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Vern, 1795

Jean s’était levé un peu difficilement ce matin-là. La veille, il avait tardé en compagnie de deux amis à refaire le monde tout en fumant et buvant plus que de raison, si bien que, ce matin, il avait la tête un peu lourde et encore embrumée par les abus. Il avait un peu de mal à réfléchir et la courte marche dans l’allée, bordée d’un haut muret en pierre, qui séparait son minuscule logement de fonction et la salle qui faisait office de classe n’avait pas suffi à lui éclaircir correctement les idées. La journée risquait d’être longue car, à peine levé, il n’avait qu’une envie : retourner se coucher. Il espérait que ses élèves ne seraient pas d’humeur trop chahuteuse ce jour-là, comme cela leur arrivait parfois.

Les premiers enfants qui arrivèrent le rassurèrent : ils semblaient avoir du mal eux aussi à émerger. « Sans doute pas pour les mêmes raisons que moi », songea Jean en souriant intérieurement. Peu à peu, la classe se remplit en silence. Il aurait dû trouver cela étrange bien sûr, mais il avait tellement besoin de ce clame qu’il ne songeait qu’à s’en féliciter. Un petit coin de son esprit nota que certains de ses élèves avaient les yeux rougis mais cela n’éveilla pas plus son attention. Il commença son cours d’une voix fatigué en réprimant un bâillement. Le poêle ne dispensait pas encore une chaleur suffisante pour qu’elle soit ressentie et la fatigue aidant, il frissonna.

« Bien, fit-il en se frottant les mains pour se réchauffer, est-ce que quelqu’un veut se porter volontaire pour réciter l’alphabet ? »

Seul le silence lui répondit. Il regarda les enfants un à un et peu à peu, il prit conscience de l’ambiance anormalement lourde qui régnait dans la pièce. Les visages étaient tous fermés, empreints de tristesse. Enfin, il vit vraiment les yeux rougis et les pupilles brillantes de larmes retenues ; un sanglot étouffé sembla résonner dans un écho assourdissant.

En même temps qu’il comprenait que quelque chose n’allait pas, un nœud d’angoisse commençait à se former au creux de son estomac. Il parcourut vivement l’ensemble de la classe du regard à la recherche d’un indice et il les aperçut, les deux chaises vides, l’une à côté de l’autre. Il manquait des élèves. Pas n’importe quels élèves en fait ; non. Il manquait les frères de celle pour qui son cœur s’attendrissait. Une sueur froide commença à lui courir sur le corps en même temps qu’il se mit à frissonner. La boule qui lui serrait le ventre enfla tandis que son cœur se mit à battre violemment. Après quelques minutes, il se décida à poser la question qui s’imposait d’une voix sourde :

- Vous savez pourquoi Louis et Pierre Budor sont absents ?

Mais les têtes restèrent obstinément baissées et seuls quelques sanglots étouffés lui répondirent. Franchement inquiet désormais, son souffle s’accéléra :

- Mais… vous savez… je le sais, murmura t’il faiblement

Cependant, à part les pleurs de quelques-uns, il n’obtint toujours pas de réponse.

- S’il vous plait… dites-le moi… supplia t’il les tempes battantes

Il crut qu’à nouveau seul le silence lui répondrait lorsqu’ Augustin Poirier, dont le père était agent municipal, annonça d’une voix monocorde :

- Ils sont morts

Jean battit des paupières en entendant ce qu’il redoutait. Aussitôt, il songea à Jeanne, leur grande sœur pour laquelle il avait des sentiments. Il n’osait imaginer l’état de tristesse dans lequel elle devait être : perdre deux frères d’un coup… quelle horreur !

- Mais que s’est-il passé ? Ils avaient l’air en forme hier

- Ils ont été tués !

- Tués ?! Mais… mais enfin… qui…

- C’est les chouans, tout le monde le dit ! intervint un autre élève

- Mais pourquoi auraient-ils tués deux enfants comme ça ? Même pour des chouans, cela n’a pas de sens !

Alors qu’il s’écriait ainsi, un nouveau silence de plomb tomba sur la classe et il lut dans les regards de l’incompréhension d’abord ; puis, au fur et à mesure que ses élèves prenaient conscience à quel point il se leurrait, ce furent de la gêne et une immense tristesse. Plusieurs enfants se mirent à pleurer ouvertement. Alors, sans même connaître encore le drame en entier, lui aussi se mit à pleurer doucement. Il posa une main fébrile sur son front. Au fond de lui, il devinait désormais que Jeanne aussi était morte.

