Chapitre 1 : Vous venez d’où ?

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Vous voyez, lorsque l’on raconte une histoire, fut-ce à un enfant, où à vous à travers ces quelques lignes, je trouve qu’il est d’une importance capitale de commencer depuis le début.

« Évidemment », me répondront certains. Eh bien cette évidence n’en est pas nécessairement une. Combien, parmi nous, sommes capables de raconter notre propre histoire par son début ?

Notre naissance, ou mieux encore, l’étincelle dans le regard des amoureux lorsqu’ils apprennent la nouvelle : ils vont être parents. Oh bien sûr, tout le monde n’a pas eu droit à cette étincelle, je le sais. Mais taisez-vous. Ici, nous racontons MON histoire.

Et mon histoire débute à Satorial, au beau milieu du territoire Caelide.

Au fond des steppes verdoyantes se dressait la magnifique cité de Satorial. La première cité sédentaire fondée par les Caelides. C’est là-bas qu’Aon et Zea se rencontrèrent. Ils étaient tous deux soldats dans la Vaste Armée. Bien sûr, ils tombèrent amoureux et la peur quotidienne de la mort lorsque l’on risque sa vie sur un champ de bataille amena à une conclusion aussi simple qu’évidente : Zea tomba enceinte. Seulement attendre un enfant lorsque l’on est soldat dans la Vaste Armée signifie également la fin de son service militaire, ou la mort prématurée du nouveau-né (si tant est qu’il ait la malchance de naître).

Ma mère, Zea, choisit une troisième option : elle cacha tant bien que mal son état sous les vêtements amples de janvier et m’abandonna dans les faubourgs sitôt expulsé.

Comment sais-je tout ça ? Je le sais, c’est tout.

Mes premiers souvenirs remontent à cet instant où, pour la première fois de ma vie, je parvenais à l’issue d’une lutte terrible pour ouvrir les yeux. La lumière de l’hiver qui m’aveugla provoqua en moi la seule réaction possible pour un nouveau-né de quelques heures : je hurlai, et m’entendre ainsi me ravit.

Aucun d’entre vous ne se souvient de cette sensation, mais moi oui : je sentis mes poumons se déployer telles les grandes ailes d’un albatros. Ils se gonflaient d’air et s’en vidaient comme le ressac.

Or les cris d’un bébé ont ceci de fantastique qu’ils sont insupportables, et c’est probablement ce qui me sauva lors de mon premier jour de vie.

La porte la plus proche s’ouvrit et un nouveau sens s’offrit à moi : l’odorat. De cette porte entrouverte d’où s’extirpa un homme aussi vieux que je le suis maintenant, émanèrent mille odeurs inconnues.

Je ne compris pas ce qu’il hurla, mais lorsque personne ne lui répondit, il me prit à bout de bras et me serra contre lui. Je réalisai soudain qu’un quatrième sens existait : contre ma peau gelée, ses étoffes me réchauffaient. Je tendis les mains et attrapa son petit doigt. Chaud lui aussi.

Sans m’en rendre compte, j’avais cessé de pleurer.

Le vent, la nuit et le froid laissèrent place au sec et la tiédeur d’un foyer. Dans cette maisonnée, le vieil apothicaire vivait seul.

Il devait se poser bien des questions, mais par empathie, ou peut-être par sagesse, il décida de ne rien en montrer. Il me posa sur une table, bien enroulé dans mon lin et me nourrit comme il le put. Peu importe ce dont il s’agissait (sans doute du lait avec un jaune d’œuf cru), je me délectais du goût de cette pitance.

Comme la plupart d’entre vous, le jour de ma naissance, j’avais fait connaissance avec mon père, Aurel.

Ici se clôt le chapitre de ma mise au monde, moi qui ai la chance de m’en souvenir. Mais cela ne répond pas tout à fait à ta question : d’où viens-je. Et pour y répondre, mon garçon, je crois qu’il va me falloir continuer jusqu’à l’adolescence.

