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Un verre de vin a remplacé la tasse de camomille. Hirsute soupire, la tête entre ses mains, ses cuisses ancrées dans les coussins du canapé, son reflet déformé par la rondeur du récipient à nectar. À côté de lui, un ectoplasme bleuté qui regarde dans le vide. Le nouveau Francis est désemparé. Hirsute refuse de lui parler. Aucune communication possible. Son sort est scellé.

Il tente en vain d'ouvrir une discussion. Il se retrouve à battre une terre stérile. Les récoltes promettent d'être mauvaises, voire inexistantes. Ça résonne dans la grange...

« C’est quoi, ton histoire ? »

L'oreille de Francis se dresse. Hirsute lui parle enfin, après trente longues minutes de silence. Il a gardé sa tête menottée entre ses mains, mais ses yeux semblent pencher irrésistiblement vers le visage du spectre. Petit à petit, on avance. L'engrais pénètre le sol. Il y a encore une chance.

« Vous ne me croiriez pas si je vous le disais. »

Hirsute tourne la tête, hausse les sourcils, penche le front : les ingrédients d'une bonne recette de vraiment-après-tout-ce-qui-est-arrivé ?

« C’est vrai. D’abord, mon nom est Francis. Je suis plus qu’enchanté de faire votre connaissance. Vous verrez pourquoi. »

Et il raconte tout depuis le début. Sa naissance, ses parents, ses sœurs, ses frères, ses premiers hématomes, ses premiers cheveux coupés, ses premiers regards amoureux, ses premiers examens, ses premières classes, ses premiers rêves, ses espoirs, ses souffrances, ses diplômes, ses élèves, ses collègues, ses souffrances et ses souffrances.

Cela dure pendant une heure. Toute la vie d'un homme de quarante ans, en soixante minutes, en trois-mille-six-cent secondes. Mais Hirsute ne cesse pas de l'écouter. D'une manière étrange, l'histoire de Francis l'intéresse. Surtout quand il est question de l'Ailleurs.

« Tu es mort ? Tu vis ? Tu es quoi, finalement ?

— Moi-même l’ignore. Je suis entre les deux. Un esprit libre de son corps, mais prisonnier de la vie. J’ai besoin de ton aide. Je veux mourir pour de vrai. Je dois mourir. Je désire plus que tout retourner en Ailleurs, être enveloppé de ce blanc inqualifiable, être seul et en même temps comblé par tout. Cet endroit est la seule chose qui puisse me rendre heureux. C’est le seul repos que je mérite. »

Hirsute réfléchit. Il n'a jamais rencontré un homme pareil. Ce n'est pas tous les jours qu'on fait la connaissance d'un professeur de musique.

« Tu as été sorti de l’Ailleurs contre ton gré ?

— Oui. Un médecin m’a sauvé (il mime des guillemets.)

— Qui ça ?

— Un homme avec une charlotte sur la tête. Il m’a fait subir toutes sortes de choses, mais je ne lui en tiens pas rigueur.

— Ça alors ! »

Hirsute met ses mains sur la bouche. Il le connaît. C'est celui qui l'a vidé de son sang il y a quelques heures. Il ne sait pas pourquoi il réagit si brusquement, si passionnément. L'homme-charlotte l'a beaucoup marqué. Il n'aurait pas dû parler de ses cornes. Il sent une espèce de rage parcourir ses veines. Un compte à régler, sûrement.

« J’ai peut-être une idée, dit-il.

— J’écoute.

— Ce médecin… il t’a sorti de l’Ailleurs. Il pourrait t’y ramener ?

— Ce n’est pas bête. Mais j’ignore où il se trouve. Et puis il refusera sûrement. Il ne voulait pas me donner la mort cet après-midi. Je ne vois pas pourquoi il changerait d’avis maintenant.

— On s’en fiche. Il faut essayer. À moins que tu aies autre chose en tête ?

— Tu as raison. C’est la seule solution. »

Où trouver l'homme-charlotte ? À une heure si tardive, il doit être chez lui. Mais on ne connait pas son adresse. On ne sait même pas s'il ouvrira la porte. Hirsute, qui s'est vaillamment levé pour exprimer son idée, se rassoit sur le canapé. Au même instant, le téléviseur juste en face s'allume. Hirsute s'est assis sur la télécommande. On tombe sur les informations.

C'est Daniel, il est mort, il n'est plus, au revoir tout le monde. Une balle de revolver nichée dans son corps. Le riche le plus éphémère du monde, voilà son nouveau surnom et bientôt, son épitaphe. Francis et Hirsute le reconnaissent alors qu'un espèce de portrait du Fayoum se dessine à l'écran.

« Merde alors.

— Tu l’as dit.

— Que fait-on ?

— Je n’en sais rien. »

C'est un coup dur pour l'homme et le spectre. Ça, ils ne l'ont pas prévu. L'homme-charlotte est mort. Au moins, ils savent où il est maintenant. Dorloté en Ailleurs, le visage serein, les paupières lourdes. Que faire ?

Hirsute bondit à nouveau comme un ressort.

« Je vais mourir !

— Pardon ? »

Le visage de Francis s'éclaircit. Le bleu énigmatique de ses voiles éthérés se mue en azur pâle et lumineux. Il a compris.

« J’ai encore ma place en Ailleurs, dit Hirsute. C’est logique, puisque je n’ai jamais connu la mort, en on ne m’en a jamais sorti. Si je meurs, je pourrais chercher Daniel là-bas et faire en sorte de le ramener chez nous pour qu’il mette fin à tes jours, une bonne fois pour toute.

— Une bonne fois pour toute… exhale profondément Francis. Après un silence, il reprend. Mais toi, comment vas-tu sortir ? Et si tu sors, tu ne pourras jamais y retourner !

— On réglera ces questions plus tard. Quelque chose me pousse à visiter l’Ailleurs. À m’impliquer dans cette histoire. À t’aider. Les réponses vont venir, je le sens.

— Si tu le dis. Comment comptes-tu mourir ?

— Sais pas. Je veux que ce soit original, mais comme je reviendrai sûrement, pas trop grandiose non plus. Je te laisse le choix.

— Je ne veux pas que tu souffres. Un coup sec dans la nuque, ou…

— Ou quoi ? jubile Hirsute.

— Une Ford grise. Il faut pouvoir te ramener après. On m’a sauvé (il mime encore des guillemets) après qu’on m’ait roulé dessus. Je te recommande cette mort. Rapide, on ne sent rien, et il reste un peu d’espoir pour faire palpiter à nouveau ton palpitant.

— Va pour la Ford grise. »

Hirsute est presque tenté de dire qu'il a hâte de se faire écraser. C'est une expérience unique, pour sûr. La circulation est encore dense près de sa maison. Hirsute finit son verre, le vin lui pique la gorge, grignote un peu de pain, sait-on jamais, sort de la maison avec Francis, gambade dans la rue, prend Francis dans ses bras, court joyeusement dans ceux d'une Ford et se laisse emporter dans le flot des pneus qui lui mâchent les os comme du chewing-gum.

Francis observe la scène, imbibé de respect pour son nouvel ami. Il remarque toutefois un petit détail qui sème de l'inquiétude dans ses parcelles maintenant fertiles. Le doute germe d'un coup.

La Ford est rouge.

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