Il resta debout devant sa classe, les yeux brouillés de larmes silencieuses pendant plusieurs minutes sans bouger, incapable d’émettre une pensée cohérente tellement tout cela lui paraissait irréel en dehors de cette immense douleur qui montait en lui.

Ce fut encore Augustin Poirier qui expliqua :

- Ils sont tous morts, Monsieur… toute la famille… les servantes et les valets aussi… tous ceux de la Grée

Vaincu, Jean baissa la tête puis murmura :

- Rentrez chez vous pour aujourd’hui

Les enfants se dépêchèrent d’obéir et bientôt il se retrouva seul. Il ne parvenait toujours pas à faire un geste. Il était comme plombé, statufié. Tout cela lui paraissait inconcevable, même à cette époque si troublée et si violente. Toute la famille, même le personnel… Pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi Jeanne ?

Sur le petit bureau situé en face de lui, il avisa quelques larmes laissées par l’enfant qui s’y trouvait quelques instants plus tôt. Machinalement, il passa la manche de sa blouse grise d’instituteur pour les essuyer, puis il se redressa, jeta un regard circulaire, s’attarda quelques secondes sur les deux chaises laissées vacantes, au fond de la classe. Enfin, il fit quelques pas vers la fenêtre. Ses jambes étaient lourdes et fonctionnaient comme à regret. Arrivé à la vitre, il observa la cour abandonnée. Aujourd’hui pas de cris d’enfants, pas de jeux, pas de rires. Le vide, uniquement le vide. Tout comme en lui. Un immense silence dehors et un immense silence en lui.

Il resta un long moment dans cette position, immobile, les yeux dans le vague, envahi par le froid. Puis, semblant venir de très loin, il entendit une voix l’appeler :

- Jean… C’est moi, Paul…

Il sentit une main se poser sur son épaule et tourna un peu la tête sans rien dire.

- On va là-bas… A la Grée… On a pensé que… bein, que tu voudrais peut-être venir toi aussi.

Il hocha la tête en signe d’assentiment et suivit son ami, tout en jetant un dernier regard vers les deux chaises du fond qui ne servirait plus jamais. Il ferma à clé la porte de la salle, avança dans l’allée sans rien voir et déboucha sur la rue où une charrette à foin attendait ses passagers. Le conducteur s’appelait Pierre Bourdon ; l’attelage était à lui. Assis à ses côtés, il y avait Julien Desnoës, un des nombreux aubergistes de la commune. Tous les deux le regardèrent arriver et monter à l’arrière, sans rien dire. Tandis qu’il prenait place, il sentait leurs yeux inquisiteurs suivre ses mouvements. Il savait que dans les tavernes, dès le soir même, peut-être même dès l’après-midi, nombreux seraient ceux qui viendraient aux nouvelles. Et sa réaction faisait partie des informations qui seraient tant attendues.

Durant tout le trajet, il ne décoinça pas un mot, enregistrant les détails de la route sans vraiment les voir : le village de la Touche, celui de Vaugon, le pont en pierre du même nom qui enjambait la Seiche, le chemin qui menait vers Chambière, puis celui de Garmeaux et enfin le virage qui montait rude vers la Grée.

Assis dans la charrette dans le sens contraire de la marche, il ferma les yeux lorsqu’il comprit, au ralentissement des chevaux, qu’ils arrivaient. Il n’était pas sûr, en réalité, de vouloir voir les lieux du drame ; mais il savait, en même temps, qu’il devait le faire : pour se persuader de la réalité, pour faire son deuil d’un avenir qui n’aurait jamais lieu, pour savoir ce qui s’était vraiment passé… Autant de raisons qui lui dictaient le comportement à avoir.

- Oooh ! lança Pierre Bourdon pour mettre son attelage à l’arrêt.

La charrette s’arrêta dans un petit balancement d’avant en arrière. Jean se composa comme il put un visage de marbre et descendit d’un bond leste. Il y avait foule dans la cour, comme un jour de fête… mais sans un bruit. N’eût été les circonstances, il aurait pu apprécier le calme régnant. Il n’osait regarder tous ceux qui étaient là mais il les entendait chuchoter, remuer, marcher. Il eut un moment d’hésitation, ne sachant que faire. Son ami Paul lui toucha le bras pour l’emmener vers la maison et il suivit.

Arrivé au seuil, il marqua une seconde hésitation : d’où il était, il voyait les corps parfaitement alignés, les uns à côtés des autres. Il ferma les yeux, prit une grande inspiration pour s’endurcir l’âme et le cœur, puis franchit la porte. Là aussi, il y avait du monde : toute la famille, les amis, les voisins semblaient s’être donné rendez-vous. Il sentit leur regard triste se poser sur lui. Il leur fit un signe de tête et alla se ranger à côté de la personne la plus proche. C’était une femme qu’il ne connaissait pas mais, au vu de son visage, il supposa qu’elle devait être la sœur de Pierre Budor.

