Chapitre 3

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Lista et moi restons discuter dans le jardin pendant deux bonnes heures. On s’installe sur un canapé d’extérieur, et sous les rayons du soleil elle est éblouissante. Elle me donne les horaires du bus pour aller au lycée, et je lui dis que quand j’aurais ma première voiture je ferais volontiers le taxi. L’idée de dormir une heure de plus semble lui faire plaisir.

— Une voiture, déjà ? commente-t-elle.

— Des fois je me dis qu’on a un peu trop d’argent pour que ce soit sain.

Elle me lance un regard qui semble dire, « Ah, toi aussi ? », et je me rends compte que nous sommes vachement privilégiés.

Avant de partir, on échange nos numéros. Je sais que je n’aurais jamais le courage de lui envoyer le premier message, mais ça me fait tout de même plaisir. Après quoi, je rentre alors que mes mamans se dirigent vers la maison suivante pour se présenter au reste du quartier. Je n’arrive pas à me départir de mon sourire idiot quand je contourne le domaine pour rejoindre la dépendance.

La nuit commence à tomber lorsque Périne et Nicole reviennent. L’heure du repas est dépassée, mais elles se mettent quand même aux fourneaux au lieu de simplement réchauffer un truc. Je les rejoins au moment où elles mettent la table.

— Tu veux pas rester dans la dépendance ? demande Nicole avec un sourire en coin.

— Manger en face à face avec un mur ? Hors de question.

Elles ne relèvent pas, mais je sais qu’elles s’attendaient à ce que je réagisse comme ça. Mon indépendance n’est pas si totale que ça, en fin de compte.

— Comment est Lista ? demande maman quand nous commençons à manger.

J’interromps mon geste, et les légumes de ma fourchette tombent dans mon assiette.

— Comment ça « comment » ?

— Je veux dire, elle est gentille ?

Elle veut plutôt savoir si elle me plaît.

— Plutôt, oui, éludé-je.

Elles échangent un nouveau regard de connivence. Les parents peuvent avoir des manies si agaçantes, parfois.

— Elle m’a proposé de m’aider à trouver mes marques au lycée, continué-je. En échange je la conduirais au lycée en voiture quand vous l’aurez acheté.

Je ne risque pas d’oublier leur promesse. Pour mon dix-huitième anniversaire, quand mon permis de conduire est devenu valide, elles m’avaient promis de m’offrir une voiture. Comme on allait bientôt déménager, on a préféré attendre d’être arrivés à Larmore-baie pour l’acheter.

— On fera ça le week-end prochain, propose-t-elle. Prends ton temps pour regarder les modèles, jolie ne rime pas avec efficace.

Lorsque je me vais me coucher, j’ai la tête pleine. J’essaye d’imaginer comment la rentrée dans ce nouveau lycée va se passer, comment seront les profs, et les différentes options que j’ai pris. J’espère avoir le temps quelques après-midis de passer voir les voitures qu’on vend ici, comme l’ont conseillé mes mamans. Malgré-moi, je reviens à Lista. Je revois ses boucles blondes qui reflètent la lumière du soleil, et son sourire toujours bienveillant. Je ne sais pas exactement à quelle heure son père va passer, demain, mais je vais me réveiller tôt de toute manière. C’est l’esprit plein de roses, de sourires et de tranquillité que je sombre dans le sommeil.

Le lendemain, je passe la matinée à préparer l’arrivée du voisin. Je demande notamment son nom à Nicole, car je ne peux décemment pas continuer à l’appeler « M. Palmier ». À midi on mange sur le pouce car mes mères ont hâte de retourner se présenter aux voisins – d’ici la fin de la journée, elles auront fait le tour du quartier. À chaque fois qu’on emménage, je me demande ce que les gens pensent en les voyant sur le pas de la porte, le sourire jusqu’aux oreilles. Étant donné que, jusqu’à maintenant, on n’a jamais eut le moindre soucis avec nos voisins, j’imagine que c’est la bonne attitude à adopter.

M. Estella arrive vers 14 heures. Je lui ouvre la porte et on expédie tous les deux les présentations pour aller dans le jardin. D’abord, il commence par me poser des questions pièges, histoire sans doute de juger de ma novicité. Mes réponses et la façon dont j’exploite ses conseils semblent beaucoup l’impressionner, et ça me fait plaisir.

