Iris - IX

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19h02

Yanis a encore disparu. Quant à ma sœur, je l’ai vu s’isoler avec Marley. Je ne veux pas aller les déranger. Elles ont sans doute plein de choses à se dire, comme à chaque fois où elles voient d’ailleurs. Je décide donc de chercher le retardataire. Je constate qu’il n’est pas près des parties de palet breton. Je me rends derrière la maison, peut-être s’y est-il caché pour fumer. Personne. Je regagne la maison d’un pas décidé. Je commence par la cuisine. Toujours pas de traces de Yanis. Je retourne dans l’entrée pour vérifier les toilettes, donnant sur cette pièce lorsqu’une conversation attire fortement mon attention.

— J’ai perdu contre mon petit-fils, tu te rends compte, Raymond ? Il m’a mis la pâté, comme disent les jeunes.

Je reconnais tout de suite la voix de ma grand-mère paternelle. Je m’approche à pas de loup. Je ne veux pas en perdre une miette. Il n’y a pas à dire, j’ai dû être espionne dans une autre vie. Quoi qu’au vu de la surdité de Mammig, je ne suis pas sûre que ma discrétion soit réellement une prouesse. Elle s’est installée dans le salon pour passer un coup de fils, à l’abri des oreilles qui trainent. Pas de chance.

Mais qui est ce mystérieux Raymond dont elle a parlé toute à l’heure ? Ma curiosité est plus que piquée. Je risque un regard derrière le chambranle de l’ouverture donnant sur le salon-salle à manger.

Un silence de quelques secondes puis le rire cristallin de ma grand-mère se font entendre. L’octogénaire a finalement retiré sa coiffe traditionnelle, mais pas son costume. Je pense qu’il faudrait lui arracher de force pour espérer la voir dans des habits plus modernes, aujourd’hui. Ses cheveux blancs bouclent joliment sur le dessus de sa tête. Elle semble un peu fatiguée à en juger par ses traits tirés. Malgré ça, je la trouve rayonnante. Elle me fait penser à un ange.

— Tu me manques aussi, Hollgaret.

Chéri ? Ma grand-mère a un chéri ? Incroyable ! Je détiens sans doute le plus gros potin de la journée. Je me demande combien Fred serait prêt à payer pour l’entendre.

La bretonne pur-beurre marque une pause avant de jeter un coup d’œil à gauche et à droite afin de vérifier que personne ne l’écoute. Mais elle ne m’a pas vu. Elle place sa main libre près de sa bouche comme pour étouffer le son de sa voix. Pas entièrement confiante, ma grand-mère se met alors à chuchoter, les yeux pétillant de malice.

— Mais on se voit mercredi. Après la belotte, j’aimerai que tu me fasses la même chose que la dernière fois… Tu vois ce que je veux dire ?

Nouveau silence. Cette conversation commence à être embarrassante. Enfin, pour moi. Je devrais le savoir depuis le temps : c’est mal d’écouter aux portes.

— Mais oui, Hollgaret, toi qui as le plus beau …

Avant que Mammig ne finisse sa phrase, je me bouche les oreilles avec les paumes des mains. Sans que je sache pourquoi, je ferme aussi les yeux. Peut-être pour effacer les images d’horreur défilant dans mon esprit. Tout en essayant de ne pas trahir ma présence, je quitte la maison. Mais où est passé Yanis à la fin ?


19h09

— Tout va bien ? me demande Laurent, mon adversaire. On dirait que tu as vu un fantôme.

— Tu ne veux pas savoir, je t’assure que tu ne veux pas savoir.

Le quadragénaire me regarde avec un drôle d’air mais ne préfère ne pas insister. Tant mieux. Il reporte son attention sur sa femme, Céline en train de livrer bataille avec son coéquipier Roger contre Aline et Clara. C’est un match de consolantes et donc leur dernière chance de se maintenir dans la compétition. Toute défaite sera éliminatoire. Quant à moi, je m’apprête à affronter l’invité le plus entrainé et le plus fort. Je n’en mène pas large, autant le reconnaître. Rudy non plus d’ailleurs, il a l’air plus anxieux que d’habitude. Apparemment, il se prête au jeu.

— C’est chaud, me souffle-t-il à l’oreille.

J’ai l’impression qu’il parle de mes joues plutôt que de la concurrence. Je me ressaisis. Yanis est dans les parages quelque part. Et puis Rudy ne m’intéresse pas. Je ne vais pas créer un triangle amoureux le jour de mon anniversaire, devant toute ma famille. Ça serait mal venu.

Comme les matchs précédents, nous lançons les palets à tour de rôle. Mon partenaire et moi arrivons à les placer sur la planche mais Laurent est toujours le plus prêt du mètre. Ce qui est franchement agaçant tandis que Nelly vise toujours la pelouse. Je vois bien au petit sourire en coin de mon cousin qu’il est satisfait. Il se contient de faire des commentaires. Mais je le connais, il est fier comme un coq. Ce qui m’énerve encore plus. Vexée, je décide de m’intéresser au duel sur le point de se terminer à côté de nous. Il faut croire que mes oreilles et mes yeux ont la faculté de se poser là où il ne faut pas.