Il croisa les mains devant lui dans une attitude pieuse et au bout de quelques secondes, il se força enfin à regarder les cadavres. On leur avait fermé les yeux et croisé les bras mais nul n’avait encore pris soin de nettoyer les traces de sang si bien qu’on ne pouvait voir parfaitement la blessure mortelle. On devinait seulement qu’elle était la même pour tous. La profusion de sang aux alentours du cou montrait clairement qu’ils avaient été égorgés.

Jean sentit les larmes lui monter à nouveau aux yeux et il battit des paupières pour les empêcher de couler, puis baissa le regard. Il ne pouvait pas faire plus pour le moment.

- Vous êtes qui ? lui demanda alors la femme à ses côtés

- Je suis… je suis l’instituteur…

Quelqu’un eut un ricanement ironique dans l’assistance tandis qu’un autre déclara :

- Laisse-le Rose ; c’était l’amoureux de la Jeanne…

- Ah !

Le silence retomba laissant chacun à ses tristes pensées. Jean se força à regarder à nouveau les corps. Ils étaient rangés dans un ordre précis : les parents, les enfants du plus âgé au plus jeune, les valets, les servantes. Pierre Budor et sa femme Joséphine avaient la peau plus tirée que jamais sur leur visage osseux. Les longs cils de Pierre n’adouciraient plus jamais cette face stricte, ils ne se relèveraient plus jamais pour dévoiler ce profond regard brun qui avait été le sien.

Jean survola l’ensemble des corps mais en évitant le troisième, celui de Jeanne. Il n’était pas encore prêt.

- Nom de Dieu ! explosa alors Joseph Quelavoine, le frère de Joséphine. Ca mérite vengeance ! Faut qu’on s’organise pour les rattraper et leur faire payer ça !

- Oh la ferme ! lui répliqua sa femme. C’est pas le moment. Tu peux pas avoir un peu de respect pour eux, non.

- Bah justement, peut-être que j’en ai plus que toi, du respect. C’est pour ça que je peux pas rester plus longtemps comme ça, à faire des simagrées de bondieuseries !

Il quitta la pièce à grandes enjambées, suivit par quelques autres hommes qu’il semblait avoir convaincu, ou qui, à tout le moins, profitait de cette excuse pour s’éclipser sans donner à penser qu’ils avaient déjà fini de se recueillir. Bientôt, seuls restèrent les vieux, les femmes, les enfants.

Jean trouva enfin le courage de regarder Jeanne. Son visage pâle, si souriant avant, était définitivement fermé sur un masque inexpressif. Elle portait une chemise blanche qui tranchait avec le rouge brun du sang qui avait séché partout sur le haut de son corps. Ses longs cheveux bruns étaient détachés et épars autour de ses épaules ; ses longs cheveux soyeux si doux au toucher…

Jean sentit ses larmes couler le long de ses joues. Il ne pouvait pas refluer le chagrin qui montait en lui. Il renifla le plus discrètement possible pour ne pas attirer l’attention, dans un sursaut de pudeur. Sa voisine, compatissante, lui toucha le bras, et lui chuchota :

- Vous ne devriez pas rester là. On attend que les autorités ont fait leur rapport et puis, nous les femmes, on fera la toilette. Allez donc avec les autres hommes vous échauffer les sangs pour vous passer le chagrin.

Suivant le conseil, car il savait ne pas pouvoir rester ainsi longtemps encore sans éclater en sanglots bruyants, il sortit.

Sur le seuil, il fit un pas de côté pour s’adosser au mur. Il ne voulait pas vraiment aller rejoindre les autres et les entendre brailler leur colère et leur haine. Il voulait juste rester replié sur sa douleur. Il avait l’impression d’être dans un cauchemar. Il avait vu les corps mais il n’arrivait pas à croire encore que c’était la réalité. Comment était-ce possible que tout bascule ainsi, en une nuit ? Hier encore, il vivait en plein bonheur, avec tous les espoirs du monde placé dans le cœur d’une jolie fille. Et quelques heures plus tard, plus rien… tout s’était envolé dans un coup de lame…

Il s’éloigna du mur pour faire quelques pas vers la grange. Des hommes qui étaient là à ne rien faire, juste témoins du drame, s’écartèrent pour le laisser passer. Il pénétra dans le bâtiment où tout était propre, bien rangé, comme l’aimait Pierre Budor. Il s’approcha d’un râtelier. Les outils, bien alignés, bien lustrés, étaient triés par catégorie : les fourches, les bêches, les faux, les faucilles et les serpettes. Il nota qu’il manquait l’une de ces dernières et, malgré lui, songea en un sourire attendrissant que si Pierre Budor avait vu cela, il n’aurait pas manqué d’houspiller la dernière personne qui en avait eu besoin.

