Chapitre 2 : Les sculpteurs de flocons

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— Est-ce que tu sais… d’où vient la neige, mon garçon ? Ce qui la compose, l’essence qui l’habite ?

Le vieil homme ferma les yeux tandis qu’il aspirait bruyamment une nouvelle gorgée de son breuvage aux effluves sucrées. Il se redressa, réajusta le coussin qui lui servait de dossier et remonta la couverture jusqu’au menton, puis continua sans attendre de réponse :

— Si tu prends le temps de regarder un flocon de neige de très près, tu verras qu’il s’agit en vérité d’une magnifique et minuscule sculpture de glace. Des formes géométriques parfaites, des parangons de fractales… Ça m’a toujours fasciné : qui donc pouvait bien tailler ces petits bouts de verre ?

Il but une nouvelle gorgée sous le regard curieux de son hôte. Ce dernier devinait que tout ceci n’était que le prologue d’une histoire, d’un conte ou d’une fable que le vieil homme brûlait de raconter. Alors il se tenait coi, dans un coin de la roulotte qui grinçait au moindre cahot.

— Et bien, figure-toi que j’ai pu les rencontrer, ces tailleurs de verre. Hé oui ! J’ai fait la connaissance des sculpteurs de flocons ! Héhé.

» Oh, j’étais jeune, à l'époque ! Presque aussi jeune que toi maintenant. Pourtant il m’arrive encore d’en rêver la nuit. Avec une vivacité et une précision étonnante. C’est une histoire qui commence pas très longtemps après le trépas de mon père. Sans attaches ni aucune possession de quelque sorte, je m’étais résigné à vendre sa boutique, celle à laquelle il tenait tant. Emporté par le chagrin, et aussi peut-être par une soif inexpugnable de partir de cette ville maudite, j’ai empoché l’offre du premier venu et ai taillé la route.

» Je suis parti un peu au hasard, je me disais que la bonne fortune guiderait mes pas vers des rivages accueillants ou des forêts abondantes. Mais j’ai depuis appris que ces endroits n’existent pas. Bref, je m’égare. Où en étais-je ?

Son regard se perdit un instant dans le vide étroit du chariot peinturluré, jusqu’à ce qu’une bosse malvenue manqua de peu de lui faire renverser sa boisson encore fumante.

— Hum, donc le hasard — plutôt que la bonne fortune — me fit prendre la route du sud. Et au sud de Satorial se trouve une forêt à la réputation sinistre. Connais-tu cette forêt, mon garçon ?

— Non, monsieur, répondit l’enfant d’une voix douce. Je ne connais pas grand-chose de ce monde.

— Et j’en connaissais probablement encore moins. Puisque si j’avais su, j’aurais filé au nord. Héhé. Car dans cette forêt vivaient des sorcières. Des vieilles biques malfaisantes au nez crochu et aux lèvres pustuleuses. Et les sorcières, elles n’aiment pas bien les visiteurs impromptus.

» Parfaitement ignorant de tout ça, lorsque la première nuit engloutit la forêt, je trouvai une petite cabane abandonnée au plancher plus sec que la terre alentour. Moi qui n’en demandais pas tant, m’installai en cet abri providentiel alors qu’une fine pluie arrosait les chênes voisins. Bercé par le bruit des gouttes, je m’endormis rapidement… seulement pour être réveillé au beau milieu de la nuit par… tu l’as deviné…

— Une sorcière ? hésita le jeune garçon.

— Précisément ! Une sorcière ! Et elle n’était pas contente, ça non. Cette cabane abandonnée était SA cabane abandonnée et elle entendait ne la partager avec personne, et certainement pas un moins que rien chétif comme moi. Alors ni une ni deux, avant même que je puisse dire un mot, elle me rapetissa jusqu’à devenir pas plus grand qu’une goutte et m’enferma dans une bulle de savon ! Or si la pluie avait cessé, un vent s’était mis à souffler, et la bulle qui me servait de prison s’envola. Elle s’envola droit vers les nuages, malgré mes cris vains. Je me souviens comme je passais devant la bouille hideuse de la sorcière hilare, puis les cimes des hêtres, les hauteurs vertigineuses, puis plus rien. Rien d’autre que du blanc de coton à l’infini. J’étais piégé dans un nuage.

