souhaitait pas y rentrer à nouveau, ayant déjà vu ce qu’il voulait y voir.

Alors qu’il s’apprêtait à repartir, il croisa un vieux monsieur, en qui il reconnut le grand-père maternel de Jeanne, et lui fit un signe de tête. Il pensait que l’homme allait le dépasser et poursuivre son chemin mais en réalité il s’arrêta à sa hauteur.

- Alors mon garçon, l’interpella t’il, paraît que t’en pinçais pour Jeanne ?

- Oui Monsieur

- Qu’est-ce qu’en t’en penses toi, de toute cette histoire ?

- Comment ça ?

- Tu crois que c’est des chouans qu’ont fait ça ?

Jean haussa les épaules et répondit :

- Je ne sais pas Monsieur

- Ouais, tu joues la prudence… t’as raison va… quand on est payé par la République, faudrait pas avoir l’air de soutenir ses adversaires ! Enfin ce qu’il en reste, hein ?

Le vieux laissa un petit silence avant de reprendre :

- Bein moi, je m’en fous de plaire ou pas aux uns ou aux autres, et encore plus maintenant… Avoir vécu toutes ces années pour assister à ça !... Bein tiens, j’aurais préféré crever avant ! Et tu vois, moi j’y crois pas à cette histoire de chouans !

- Votre fils, Joseph, y croit dur comme fer lui…

- Joseph est un impulsif : il réfléchit pas beaucoup. Ca pas l’air d’être ton cas. Moi, si j’avais ton âge et que ma dulcinée était morte comme ça, je voudrais savoir ce qui s’est passé et je chercherais… Je crois bien que c’est ce que t’as commencé à faire parce que depuis tout à l’heure, je te vois rôder. Et je t’ai vu ce matin aussi aller fouiner dans toute la maison. Alors, si tu trouves, viens me voir ; viens me dire.

Il s’en alla s’en laisser le soin à Jean de lui répondre. Celui-ci le regarda s’éloigner à petit pas, marchant courbé par le poids des ans mais aussi sûrement par celui du chagrin. Jean songea qu’il avait raison : il voulait savoir qui était le coupable et il n’était qu’à moitié convaincu par l’histoire des chouans. Certes, bien que ceux-ci eussent officiellement déposé les armes cela n’avait pas atténué les haines et de nombreux règlements de comptes continuaient à secouer les campagnes. Mais Jean cherchait désespérément pourquoi ils auraient tué toute la famille et le personnel alors même que Pierre Budor avait été un modéré durant toute cette horrible période.

Joseph avait évoqué un peu plus tôt l’hypothèse que Jean Marion, du Tertre, aurait pu héberger d’éventuels contre-révolutionnaires. Il décida d’aller faire un tour chez ce voisin de la métairie, histoire de tâter un peu l’atmosphère. Il parcourut les trois cents toises qui séparaient les deux fermes d’un pas régulier, l’esprit vide. Il ne savait pas trop ce qu’il ferait une fois là-bas. Est-ce qu’il interrogerait le propriétaire, si oui, pour lui demander quoi ? "Est-ce que vous vouliez la mort de vos voisins ? Qu’est-ce qu’ils vous avaient fait ?" Ou est-ce qu’il se cacherait pour épier…

Lorsqu’il fut en vue des bâtiments, il ralentit le pas, toujours indécis. Il s’arrêta, huma l’air, regarda autour de lui, n’arrivant pas à prendre une décision.

Finalement, les circonstances choisirent pour lui car il entendit soudain des pas et des voix. Instinctivement, il se cacha dans un bosquet, le cœur battant.

Au bout de quelques secondes, il aperçut, venant du même chemin que lui, Joseph et une dizaine d’autres hommes, marchant d’un pas décidé. Il y avait notamment parmi eux Jean Baptiste Hazar, aubergiste à la Hallerais, mais aussi Pierre Bourdon, fermier à la Bretonnière et son voisin Joseph Poupin, tous les trois bien connus pour être des républicains acharnés. Jean remarqua qu’ils étaient tous armés : taille-marc, faux, broche de cuisine… quand ce n’était pas un fusil. Après avoir quitté la Grée, ils avaient dû retourner chez eux s’équiper et ils étaient maintenant prêts à en découdre. Il faillit partir en courant pour aller prévenir ceux du Tertre, mais quelque chose le retint et il préféra rester en spectateur.

Le petit groupe passa devant lui sans le remarquer. Il les suivit des yeux dans un premier temps puis, courbé, il longea la haie côté champ sans quitter du regard les hommes qui poursuivaient leur route sans un mot, le visage fermé. Quand ils arrivèrent dans la cour, ils eurent un moment d’hésitation, puis Joseph cria :

- Holà, Jean Marion, si t’es là et que t’as rien à cacher, sors de chez toi !

- Il est pas là ! lui répondit, de l’intérieur de la maison, une voix de femme

- Comme par hasard ! ricana Joseph. Alors on va venir voir !

- T’as pas intérêt à bouger Joseph Quelavoine ! répliqua la même voix féminine

- Ah oui, et qu’est-ce que tu vas faire, m’arrêter ?

- Peut-être bien que oui !

- Ah ah ah ah ! Je voudrais bien voir ça ! fanfaronna le beau-frère de Pierre Budor

Il avança de quelques pas, n’osant tout de même pas trop approcher. Puis, voyant qu’il ne se passait rien, il reprit sa marche :

- Alors, Julienne, t’attend quoi pour me faire peur ? Allez, les gars, suivez-moi : on va vérifier si Marion n’est pas un peu terré derrière les jupes de sa femme !

