Chapitre 64

9 minutes de lecture

Je ne dors pas de la nuit. Incapable de fermer l’œil, je me tourne dans mes draps en sentant l’agacement monter en moi. Et ce qui me dérange le plus, c’est que Flynn ose même pas me faire remarquer que je l’empêche de dormir aussi. S’il se retient de me lancer une pique cinglante, c’est que la situation est vraiment merdique.

Je n’attends pas qu’il fasse jour pour me lever. La grasse mâtinée ne sera pas pour aujourd’hui. Je ferme la porte pour laisser Flynn tranquille, en espérant que lui saura au moins somnoler un peu pour être frais dans la journée.

Dès que la lumière du soleil pointe à l’horizon, je rassemble mes affaires de jardinage, j’enfile un vieux jogging élimé, et je sors pour m’occuper des fleurs du jardin arrière. Je plonge les mains dans la terre comme si je pouvais y concentrer toutes mes mauvaises ondes. Je suis tellement d’une humeur de chien que mes roses doivent le ressentir, et vont faner rien qu’à cause de ma présence.

L’air froid me brûle les joues, mais au moins je me sens bien. Plein de terre, les ongles bousillés et sans plus aucune sensation dans mon corps à cause de la fraîcheur du matin… Malgré cette situation désagréable, je suis plutôt à l’aise. Beaucoup plus que dans mon lit, en tout cas, ce qui montre bien à quel point je me sens minable.

Je me demande si Lista a réussi à dormir un peu. Quand elle va croiser ses parents, ce matin, je n’ose même pas imaginer comment elle va se sentir. Et ses parents.

Je repense au jour où je l’ai entendu se disputer avec son père, à travers la haie. J’espère que ça ne sera pas aussi terrible, cette fois-ci. Et en même temps, je me demande comment il pourrait en être autrement. Son père est parti en rogne, hier soir, et il a dû ruminer ça toute la nuit.

J’ai envie d’être avec elle pour la soutenir.

Le soleil monte peu à peu, sans que je n’arrête de m’écharper les doigts avec les ronces, de me bousiller les ongles dans la terre, et de me prendre le vent froid en pleine figure. Au bout d’un moment cependant, je n’en peux humainement plus, et je me laisse tomber sur les fesses en jetant rageusement ma pelle.

J’observe le jardin impeccable sans avoir la sensation que c’est moi qui ait fait ce travail.

— C’est cool, ici.

Je lève la tête vers Lista, comme si je m’attendais à voir un mirage. Mais c’est bien ma copine qui s’approche timidement, les bras croisés.

— Je t’ai entendu râler quand je suis sorti prendre l’air, explique-t-elle. Tu as l’air épuisé.

— J’ai pas dormi, cette nuit.

— Moi non-plus.

Elle s’approche de la chaise longue sur la petite terrasse face à la porte-fenêtre de la maison. Elle est un peu humide à cause de la bruine de cette nuit, mais elle à l’air de s’en ficher. Elle à enfilé un pull en cachemire par-dessus son haut pour se protéger du froid.

— Mes parents ne m’adressent pas la parole, poursuit-elle. Mon père a vécu comme un affront que je le contredise devant tout le monde, hier.

— Ça te rend triste.

C’est plus une affirmation qu’une question. Pourtant, elle me reprend :

— Pas vraiment. En fait, je suis plutôt contente d’avoir eu le courage de lui tenir tête. C’était peut-être pas le bon endroit, c’est tout.

Elle prend une profonde inspiration.

— J’en ai vraiment marre de l’entendre se plaindre de tout. Et de la manière dont il parle de tes mères, et de toi. C’est dur de l’entendre dire des bêtises sur le garçon dont je suis amoureuse. J’ai même plus envie de rentrer à la maison, quand je vais au lycée.

Je souris quand elle dit qu’elle est amoureuse de moi, mais je ne le lui fais pas remarquer. Ce serait plutôt gamin, même si ça me ferait plaisir. Et puis, elle semble bien parti pour se confier, et je sens qu’elle a besoin de dire ce qu’elle a sur le cœur. Je veux pas la couper dans son élan.