Le vieillard savoura une nouvelle gorgée. Il était parfaitement au fait de l’effet de suspense qu’il créait et se délectait de la trogne figée d’incrédulité de son maigre auditoire. Il attendit… attendit encore un peu. S’éclaircit la voix. Attendit encore. Puis reprit :

— Je pense que je devais être le premier humain à visiter un nuage. D’ailleurs, il est fort peu probable que quelqu’un d’autre ait réitéré l’exploit ! Ça avait l’air si doux, mais à l’étroit dans ma prison de savon, je ne pouvais effleurer le coussin immaculé qui m’enserrait. Cependant, après plusieurs heures à voltiger de la sorte, ma bulle rencontra un obstacle solide contre lequel elle rebondit. Puis un autre. Et enfin un troisième qui fit éclater ma cellule. Paf ! Je crus tomber et dégringoler tout ce que ma courageuse bulle de savon avait gravi, mais en fait je tenais debout dans ce nuage comme sur un plancher. C’était inespéré !

» Je me souviens que la peur s'évanouit rapidement, car ma curiosité la poussa dehors à grand coup de pied au derrière. J’étais dans un nuage, par Mythrécen ! Seulement, tout autour de moi était couvert de blanc. Rien que du blanc et aucun relief que mes yeux ne purent accrocher. Rapidement, mes sens se trouvèrent égarés. Je ne pouvais toucher ce que je voyais ni sentir ou goûter. J’avançais à tâtons dans un brouillard intangible. Je fis un pas, puis un autre, toujours aussi hésitant, puis un troisième, un quatr…

Le conteur s’interrompit. Son effet durait trop en longueur, il lui fallait abréger. Mais contrairement à ce qu’il avait affirmé plus tôt, ses souvenirs se mélangeaient un peu à ce moment de l’histoire. Il secoua la tête, cligna plusieurs fois des yeux et embraya :

— … jusqu’à ce que j’arrive dans un endroit que les mots auraient peine à décrire. Je ne sais pas… mh, disons… imagine un immense atelier de bois, une fabrique à jouet. Une salle si grande que tu ne pourrais pas en distinguer le fond ni le plafond. Eh bien plus grand encore ! Et remplie de toutes sortes d’outils étranges aux formes que rien dans notre langue ou une autre ne pourrait décrire. Devant chacun de ses outils, de tout petits êtres s’affairaient à tailler… des paillettes de glace.

» J’étais arrivé au centre du nuage, où ces créatures sculptaient scrupuleusement des milliards...de milliards de milliards de flocons.

» Bien entendu, mon apparition soudaine ne passa pas inaperçue. Une demi-douzaine de ces êtres approchaient de moi tandis que ma pauvre petite tête essayait de comprendre ce qu’il se passait. Comme ils étaient curieux ! D’ailleurs, les minutes qui suivirent furent placées sous le signe de la curiosité. Ils me posèrent une averse de questions dans une langue que je ne connaissais pas, mais qui sonnait comme le vent dans les feuilles d’automne. Et moi je les interrogeais à toute allure, pourtant bien conscient qu’ils ne me comprenaient pas plus qu’à l’inverse. Ils étaient rigolos.

» Leur corps ressemble au notre, tu sais : ils ont deux bras deux jambes, un cou surmonté d’une toute petite tête ronde. Mais leur cou à eux est presque aussi grand que leurs jambes, et leurs jambes sont pareilles à leur bras. Ils ressemblent à des étoiles à cinq branches.

» Finalement, une autre de ces créatures s’est avancée vers moi. Elle portait un bonnet rouge et dépassait les autres (et moi-même) d’une bonne tête. Je devinai qu’il s’agissait d’un chef. Et celui-ci connaissait notre langue ! Il me souhaita la bienvenue et m’invita à passer dans un autre endroit du nuage afin de laisser la myriade de petits ouvriers tailler leurs flocons.