— J’ai cru comprendre que tu voulais des rosiers, ici, dit-il en évaluant le désastre du jardin. Je pense que cet endroit serait parfait pour planter tes premières pousses. Une fois que ton premier rosier sera épanoui, tu pourras en planter d’autres.

— Je crois que ma mère a acheté des graines dans votre boutique.

M. Estella secoue la tête.

— Oh, non, ne t’inquiète pas, j’ai déjà des roses dans mon jardin, je peux t’avoir quelques pousses déjà germées, le processus sera plus rapide, mais pas moins efficace.

Je le remercie chaleureusement alors qu’il enlève ses gants. Il me propose de le suivre pour le regarder faire. Il semble très content devant ma curiosité. Il m’explique qu’il n’a pas souvent l’occasion de rencontrer des jeunes de mon âge qui partagent sa passion.

— Évangelista aime beaucoup les fleurs, je ne me plains pas, dit-il alors que je salut Mme Estella avant de le suivre dehors, mais elle n’a pas ce goût pour le temps qui passe, ce regard sur leur éclosion et leur réaction aux intempéries, et ça fait toute la différence. Un peu comme la pèche – comment prendre du plaisir si tu n’as pas la patience d’attendre que le poisson vienne mordre ?

Son équipement autour de lui, il entreprend les manipulations nécessaires au transfert. Je suis un peu distrait, jusqu’à ce qu’il me dise, mine de rien, que Lista est chez des amis aujourd’hui. Je ne la croiserais sans doute pas.

De retour dans le jardin arrière de notre maison, il me laisse replanter la pousse en donnant ça et là de nouveaux conseils.

— Je suis vraiment content que ta tante soit venue dans ma boutique. Ça me fait plaisir de t’enseigner tout ça.

Alors que j’ai les mains dans la terre, je lui jette un regard. Il me sourit avec sincérité. J’ai confiance en lui, et je m’empresse de réparer son erreur, avec politesse.

— Ta mère ? répète-t-il. Je croyais que Périne était…

— Elles sont mariées depuis cinq ans, dis-je en me concentrant de nouveau sur ma tâche. Il y avait beaucoup de fleurs, j’ai aidé à décorer la cérémonie…

J’avais treize ans à l’époque. Ça a été une fête merveilleuse, et ce jour reste l’un de mes plus beaux souvenirs. Quand je relève les yeux sur M. Estella, il m’observe sans un mot. Je sens un mauvais pressentiment m’envahir, que j’essaie de rejeter. Il finit par me sourire et reprendre ses consignes, mais je comprends qu’il est ailleurs. Son sourire n’est plus aussi sincère.

L’après-midi touche à sa fin quand il prend congé. Je le remercie avec le plus de chaleur possible, j’ai passé une journée formidable. Il me sourit, distraitement encore, et retourne de son côté de la clôture. Je vais directement dans la dépendance où je prends une douche avant de sauter dans mon lit. Je fonce sur les réseaux sociaux pour voir les posts que j’ai manqué. Vers 20 heures, mon téléphone sonne. C’est Lista qui m’appelle.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle à voix basse aussitôt que j’ai accepté l’appel.

— Comment ça ?

J’entends le bruit d’une porte qu’on ferme, et sa respiration précipitée.

— Quand je suis rentrée, mon père était fermé comme une huître. Il m’a interdit de venir chez toi à cause…

— De mes mères ?

Je l’interromps, et elle garde le silence si longtemps que je crois d’abord qu’elle a raccroché. Le mauvais pressentiment qui s’était évanoui pendant qu’on travaillait me reprend aux tripes. Finalement, elle répète :

— Tes mères… comment ça ?

— Tu croyais aussi que Nicole était ma tante, toi aussi ?

— Je…

Tout à coup, une colère bouleverse mon esprit. J’y crois pas, en dix-huit ans je n’ai presque jamais été dérangé parce que j’ai deux mamans, excepté à quelques reprises à l’école primaire. Il fallait que nos nouveaux voisins brisent cette confiance que j’avais.

— Tu sais quoi, dis-je précipitamment, laisse-tomber. Je peux m’en sortir tout seul pour le lycée.

Je raccroche avant qu’elle n’ait retrouvé sa langue. Maintenant, je ne garde son numéro dans mon répertoire que pour pouvoir refuser ses appels, si d’avantage elle s’y risquait.

Larmore-baie, un endroit paradisiaque ? Tu parles !

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