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La lumière des flashs d’appareil photo aveugle Daniel. On veut son portrait. On demande à le voir tenir l’énorme chèque de trois-cent millions d’euros comme on tient un nouveau-né. On s’arrache une partie de sa nouvelle richesse en lui posant mille questions. Sa victoire a fait la une des journaux. Désormais, on le connaît sous le nom de l’homme le plus veinard du monde.

L’infirmière débarque en pleine opération. Pourtant Daniel a fermement commandé qu’on ne le dérange pas. Ce doit être très grave. Plus grave même que le cas de la grosse Ford grise. L’infirmière a le visage décomposé. Daniel a une envie folle de ramasser l’œil qui vient de tomber d’une de ses orbites. Décidemment, ce doit être très grave pour perdre un globe.

Daniel prête son oreille à la bouche de l’infirmière. Elle lui crache dans les tympans. Sa diction est rapide.

« Monsieur, vraiment, vous avez de la chance, lui dit-elle.

— Pourquoi ? demande Daniel tout en l’emmenant dans le couloir. Faites vite, je suis un peu en train de travailler.

— Votre oncle…

— Lequel ?

— L’Oncle. Il n’a pas de nom, c’est celui de la télé. Ça a à voir avec votre inscription.

— Vous parlez de l’émission ?

— C’est ça.

— Et alors ?

— Vous avez hérité. C’est vous, le gagnant.

— Pardon ?

— J’ai dit que vous aviez ga…

— Oui, j’avais compris. Très bien. »

Daniel se passe la main sur la bouche. Quelques gouttes de sueur perlent sur ses joues. Son cœur se met à battre de plus en plus vite. Sur les milliards d'inscrits, il a été l'unique héritier de L'Oncle. Pourtant il a candidaté à l'émission Héritier Mérité sans le vouloir, parce qu'on l'avait un peu forcé, et parce qu'on ne sait jamais. Pour une fois, il est cet autre qui gagne aux tirages au sort, ce petit nom avec le département écrit entre parenthèses dans le bandeau d'un show français ringard. Sur leur canapé, des téléspectateurs devaient déjà critiquer l'heureux gagnant. Le mari dirait que c'est de l'argent foutu en l'air. La femme, elle, se plaindrait de ce qu'elle ne peut même pas s'acheter ce robot cuisinier dont elle rêve. Les enfants voudraient dire deux mots aussi, mais leur père les fusille du regard. Trois-cent millions, ce n'est pas rien. On verra sûrement Daniel dans le journal télévisé.

Lorsque le médecin retourne dans la salle d'opération, il considère le patient égorgé. C'est bien dommage. Il donne l'ordre à quelques stagiaires de débarrasser le macchabée après avoir pris soin de s'assurer que le pouls était nul.

Tant pis. De toute manière, il ne sera plus médecin. Maintenant il a de quoi passer le restant de sa vie sans travailler. Il enlève sa charlotte et jette sa blouse dans un bac en plastique rouge. Quelqu'un viendra laver tout cela plus tard. Ce n'est plus son problème.

Sa voiture l'attend sur le parking, ainsi qu'un petit procès-verbal, accroché sur un essuie-glace. Trente euros d'amende ? Une larme dans le Pacifique. Daniel le millionnaire se fiche bien de ces petits sous qu'on lui réclame. Daniel le médecin s’en fichait aussi, si on y regarde bien. Avant d'être l'heureux élu de l'émission, il vivait déjà correctement, et les P.V. n’étaient que secondaires.

A-t-il besoin de trois-cent millions ? Non. Mais pourquoi refuser ? Qui dénigrerait une somme pareille ? Un fou ? Un inconscient ? Un modèle d'humilité et de simplicité ?

Il n'est aucun des trois. Il est Daniel, grand gagnant d'Héritier Mérité. Tout ce qu'il a pu être auparavant s'efface. Cet argent a fait de lui un riche.

Il reçoit un appel. C’est l’infirmière.

« Quoi encore ? s’excite Daniel.

— Vous avez oublié vos sacs, dit-elle.

— Merde alors. »

Au diable les sacs. Au diable tout. Il faut qu'il aille récupérer son butin dans la caverne bleu-blanc-rouge. Le vent est puissant. Les pneus de sa voiture glissent sur l'autoroute. Il sera à Paris dans moins d'une heure. Une flopée d'ambulances le double. Un violent coup d'accélérateur lui fait reprendre pole position.

« Gardez vos cadavres au frais, juste le temps que je récupère mon dû. »

Il se met à parler tout seul en inspectant son rétroviseur. Il faut qu'il se concentre sur la route. C'est elle qui le mène au but, pas son reflet. Même s'il est riche, il se force à garder un minimum de discernement. Ne pas se laisser aveugler par l'or comme un vilain dragon.

Il déboule près d'un grand bâtiment à l'allure d'une banque. Il sort de la voiture, claque la porte et des dents. Il fait un froid de canard à Paris.

Il entre dans l'espèce de banque. Des boas de clients s'enroulent autour des guichets, tandis que les conseillers bancaires tamponnent de la paperasse et tendent des stylos aux gens. Daniel s'avance à un comptoir. Il se racle la gorge.

La nouvelle a fait le tour de la France en quelques secondes : à peine prononce-t-il la première syllabe de son prénom que le boa s'étire et s'amasse autour de lui en une foule compacte. On chuchote aux oreilles des autres. C'est bien lui. C'est le grand gagnant. C'est Daniel.

La femme au comptoir le coupe alors qu'il s'apprête à dire son nom de famille. Ce jour-ci, n'importe qui s'appelant « Daniel » aurait pu réclamer son dû. La foule le porte en vainqueur jusqu'au perron du bâtiment. Dehors, un amas gigantesque applaudit et pousse de grands cris. Des avions scindent le ciel, arborant des banderoles bravo Daniel !

On le pose enfin sur les pavés. Un comité endimanché lui secoue la main et lui octroie un chèque en carton de la taille de sa voiture. Il fallait qu'il soit assez gros pour qu'on puisse y mettre tous les zéros du montant.

Alors que les photographes de presse mitraillent avec au son des clics de leurs appareils, une détonation de revolver se perd dans le brouhaha et se glisse quelque part dans la poitrine de Daniel.

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