» Nous sommes dans une panade monstre, cher invité, me dit-il. Puis il m’expliqua que toute sa troupe et lui étaient en retard. Le printemps arrivait à grands pas, pourtant ils ne parvenaient pas à convaincre Giboulée de provoquer la Chute sur le Mondenba.

Le vieil homme fixa d’un regard oblique l’enfant. Il cherchait à vérifier si celui-ci écoutait toujours, mais non seulement son attention était totale, mais sur le visage chérubin, se lisaient des traits de frustrations. Il attendait la suite. Il l’attendait presque autant que son conteur.

— Giboulée, la Chute, Mondenba. Je crus un instant qu’il avait recommencé à parler dans sa langue natale. Mais bien vite il m’expliqua : Tu ne peux pas être là par hasard, habitant du Mondenba (je compris alors qu’il parlait du plancher des vaches d’où je venais !), il faut que tu nous aides. Il le faut puisque c’est aussi ta seule chance de rejoindre ton monde.

» Bien sûr, moi j’étais ravi de pouvoir aider ces petits êtres, mais comment ? Je ne savais ce qu’il attendait de moi. Alors il me prit par la manche et m’amena dans les strates les plus basses du nuage. Et là, sur un plancher quasi transparent à travers lequel je pouvais apercevoir le Mondenba, je me retrouvai nez à nez avec un serpent gigantesque. Et gigantesque, il l’aurait tout autant été si j’avais eu ma taille normale ! Mon cœur rata un… non, DEUX battements, au moins ! Diantre que je craignais d’être dévoré tout cru ! Mais mon guide, lui, gardait son calme, et c’est ce qui m’empêcha de m’enfuir à toutes jambes. Le serpent glissa sur son sol pubescent et s’approcha de nous en sifflant avant de se présenter d’une voix assibilante. Giboulée, c’était lui. C’était son nom.

» Mais si tu penses, mon garçon, qu’un serpent géant dans les nues c’est déjà quelque chose d’incroyable, laisse-moi te le décrire en détail ! Car tandis qu’il s’avançait vers nous, il avait déplié son long corps et j’avais pu y remarquer quelque chose d’incroyable. Du cou jusqu’au bout de la queue, des milliers, peut-être des millions de petits trous ponctuaient son ventre et ses flancs ! Et pas n’importe quels trous : ils avaient tous la forme de flocons de neige.

» Nous étions donc là, tous les trois, perchés à des centaines de mètres dans le ciel, et le chef des sculpteurs de flocons m’expliqua leur souci : lors d’un orage de fin d’automne, la femme de Giboulée, l’amour de sa vie, son âme sœur, avait chu. Tombée dans le Mondenba. Depuis, Giboulée se retrouvait seul et n’avait plus d’appétit. Or c’est en mangeant les flocons que celui-ci provoquait la Chute ! Une Chute de neige ! Tous les flocons valides passaient par les trous de Giboulée et tombaient sur nos têtes tandis que les malformés et les erreurs étaient digérés et nourrissaient le reptile ! Il y avait, là-haut, perdu dans ces montagnes de coton, une symbiose parfaite dont nous ignorons tout !

» Mais pour le moment, j’étais face à une situation des plus compliquée. Giboulée refusait de manger. Il refusait de provoquer la Chute, empêchant les sculpteurs de terminer la saison, et me privant de mon seul moyen de retour.

» Alors j’eus une idée. Je sortis d’une petite poche de mon veston, une fleur séchée. Un reliquat, un souvenir de ma vie passée à Satorial. Un ultime legs de mon père. Une gentiane blanche.

Un sourire tendre barrait le visage du vieillard dont le regard se perdait dans le fond de sa tasse maintenant vide. Il aurait préféré les masquer, mais des larmes discrètes perlaient aux coins de ses yeux. Et même si ceux de son auditoire restaient secs, ils brillaient d’intensité.