Dans un élan d’enthousiasme et sans doute dans un souci de motivation, je vois Tata Olé mettre une grosse fessée à Roger. Sa main exerce même une pression pendant quelques secondes, sur le pantalon de ce dernier

— En avant totoche ! dit-elle.

L’intéressé se retourne vivement, apparemment mécontent qu’on claque son postérieur sans son consentement.

— Mais enfin ! Hoela ! rouspète-t-il en faisant les gros yeux. Qu’est-ce que tu fais ?

— Oh ! ça va ! Ne fais pas ta sainte nitouche ! On est cousin.

Roger a très envie de rajouter « par alliance ».

— Je ne te permets pas de toucher les fesses de mon mari, s’emmêle alors Nelly.

J’ai presque envie de jurer en breton comme Mammig car je sens que ce qui va suivre n’envisage rien de bon. Tata Olé croise les bras sur sa poitrine, un air de défi dans les yeux. À sa manière de tanguer légèrement sur le côté, je comprends alors qu’elle n’a pas totalement dessoûlée du midi. À vrai dire, il me semble l’avoir vu boire quelques bières durant l’après-midi.

— Tu as peur que je te le pique ?

Si on était dans un dessin animé, Nelly aurait de la fumée qui lui sortirait par les narines. Elle ne semble pas vraiment cautionner le comportement de sa cousine. Et pour cause, cette question a des intonations de provocation dans la bouche de ma tante. Surtout quand on connait le passé de Roger et Nelly.

Quelques dizaines d’années auparavant, Roger aurait eu une relation avec une autre femme de l’entourage de Nelly. Cette dernière connaissait des moments difficiles et avait sombré dans l’alcoolisme. Le couple était plus que fragilisé. Nelly a fini par arrêter de boire et Roger a fait de même pour lui démontrer son soutien. Il a également mis fin à sa relation adultère. Aujourd’hui, lorsqu’on les regarde, on a dû mal à croire à une telle histoire tellement ils semblent soudés. Mais cette période reste malgré tout taboue. J’en ai eu connaissance durant un précédent repas de famille. Andréa a demandé un verre de vin et la cousine de Papa lui a répondu de faire attention car « l’alcoolisme est une histoire de famille. »

— Ça ne risque pas non vu ta capacité à garder un homme.

Touché. Coulé. Les traits du visage de Tata Olé s’affaissent aussitôt. Un partout. La balle au centre. Elle entrouvre la bouche prête à répliquer mais Mammig surgit alors.

— Qu’est-ce que j’ai raté ?

19h16

On est éliminé de la compétition. Je suis un peu déçue. Je dois le reconnaître. J’essaye de me consoler en me disant qu’il aurait été malvenu que je gagne à un concours organisé dans le cadre de mon anniversaire. Je ne sais pas encore si ça me réconforte vraiment.

— Bien joué, félicite mon partenaire en serrant la main à mon cousin.

Malgré sa politesse, je le suspecte d’être un peu contrarié par notre défaite. Il faut dire qu’il s’est vraiment prêté au jeu. Je suis assez surprise. Il est bien plus extraverti que dans mon souvenir. Il s’entend bien avec les autres garçons et il a toujours un mot gentil ou un sourire pour les membres de ma famille. C’est agréable.

Il se place à ma droite et pose sa main sur mon épaule.

— C’était un plaisir de jouer avec toi.

Par réflexe, je mets la mienne par-dessus. Nos regards se croisent. Nous restons ainsi quelques secondes. Un frisson me parcourt le long de la colonne vertébrale.

— C’est vrai qu’on formait une bonne équipe, chuchoté-je.

Soudain, Yanis arrive dans mon champ de vision. Il a les mains dans les poches de son bermuda. Il marche d’un air renfrogné et se dirige vers la maison. Sans demander mon reste, je trottine pour le rejoindre.

— Je t’ai cherché partout, lui dis-je en lui attrapant le bras.

Il ne répond rien. Je crois déceler une pointe de déception dans ses yeux.

— Tout va bien ?

Il pousse un profond soupir.

— J’ai discuté avec ta sœur. Enfin j’ai essayé.

J’hausse légèrement les sourcils, étonnée.

— Comment ça ?

— Elle ne m’a pas laissé finir et m’a clairement fait comprendre qu’elle n’accepterait pas notre histoire.

« Notre histoire ? » Ces deux petits mots résonnent plusieurs fois dans mon esprit. Se pourrait-il qu’il ait enfin fait un choix ? Un léger espoir fait rater un battement à mon cœur. Je tente de ne pas m’enflammer mais ma déesse intérieure est en train d’exécuter une danse de la joie. J’évite de sourire car le sujet n’est pas drôle.

— Andréa a vraiment dit ça ? demandé-je interloquée. Je ne pense pas qu’elle soit un obstacle.

