Iris - VII

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16h00

Les cloches de l’église voisine annoncent le milieu de l’après-midi. Une partie des convives se rassemble à l’ombre des arbres pour recevoir un cours particulier sur le lancé de palet. Face à nous Laurent, le fils aîné de Tonton Youn et Tata Ann bien plus âgé que nous, et Solal. Mon cousin explique alors les différentes règles. Elles sont assez simples. Mamie manque d’enthousiasme et rouspète dans sa barbe. Dans l’ensemble tout le monde est attentif. Les invités hochent la tête simultanément, telle une chorégraphie des chiens sur les plages-arrières de voiture. Cette pensée me fait rire.

Laurent nous montre donc comment tenir le palet. Nous devons le poser sur le côté du pouce mais le maintenir à l’aide de l’index. Attention car il ne faut pas trop serrer avec ce dernier sinon le vol du palet risque d’être entravé. Il est préférable que le lancé ait une forme de cloche afin de bien atterrir sur la planche. Pour les plus à l’aise, il est possible de donner un léger effet au palet le faisant tourner légèrement sur lui-même lors du jeté.

Autant préciser tout de suite que je suis incapable de retenir ou d’exécuter tous ces conseils. Le but du jeu pour moi s’arrêtera à lancer un palet sur le bois. Et c’est déjà un exploit si j’y arrive.

Solal et Laurent nous font une démonstration afin de savoir comment les points doivent être calculés. J’étouffe un bâillement. La digestion est en route et j’ai l’impression d’être retournée au lycée.

— On peut jouer ? On apprendra mieux avec la pratique, proposé-je avec un grand sourire à nos professeurs.

Ne pouvant rien me refuser aujourd’hui, mon cousin me tend alors les palets.

— Tu veux commencer ? Après tout, c’est normal que ce soit toi qui ouvre le bal.

J’ai encore raté une occasion de me taire.

— Je… Je ne sais pas où est mon co-équipier… Je vais aller le chercher…

Malheureusement pour moi, ce dernier décide de fendre la foule et de me rejoindre.

— Je suis là, ma petite partenaire !

Il pose son coude sur mon épaule. Il est étrangement très à l’aise. Est-ce les bulles du champagne qui lui ont monté à la tête ? J’entends quelques murmures amusés parmi mes proches. J’hausse un sourcil. Il m’adresse un clin d’œil. Je comprends alors qu’il fait allusion à ma petite taille.

Même au collège, il aimait me taquiner sur ce sujet. Ce qui avait tendance à me mettre de mauvaise humeur. Ça l’amusait de me voir bouder. Rudy était typiquement ce que l’on pouvait appeler un « gentil garçon ». Lorsque nous sortions ensemble, il m’avait offert un collier en forme de cœur, pour la Saint-Valentin, afin d’exprimer son amour. Il m’avait également recopié un poème sur une jolie carte puis il avait glissé le tout dans mon casier. Malheureusement, je n’ai pas vraiment su apprécier ces petites attentions. Tout était trop facile avec lui. Moi, je voulais de la passion comme dans les comédies romantiques. Il me fallait des conflits pour avoir des réconciliations dignes des meilleurs films pour adolescents. C’était ce que sentait Rayane Aydemir à l’époque, en plus du tabac froid. Pauvre Rudy. J’ai brisé le cœur du seul garçon n’ayant jamais été adorable avec moi. Et le voilà aujourd’hui. À fêter avec moi ma majorité. Andréa me dirait peut-être que c’est le destin, le karma ou un autre de ses trucs spirituels.

Un sourire se dessine alors sur mes lèvres.

— Nous sommes prêts ! fais-je d’une voix théâtrale. Que nos adversaires viennent à nous.

Eliott confie avec empressement son téléphone à Andréa. Il se plante ensuite devant nous un immense sourire aux lèvres.

— Attendez ! Attendez ! On va faire une photo pour leur porter chance !

Je ne sais pas depuis quand poser devant un objectif est signe de chance mais j’accepte.

— Allez ! Tous les boys d’Iris en place !

Avant que je n’aie le temps de répondre que personne ici présent n’est ma propriété, je suis prise en sandwich entre mon partenaire de jeu, Rudy, et Nino. Ce dernier décide de placer son bras autour de ma taille. Je suis un peu surprise par cette proximité. Je lève les yeux et croise les siens pétillant de malice. Je sens mes joues s’empourprer. Eliott vient ensuite s’allonger à mes pieds.

— Alors heureuse ? me demande-t-il apparemment très fier de lui.