L’homme se leva péniblement attrapa son étrange instrument et vint s’asseoir à côté de l‘enfant. Il ne prit même pas la peine de l’accorder et se mit à jouer un air aerien. Dessus, il y posa sa voix avec une délicatesse vaporeuse :

Vous savez, Giboulée, mon père m’a un jour raconté une histoire formidable.

L’histoire de cette petite fleur qu’il trouvait chaque fois au même endroit, intarissable.

À travers cette fleur, il m’a expliqué, comme elle, qu’il allait un jour disparaître.

Que lorsque la vie claque une porte, il faut passer par la fenêtre.

Il m’a appris à ne pas m’arrêter là ou le voyage des autres s’éteint.

Lorsqu’une fleur se meurt, une autre vient à renaître ailleurs, sans fin.

Quand on termine quelque chose ici, il est temps de commencer autre chose là-bas.

Alors faites comme moi, terminez la saison par la Chute, renvoyez-moi chez-moi.

Et lorsque vous aurez mis un point à cette histoire, partez chercher votre aimée.

Dans le Mondenba ou ailleurs, je suis sûr que vous la retrouverez.

Le musicien reposa son instrument. Son père lui avait appris à jouer et il n’y avait que de cette manière qu’il pouvait l’évoquer sans sanglot, même après toutes ces années. Il toussota avant de reprendre.

— Le serpent m’a longuement regardé, ses yeux aux pupilles verticales rougies par les larmes. Il renifla une fois. Détailla la fleur que je tendais toujours. Renifla une seconde fois, puis s’ébroua.

» Mon compagnon au bonnet rouge me fit alors comprendre que Giboulée acceptait. Qu’il n’abandonnerait pas les petits sculpteurs avant la Chute. Mais une fois rassasié, il partirait chercher Première-neige, son aimée.

» Immédiatement s’en suivit un manège insoupçonné. Le chef des sculpteurs disparut derrière un voile de nuage et s’en alla appeler les siens. Ils formèrent une chaîne formidable et, sans relâche, nourrirent le fabuleux serpent. Les flocons s’amoncelaient dans la gueule béante du reptile,avant que les plus beaux d'entre-eux ne soient explusés de son bidon, vers le paysage abstrait en contrebas. Je pouvais les voir tomber, danser, virevolter vers le Mondenba.

» Il neigeait.

» Après plusieurs heures absorbé par ce spectacle hypnotisant, une main délicate se posa sur mon épaule. Lorsque je me retournai, ce fut pour apercevoir mon ami au bonnet rouge me désigner un flocon un peu spécial.

» Déjà, il était magnifique. D’une perfection absolue. Mais en plus, en son centre, un minuscule siège y avait été sculpté. Un siège pour moi, à ma taille. Pour me permettre de rentrer.

» J’eus à peine le temps de m’y installer, que Giboulée me dévora tout cru ! Seulement pour ressortir quelques instants plus tard par l’un des trous. D’un geste de la main, je saluai ces petits êtres qui me répondirent sans rompre la valse continue des flocons. Des adieux brefs mais sincères, crois-moi !

» Tu sais, mon garçon, j’ignore encore combien de temps je suis resté perché là-haut, mais il me semble qu’il faisait encore nuit quand je suis retombé. Sitôt que mon étrange monture se posa délicatement sur le sol, je crois que je m'endormi. Et lorsque, au petit jour, j’ouvris les yeux, je pus contempler un environnement familier. J’étais allongé dans une cabane abandonnée et ma taille était redevenue celle que j’avais en partant de Satorial. Une chose, cependant, avait changé : tout autour de moi s'était paré d’un fin manteau blanc. Il avait neigé.

» Je passai les quelques jours suivants à errer sur la route du sud, en me demandant si j’avais rêvé toute cette histoire. Mais là, au milieu des champs de blé, le lendemain d’un orage violent comme pas possible, sais-tu ce que j’ai vu, mon garçon ?

— Non, monsieur.

— Je suis persuadé avoir vu un immense serpent à trous détaller sur mon chemin.

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