Yanis me prend alors par la main. Nous nous écartons des potentielles oreilles indiscrètes présentes aujourd’hui.

— Tu connais ta sœur mieux que moi, répond-t-il en haussant les épaules. Mais je sais ce qu’elle m’a dit et franchement ça m’embête d’être une source de conflit entre vous. Je n’ai pas envie de ça. Je m’en veux déjà suffisamment.

Son pouce se met à caresser doucement ma peau. Ce geste se veut réconfortant pourtant je commence à ressentir de l’agacement contre mon aînée. Je sais que mes choix amoureux n’ont pas toujours été au goût de ma sœur mais elle n’a pas à s’immiscer dans ma vie sentimentale.

— Tu sais, Andréa n’a pas à cautionner quoi que ce soit. Je prends mes propres décisions, le déculpabilisé-je avec un petit sourire.

Quand on parle du loup, on en voit la queue. Ma sœur et Marley remontent les quelques marches de la terrasse en riant. Sa meilleure amie tient une bière dans sa main gauche. J’imagine qu’elles viennent en chercher une pour elle. Yanis resserre délicatement sa prise.

— Non, s’il te plait, articule-t-il silencieusement.

J’estime devoir régler cette affaire au plus vite. J’arrête ma sœur lorsque le duo passe à notre niveau.

— Andy, je peux te parler s’il te plait ?

Les yeux de cette dernière passent successivement de moi à Yanis.

— Iris, ce n’est vraiment pas la peine, insiste mon interlocuteur.

Le visage de ma sœur se ferme tandis qu’elle observe de haut en bas le jeune homme. Elle finit par sourire légèrement lorsqu’elle comprend que j’ai surpris son oeillade.

— Pourquoi est-ce que tu as dit à Yanis que tu n’approuverais jamais notre relation ?

Ses yeux s’écarquillent légèrement sous l’effet de la surprise. Mon ton s’est peut-être montré plus agressif que je ne l’aurai voulu.

— C’est ce que tu lui as dit ? interroge-t-elle à son tour en s’adressant à l’intéressé.

— Est-ce que tu peux répondre à ma question d’abord ? m’énervé-je.

L’attention de mon interlocutrice se reporte sur moi. Marley annonce ne pas vouloir assister à une dispute de famille. Elle décide donc de s’éclipser après avoir dit à Andréa de la rejoindre.

— Parce que tu as vraiment besoin que je te dise la vérité ? rétorque-t-elle avant de partir en direction de l’arrière-cuisine.

Elle ne s’en sortira pas aussi facilement. Je la suis d’un pas déterminé. Yanis ne m’imite pas. Ce n’est pas plus mal. Ma sœur me parlera davantage en son absence.

— Andréa ! l’appelé-je. Pourquoi tu fuis ?

Elle s’engouffre dans la pièce puis se retourne vivement vers moi. Sa mâchoire est plus crispée que d’habitude.

— Je n’ai jamais dit que je n’accepterai pas votre histoire. J’ai dit que je n’étais pas dupe et que je ne l’aimais pas. Lui.

— Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment mieux, répliqué-je.

— Quant à la question de savoir pourquoi est-ce que j’ai dit ça, je n’ai pas besoin de te faire un dessin, continue-t-elle.

Elle se met face au réfrigérateur puis l’ouvre avant d’en sortir la boisson fermentée de son choix.

— Tu n’as pas à te mêler de ce genre de choses. Je peux très bien me débrouiller toute seule, affirmé-je.

Andréa prend une profonde inspiration puis expire lentement par la bouche. Je constate que le bout de ses doigts est légèrement blanc. Elle serre sa bière un peu trop fort.

— Iris, ça me regarde dès l’instant où tu m’appelles en pleurs pour me raconter quel coup tordu t’a encore fait Yanis, fait-t-elle plus calmement.

Je la trouve extrêmement injuste de me renvoyer de plein fouet le fait que je puisse avoir besoin d’elle.

— Oui mais c’est fini tout ça ! Sinon pourquoi est-ce qu’il serait venu aujourd’hui ?

— Je n’en sais rien. Mais je ne le sens pas, ce mec. La preuve, il déforme une partie de mes propos. Tu devrais te méfier au lieu de boire ses paroles.

Cette conversation m’énerve. L’attitude donneuse de leçon de ma sœur m’énerve. Le fait de devoir me justifier m’énerve.

— Je ne pense pas avoir à recevoir de conseils d’une fille paumée dans sa vie professionnelle et trop lâche pour communiquer avec son propre copain.

Plusieurs dizaines de secondes s’écoulent. Ma sœur ne répond rien. Elle est étrangement calme. Je préférai qu’elle me hurle dessus comme d’habitude quand on se dispute. Je regrette presque de lui avoir lancé cette dernière pique. Elle se met face à moi et me regarde droit dans les yeux.

— Le fait de fêter ton anniversaire ne te donne pas tous les droits.

D’un geste rapide sur le côté, elle me contourne et se dérobe par la porte menant à l’intérieur de notre maison.

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