— Quand j’ai vu que même ma mère prenait sa défense, j’ai voulu sortir, dit-elle. J’ai pas envie d’être mal à l’aise dans ma propre maison.

— Tu n’as pas peur que…

— Qu’il me fasse du mal ? Termine-t-elle. Ou qu’il me mette dehors ?

— Un peu des deux, j’imagine.

— Non, affirme-t-elle avec conviction. C’est pas le genre de mon père. Il peut être un vrai crétin, et il peut casser un verre par colère, mais il frapperait pas sa fille, ni sa femme. Et il me ficherait pas dehors non-plus. Ce serait mal-vu par ses copains de l’église.

Je me demande si c’est vraiment ça, être croyant. Se préoccuper tout le temps de ce que les autres pensent de nous quand on prie dans une église. C’est plutôt loin de l’image de paix et d’amour que je me suis faite. En même temps, je ne crois pas que M. Estella fasse preuve de beaucoup de paix et d’amour en se comportant ainsi avec ma famille.

— Ça te dérange si je passe la journée avec toi ? Me demande doucement Lista.

— Non, bien sûr que non. Ça me ferait vraiment plaisir.

Je me relève, le sourire revenu sur mes lèvres. Le sien découvre ses dents, mais avant que je la prenne dans mes bras, elle montre mes vêtements sales, et mes ongles foutus :

— Tu pourrais prendre une douche, avant ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur que j’abîme tes fringues ?

Je fais mine de vouloir étaler de la terre sur son pull en cachemire, et elle bondit avec un éclat de rire. Je la poursuis à travers le jardin jusqu’à ce qu’elle aille se réfugier dans la dépendance. Quand on rentre, elle refuse de me laisser l’approcher tant que je ne me suis pas changé.

J’ai jamais compté salir ses vêtements, mais ça a eut le mérite de la faire rire.

Je fais un tour dans la chambre pour récupérer des vêtements propres, remarquant au passage que Flynn dort paisiblement. Puis je vais dans la salle de bain pour faire une douche rapide. Une fois revenue avec Lista, je lui fais signe de pas parler trop fort.

Je remarque qu’elle a sorti le plateau d’échec de l’étagère sur lequel il n’a pas bougé depuis qu’on a emménagé.

— Ça te dit de faire une partie ? m’interroge-t-elle.

Je hoche la tête. Ça me surprend pas que Lista aime les échecs. C’est une activité calme, qui demande de la concentration, de la réflexion. On ne parle pas beaucoup, tous les deux, sauf pour faire quelques réflexions sur le jeu de l’autre. On se sent juste bien ensemble, et c’est plutôt cool.

Au bout de la troisième partie que je perds, j’arrête de me concentrer sur le jeu pour l’observer furtivement.

Elle a les joues rouges, restes de la fraîcheur du jardin. Ses cheveux blonds sont attachés en queue de cheval, mettant en valeur ses boucles d’oreilles en forme de fleur. À chaque fois qu’elle doit prendre une décision, jouer un pion, elle se mord la lèvre inférieure, juste assez pour laisser une marque quand elle cesse, et mon sang ne fait qu’un tour.

— J’ai quelque chose sur le nez ? Demande-t-elle tout à coup.

Son sourire en coin me fait comprendre qu’elle sait ce que je fais. Je relève la tête, pris sur le fait, sans même essayer de nier.

— Tu es magnifique, lâché-je en la regardant dans les yeux. Je t’aime.

Son sourire se teinte de gêne, ses joues rougissent, et putain, j’adore ça !

— Merci, dit-elle. C’est en quel honneur ?

— J’ai besoin d’une excuse pour dire que je t’aime ?

— J’imagine que non, dit-elle en piquant de nouveau un fard. Je…

La porte de la chambre s’ouvre d’un coup, la coupant dans sa phrase. Flynn entre, les cheveux en bataille et les yeux défoncés.

— Vous me donnez envie de vomir, dit-il, moitié plaisantant, moitié sérieux.

— Alors retourne te coucher.

— Peux pas, je dois retrouver Alice.

Il s’enferme aussitôt dans la salle de bain. Au moment où j’entends l’eau couler, je dis à voix basse à Lista :

— C’est son anniversaire, demain, Alice l’occupe pendant que ma mère va préparer un gâteau géant. Tu veux qu’on aille l’aider ?