Les compagnons de Joseph se mirent en mouvement eux aussi. Voyant cela, Jean s’apprêta à sortir de sa cachette pour venir en aide à Julienne mais il n’en eut pas vraiment le temps car celle-ci sortait déjà sur le seuil, un pistolet de cavalerie pointé vers eux.

- Qu’est-ce que tu crois faire avec ça ! ironisa Joseph.

Cependant, il s’était arrêté et ses camarades aussi.

- Tu tiens vraiment à le savoir ? Tu crois peut-être que je sais pas m’en servir ? Tu crois peut-être que Jean m’a pas appris à défendre cette propriété quand il est absent ?

- Tu mens ! Ca m’étonnerait bien que ton mari a perdu du temps à t’apprendre à te servir de ça : c’est pas des objets pour les femmes

- T’oublies que c’est la révolution, Joseph ! Faut pouvoir se défendre contre tout le monde à n’importe quel moment. Tu bouges encore : je te tire dessus !

- Et alors, tu pourras pas tirer une deuxième fois et on est plusieurs

- Peut-être… mais toi en tout cas, tu seras mort…

- J’y crois pas !

- Alors, essaye !

D’où était positionné Jean, il voyait Julienne Rouault, le visage fermé, le regard noir, bien campé sur ses jambes, le pistolet tenu à deux mains fermes : elle ne tremblait pas. Il était impressionné par l’aplomb de cette femme qui tenait tête à un groupe d’hommes.

- T’énerve pas Julienne, reprit Joseph sur un ton plus conciliant, on veut juste savoir où est ton mari

- Qu’est-ce tu crois ? Il a du travail ; il a pas de temps à perdre lui ! Il avait rendez-vous chez Poirier, le notaire. Et ensuite, il allait pour négocier nos pommes à Rennes. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

- Tu sais pas qu’ils sont tous morts à la Grée, cette nuit ?

- Et alors ?

- Vous auriez pas hébergé des chouans cette nuit, par hasard ?

- Et pourquoi on aurait fait ça ?

- Peut-être bien que vous étiez un peu jaloux d’eux ; ils avaient une plus grande maison que vous. Peut-être bien que vous les avez désignés aux brigands pour qu’ils les tuent

Il y eut un moment de silence, puis Julienne répondit :

- Et peut-être bien que le jaloux c’est toi ; ils avaient beaucoup plus d’argent que toi ! Les drames dans les familles, ça existe ! Alors tu vois, moi aussi, je peux faire des suppositions…

Ils se défièrent du regard quelques minutes, puis Joseph abandonna :

- Très bien, Julienne, mais crois pas qu’on va lâcher comme ça. On va revenir et Jean aura intérêt à être là pour répondre à nos questions !

Alors qu’ils repartaient d’où ils étaient venus, l’un d’entre eux lâcha :

- Putain de bonne femme !

En sortant de la cour, ils croisèrent Jean et Joseph l’interpella :

- Qu’est-ce que tu fous-là, toi, l’instituteur ?

- Je vous suivais pour savoir si vous obteniez des informations

- Bah tu vois, on en a pas, d’informations

Ils le dépassèrent sans lui accorder un regard de plus et disparurent bientôt dans un virage. Jean décida d’aller rejoindre Julienne Rouault. Epuisée par l’entrevue, elle s’était accroupie sur le seuil, mais en l’entendant arriver, elle se redressa aussitôt, prête à un nouvel affrontement. Il leva les mains en signe d’apaisement.

- Ne craignez rien, je viens amicalement

Sans baisser son arme, elle le laissa cependant approcher.

- Vous savez qui je suis ? Je suis l’instituteur. Je… J’étais amoureux de Jeanne…

Elle s’écarta et lui fit signe d’entrer puis, après avoir jeté un dernier regard à l’ensemble de la cour, elle referma la porte et alla directement à la fenêtre où elle regarda à nouveau dehors.

- Vous avez un sacré courage, vous savez, pour tenir tête à un groupe comme ça

Elle hocha la tête puis commenta :

- Est-ce que j’ai le choix ? Les temps sont si troublés… Je suis toute seule avec les enfants et mes servantes. Jean est parti sur Rennes comme je l’ai dit et les valets sont au labour alors faut bien se défendre. Pourquoi vous êtes venu ? Qu’est-ce que vous voulez ?

- Joseph prétend que vous étiez jaloux des Budor…

- Il ment. Mon mari et Pierre Budor s’appréciaient ; ils avaient des intérêts communs et un peu le même caractère. Ils avaient la même vision de l’avenir. Et mon mari, il a bien des défauts, ça oui ! Mais il est pas jaloux. Vous pourrez demander partout ; tout le monde vous le dira. Joseph est pourri de haine envers tous ceux qui réussissent mieux que lui et il profite de l’occasion pour nous salir. Le jaloux, c’est lui !

Le silence retomba dans la pièce. Pendant quelques instants, on n’entendit que le feu qui crépitait doucement dans l’âtre. Les premières gelées avaient fait leur apparition quelques jours plus tôt et les plus aisés avaient déjà commencé à chauffer tandis que, dans les masures plus pauvres, on attendait qu’il fît beaucoup plus froid pour brûler le peu de bois dont on disposait. Julienne reprit :

- Je suis désolée pour vous, vous savez. C’est horrible ce qui s’est passé… Tuer tout le monde comme ça…

Sa voix trembla et Jean comprit qu’elle luttait contre les larmes. Il fut convaincu de sa sincérité. Il n’avait plus rien à faire dans cette maison et il prit congé.

Une fois dehors, il décida de retourner au bourg. Il voulait tenter de se renseigner pour savoir qui avait découvert le crime.

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