*


Mon enfance, en vérité, se révéla fort peu intéressante d’un point de vue narratif. Elle fut heureuse, en grande partie. Je fus bien élevé, éduqué par un père aimant et sage, à défaut d’être aisé. Bien sûr, nous nous disputions de temps à autre, mais rien qui ne puisse survivre à une nuit de sommeil. Mon père m’apprit à parler avec les plantes, les reconnaître, les utiliser, et j’avais à cœur de l’aider au magasin, même si les clients étaient rares.

Chez les Caelides, nouvellement sédentaires, l’éducation ne brillait que par son absence. Aussi me révélai-je bien plus adroit et instruit que la plupart des congénères de mon âge. Cela me valut quelques railleries et quolibets, mais rien qui ne puisse m’aider dans mon histoire.

Un matin d’été que rien ne pouvait démarquer d’un autre, Aurel me demanda de m’asseoir à côté de lui, sous le porche où il m’avait recueilli huit ans plus tôt.

— La nature, souvent, nous rapporte notre propre reflet. Est-ce une leçon qu’elle nous donne ? Ou est-ce parce que nous faisons nous-même partie de son cycle ? Je crois que personne ne sait.

Il me prit une main et continua d’une voix douce :

— Depuis trente ans que nous sommes installés ici, que nous avons fondé Satorial, tous les jeudis de juillet et d’août, je me lève le matin et m’en vais cueillir des gentianes jaunes, là-haut, sur le plateau. Tu le sais, puisque tu es déjà venu avec moi pour y chercher les lys orangés.

» Durant ces trente années, je les y ai toujours rencontrées. Resplendissantes, odorantes. Et durant trente ans, j’ai cueilli juste ce dont j’avais besoin pour la boutique, et laissé le reste là ou je les trouvais.

» Puis un jour, je me suis levé alors que tu n’existais pas encore, je suis monté là-haut, sur le plateau, et je n’y ai rencontré que de l’herbe. Les gentianes étaient là, elles aussi, je le savais. Mais elles se cachaient, où peut-être que je les rêvais. Après tout, pendant trente années, je les avais côtoyées, il n’y avait aucune raison pour que cette fois, elles n’y soient pas, n’est-ce pas ? Ça n’était pas possible ! J’avais toujours été bon envers elles et elles envers moi ! Alors pourquoi disparaîtraient-elles soudainement ? » Pourtant, tout au long de cet été, je n’en trouvai aucune. J’étais en colère, bien sûr. Pourquoi m’abandonner ainsi ? Mais malgré ma colère, elles demeurèrent invisibles.

» Alors l’année qui suivit, j’y retournai, encore. Mais cette fois je n’y allais pas les mains vides. J’avais emporté avec moi les meilleurs engrais, ceux que je savais adaptés à leurs racines. Je travaillais sans relâche et leur parlai même ! Si je donnais du terreau, il me rendrait mes fleurs, pas vrai ?

» Cependant, et tu t’en doutes, rien ne poussa. Du moins, aucune gentiane jaune. Finalement, mes larmes vinrent arroser le sol et je ne nourrissais plus aucun espoir. C’était terminé, les gentianes ne pousseraient plus.

» Alors l’année qui suivit, celle où tu es arrivée, je décidai de retourner là-haut. Oui. Encore une fois, et plein de fois après. Mais j’allais y chercher les lys orangés. Car plus jamais je n’y trouverais de belles gentianes jaunes.

Il se tut. Rien d’autre que les aboiements d’un chien ne vinrent troubler le silence. Aurel m’avait bien éduqué, je savais exactement ce qu’il venait de me raconter. Et au fond de moi, cela faisait quelques semaines que je l’avais compris.

Car il n’y aurait plus guère de mois de juillet ou d’août où mon père irait cueillir des gentianes. Sur ce plateau ou ailleurs.

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