Lista sourit et hoche la tête.

— Super.

On finit notre partie d’échec, puis on range le plateau. On reste jusqu’à ce que Flynn sorte, histoire de ne rien laisser paraître, mais aussitôt que je le vois disparaître avec Alice, cette dernière nous adressant un clin d’œil à peine discret, j’entraîne Lista dans la maison, où ma mère a déjà commencé à sortir les instruments de cuisine.

— Bonjour madame Pace, dit Lista en entrant avec moi.

Ma mère est surprise quand elle nous voit nous tenir la main. Pas parce-qu’on est ensemble, mais parce-qu’elle ne s’imaginait probablement pas que Lista serait à la maison si tôt – si ce n’est pas du tout.

— Bonjour, Lista. Je t’en prie, appelle-moi Périne.

— D’accord, répond ma copine avec un grand sourire.

Ma mère entreprend de nous diriger. Cette cuisine est immense – sans doute la plus grande qu’on ait jamais eut. Pour elle, c’était vraiment un plus quand on a choisi cette maison.

— Mettez des gants, et éteignez vos portables. On en aurait probablement pour la journée, et je veux pas vous voir jouer à des jeux pendant que je fais le glaçage.

Je jette un regard à Lista pour lui faire comprendre qu’elle ne plaisante pas du tout.

On se met tous les trois au travail. Ma mère est une excellente cuisinière, elle sait précisément ce qu’elle fait, et ses gestes sont toujours bien mesurés. Lista est consciencieuse, elle fait attention à bien respecter ses consignes. Pour ma part, j’ai l’habitude de cuisiner avec Périne, alors je ne mets pas longtemps à reprendre des petites habitudes.

Ce faisant, on discute. Personne ne mentionne les Estella, et la dispute de la veille, même si je sais que ça préoccupe ma mère. Pour le moment, j’ai surtout l’impression qu’elle essaye de mieux connaître Lista, ce qui me fait plaisir. Mes parents approuvent notre relation, ce dont je n’ai jamais douté, mais voir l’alchimie entre Périne et Lista est assez rassurant. Je me sens vraiment bien.

C’est amusant de voir le gâteau prendre forme. Une pièce montée inspirée de l’équipe de basket préférée de Flynn. J’ai l’impression qu’au moindre geste de travers tout va s’effondrer. Il nous faut plusieurs heures pour que le résultat commence à germer. À la fin de la journée, quand Alice m’envoie un texto pour m’informer qu’elle ramène Flynn, il est terminé, et on le met au frigo pour demain.

— Vous avez fait du bon travail, commente ma mère. Je vous félicite.

Lista rougit de fierté. Elle aime bien quand les choses sont bien faites. Les félicitations de ma mère la touchent particulièrement.

Ma mère nous propose un thé en attendant qu’Alice et Flynn rentrent, et on s’installe sur la table de la salle à manger. Les deux amoureux entrent d’un pas hésitant, Flynn étant toujours un peu mal à l’aise, ne parvenant pas à considérer cette maison comme son « chez lui ». On ne remplacera jamais ses vrais parents, ni les Pacat, mais il sera toujours le bienvenu ici.

Vers 19 heures, Lista décide de rentrer chez elle. Elle n’a pas l’air emballée à cette idée, mais je la laisse partir. Je lui fais tout de même promettre de me contacter s’il y a le moindre problème et, après m’avoir embrassé, elle va de l’autre côté de la haie.

C’est la première fois qu’elle rentre chez elle sans même essayer de cacher qu’elle était avec moi juste avant. Elle marche la tête haute, en prenant une profonde inspiration. Quand elle ouvre la porte et que je l’entends se refermer, je reste un instant sur le perron de ma maison, comme si je m’attendais à entendre des éclats de voix.

Rien. Seulement le silence.

Petit à petit, je me demande si je ne suis pas censé intervenir, calmer les choses. Je n’ai pas envie que Lista ne se sente pas accueillie chez elle. J’ai l’impression que c’est entièrement ma faute, et que je suis destiné à changer ça.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sullian Loussouarn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0