Machinalement, il regarda autour de lui pour voir s’il ne la trouvait pas mais il n’aperçut rien. Sans doute l’un des valets l’avait-il gardé par mégarde à sa ceinture. Il lui paraissait inconcevable que ce fut le maitre lui-même qui eût fait cet oubli tant il était rigoureux. Il se mit alors dans l’idée de la récupérer pour la remettre à sa place, comme une sorte d’hommage au propriétaire décédé des lieux. Après avoir fouillé de fond en comble la grange sans succès, il décida de retourner dans la maison pour jeter un œil discret aux trois valets.

Quand il entra à nouveau dans la grande pièce carrelée, il remarqua qu’on avait commencé à déplacer les corps et il fut soulagé de constater que celui de Jeanne n’y était plus. L’endroit avait été déserté et il put s’approcher des trois hommes allongés côte à côte dans une immobilité sinistre. Cependant, il comprit aussitôt qu’il faisait fausse route en voyant qu’ils étaient en chemise de nuit : le drame avait eut lieu au cœur des ténèbres. Nul ceinture à leur taille donc et encore moins de serpette !

S’entêtant, il décida de monter voir dans leur chambre. Il arpenta les soupentes des valets mais ne trouva pas l’outil recherché. Déçu, il s’arrêta un instant dans la dernière à envisager l’ensemble. C’était une très petite pièce mais l’occupant avait quand même eut droit à une petite armoire en plus de sa paillasse : c’était beaucoup plus que ce dont le personnel disposait en règle générale. Il nota que le valet avait été tué dans son sommeil car le lit était souillé de sang. Il n’avait peut-être même pas eu le temps d’avoir peur…

Jean retourna dans la pièce précédente. Là aussi, la literie éclaboussée de rouge brun montrait clairement que l’homme avait été égorgé sur place. Il parcourut ainsi toutes les chambres du personnel, puis celles des enfants et enfin, celle des parents. Partout, les mêmes vestiges sanglants qui indiquaient qu’ils avaient tous été égorgés dans leur sommeil. Les chouans, coupables désignés d’office, avaient été extrêmement silencieux dans l’exécution de leur forfait, au point de ne réveiller personne.

Quant à la serpette, il eut beau la chercher partout, il ne la retrouva pas. Déçu, il ressortit de la maison. Joseph Quelavoine était toujours dans la cour en train d’haranguer les autres hommes :

- Vous avez vu ce qu’ils ont fait à ma famille, demain ce sera la vôtre. On peut pas les laisser continuer à nous massacrer comme ça. Il faut les retrouver et leur faire payer leur crime !

Son public approuva dans un murmure révolté. Mais une voix dubitative cependant s’éleva :

- Et comment tu vas faire ça toi ? Tu sais où les trouver peut-être, les chouans ou ce qu’il en reste ?

- J’sais peut-être pas où ils sont en ce moment, mais on en connaît qui les ont aidés et p’être bein qu’ils les aident encore… !

- Ah oui, qui ?

- Bah pour commencer, Jean Marion du Tertre. C’est juste à côté et je serais bein d’avis d’aller lui causer un peu. Si ça se trouve, c’est lui qui les a hébergés en attendant qu’ils viennent ici !

- Bein voyons Jean Marion ! Ca va pas la tête ! continua le même homme. Ils étaient amis !

- Et pourquoi il est pas là, avec nous, alors ? Il a sûrement quelque chose à cacher ! Moi, je dis qu’il faut aller y voir !

Le contestataire finit pas laisser tomber, comprenant que Joseph ne voudrait pas entendre raison. Jean le regarda s’éloigner. Quelques autres le suivirent mais il resta un petit groupe d’acharnés qui continuèrent à écouter Quelavoine, hochant la tête en signe d’approbation au discours haineux qu’il dispensait. Mal à l’aise, Jean décida qu’il n’avait plus rien à faire dans cette cour et il reprit le chemin du bourg.

Arrivé au pont de Vaugon, il s’arrêta, vérifia qu’il n’y avait personne aux alentours puis il s’accouda au parapet en pierre et laissa enfin libre cours à son chagrin, le corps secoué de sanglots douloureux.

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