Je ne réponds pas car ma sœur nous demande de sourire. Au bout de quelques secondes, la troupe de plaisantins se disperse. Roger et Céline se placent à notre droite tandis que Laurent nous distribue à chacun une paire de palets. Sans grande surprise, les premiers lancés sont catastrophiques. Aussi bien notre équipe que nos concurrents. À tel point que nos spectateurs se sont éloignés. Dommage que les pieds des convives ne rapportent pas de points.

Une autre partie se joue à notre gauche. Marraine et Lou contre Aline et Clara. Je suis soulagée de voir que le niveau n’est guère plus haut. Laurent et Papa, comprenant qu’on risque de coucher là cette nuit, décident de raccourcir les parties à six points gagnants à la place de douze, afin d’abréger nos souffrances. Au bout de plusieurs lancés, Rudy commence à viser de plus en plus près de la cible. Il finit par placer plusieurs palets près du mètre. Ce qui nous rapporte des points et nous permet de prendre la tête. Fière de mon co-équipier, je me concentre pour faire aussi bien que lui. Je fixe la planche des yeux. Je me mords l’intérieur de la joue et fronce les sourcils.

— Iris…

J’entends à peine ma sœur. Puis je distingue des contours flous dans mon champ de vision alors je lève la tête et me redresse.

— Il y a quelqu’un pour toi.


16h31

— Yanis ?

Le jeune homme fait son entrée sur la scène de théâtre que semble être ma fête d’anniversaire. Il s’avance fier comme un coq. Il adore être au centre de l’attention. Je n’ai pas besoin de regarder Eliott pour savoir qu’il a haussé les yeux au ciel. Quant à Andréa, elle a préféré disparaître. Elle doit être contrariée par cette arrivée surprise.

J’hésite entre être contente de voir Yanis ou être désagréable et lui demander ce qu’il fait ici. Sans dire bonjour à personne, il se dirige droit sur moi. À cause de ses grosses lunettes de soleil, je ne vois pas ses yeux. Mais je suis persuadée qu’il me fixe. J’ai l’impression que la scène se passe au ralenti. Il a un petit sourire en coin. Il ne paraissait pas aussi beau dans mon souvenir. Son polo blanc immaculé contraste avec sa peau encore plus bronzée que la dernière fois que nous nous sommes vus. Il a passé ces dernières semaines en Tunisie, dans la famille de son père. Nous n’avons presque pas discuté pendant ses vacances. Il devait être très occupé. Il dévoile enfin ses yeux. Ces derniers ne me quittent pas, une fraction de seconde. Il ne semble même pas remarquer la présence de mes proches. Je dois avouer que moi aussi je l’oublie.

Une fois à mon niveau, il se penche pour me faire la bise. Son odeur m’enveloppe tout entière. Je crois y déceler des notes d’agrumes et d’épices. Ses lèvres se posent à quelques millimètres de la commissure des miennes. Pas assez près pour m’embrasser. Pas assez loin pour instaurer une barrière amicale. Toujours et encore cette ambivalence. Mais peut-être a-t-il fait son choix. Pourquoi décider de venir sinon ?

Il finit par s’écarter de moi.

— Joyeux anniversaire, me souffle-t-il.

Je reste quelques secondes sans répondre. Je me sens déboussolée.

— Merci, finis-je par chuchoter.

Il ne s’adresse une nouvelle fois qu’à moi. Il me donne cette impression d’être seule au monde.

— Je vais aller saluer ta famille.

Cette sensation d’être l’unique objet de son attention est de courte durée. Yanis se détourne pour aller saluer un à un, les autres invités. Le monde aux alentours se remet alors à tourner.

— On peut reprendre ? demande Céline.

Bien sûr qu’on peut reprendre. Il faut reprendre. Je dois reprendre. Il va seulement m’être impossible de me concentrer désormais. De toute manière, il n’était pas garanti que je parvienne à m’être ce fichu palet sur la cible. Les coups s’enchainent. Rudy arrive à lui seul à nous faire gagner ce premier match. Je le laisse récolter tous les lauriers. Puis je le félicite avant de le remercier. Il place sa main à l’arrière de son crâne, détourne le regard et ses pommettes se colorent légèrement.

N’ayant pas refait son apparition depuis son arrivée, je décide de partir à la recherche de Yanis. Je remonte les marches de la terrasse. J’aperçois alors Solal sous le barnum. Son air énervé ne présage rien de bon. Il tient un téléphone dans ses mains. Au vu de la coque rose sur laquelle une statue fait une bulle de chewing-gum de la même couleur, je comprends que ce n’est pas le sien. Mais celui de ma sœur. Mon beau-frère préféré n’a pas remarqué ma présence. D’un pas irrité, il s’engouffre dans la maison.

— Et merde, marmonné-je.

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