2. AUTRES CONCEPTS ET VISIONS OPPOSEES

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2.1 – Santé - maladie

Nous vivons dans une société de plus en plus soumise à « l’utopie de la santé parfaite » selon l’expression de Lucien Sfez. Cela signifie que le désir de na pas mourir, et plus encore celui de rester en bonne santé jusqu’à l’heure de la mort, se chargent désormais pour chacun d’un poids d’obligation » écrit l’historien Denis Pelletier.

La science, la politique et les médias oeuvrent dans ce même élan. La recherche médicale, génétique, les politiques de prévention sanitaire, et toute une panoplie de méthodes sans cesse remises au goût du jour : sport, régime, relaxation, techniques de développement personnel, coaching … nous indiquent comment rester en bonne santé.

La santé est assimilée à l’image de la jeunesse, du dynamisme et du bien être.

Maladie, vieillesse et altération du corps, devenus signes d’indignité, sont écartées pour laisser place au désir croissant, nous disent les sondages, d’autonomie suprême : choisir le moment de sa mort en de telles circonstances.


Pourtant, certains auteurs nous donnent à penser différemment.


G. Canguilhem définit la santé et la maladie comme « l’expérience humaine de valeurs opposées.»

Il défend l’idée que la maladie n’est pas de l’ordre de l’anormal ou de l’absence de norme mais qu’elle constitue elle-même une norme.

La guérison n’est pas le retour à l’état antérieur.

La santé absolue n’existe pas car la maladie fait partie des composantes de la vie. On peut souhaiter la vaincre mais on ne peut totalement l’éradiquer des données du vivant.

De ce fait, la vie apparaît comme l’ensemble des processus que le vivant met en œuvre pour résister en s’adaptant à des conditions elles-mêmes changeantes.

Dans cette perspective, la santé ne se limite pas au bon état de l’organisme mais constitue le plein épanouissement de l’individu dans une capacité de dépassement continuel des normes existantes.

Dans cette conception, soigner n’est pas moindre que guérir, mieux vivre n’est pas moins valorisant qu’être guéri.

Mais est-il possible que les soignants puissent partager ces conceptions avec les patients ?

2.2 - La relation soignant – soigné

La relation soignant – soigné est souvent placée sous la vision de l’asymétrie par toute une série de comparaisons : malade / bien portant, l’un est debout / l’autre couché ou assis, l’un est en pyjama / l’autre en blouse blanche, l’un agit / l’autre subit… cette asymétrie permanente mettrait le pouvoir du côté du soignant et la vulnérabilité du côté du patient.

Ces observations ne sont néanmoins pas suffisantes pour affirmer qu’un tel rapport de force détermine les relations entre le patient et les soignants.

E. Lévinas et P. Ricoeur proposent de penser la relation non pas à partir du pouvoir mais à partir de la vulnérabilité et non plus à partir de la comparaison mais de la réciprocité.

Pour E. Levinas, c’est le plus vulnérable qui a le pouvoir sur le plus autonome, « autorité désarmée mais impérative». Le « visage » convoque la responsabilité d’autrui. Ce n’est ni son savoir, ni son pouvoir qui fait agir le soignant. Il ne s’agit pas de répondre de quelque chose mais de répondre à quelqu’un.

Il dit aussi que « le visage » est la transcendance d’autrui, signifiant le caractère insaisissable, et la part irréductible de l’autre. Cette part irréductible marque ici les limites de l’empathie : on ne peut jamais totalement se mettre à la place de l’autre. Guider nos actions uniquement à partir de ce sentiment serait imposer notre propre décision.

Le dialogue prend alors toute son importance : « Le préalable à toute compréhension authentique, c’est de chiffonner l’image que l’on possède de l’autre. Dialoguer c’est, au-delà des discours convenus et des paroles oiseuses, participer de l’intimité de l’autre, une intimité qui n’est ni la nôtre, ni celle de n’importe qui » .


Pour P. Ricoeur, la reconnaissance d’une commune vulnérabilité rend possible une plus grande réciprocité. Ce qui est commun au soignant et au patient c’est la capacité d’être affecté par ce qui est extérieur à nous. Nous reconnaissons dans la vulnérabilité de l’autre, notre propre vulnérabilité.

Cette reconnaissance mène à la sollicitude, c’est-à-dire crée un espace de réciprocité où le donner est égal au recevoir.

Le sujet le plus fragile donne au sujet soignant d’accéder à sa capacité de recevoir.

La vulnérabilité du malade est donc aussi révélatrice des capacités du soignant. Elle n’est plus synonyme d’impuissance ou d’échec.


2. 3 - Corps objet – Corps sujet

Concrètement, un objet est une chose solide ayant unité et indépendance.

Abstraitement : ce qui se présente à la pensée, à un sentiment. Opposé au « sujet » qui pense.

On remarque qu’objet et sujet sont opposés dans le corps mais ne cohabitent pas l’un sans l’autre.

« Le corps ne devient le corps propre qu’à travers l’échange de paroles » souligne Jean Christophe Weber. On peut remarquer que c’est précisément lorsque la parole est absente ou inappropriée qu’une situation est vécue comme blessante : le brancardier qui transporte les patients sans leur adresser la parole ou se soucier de leur confort, les propos familiers décalés, la toilette qui s’effectue sans échange verbal, …. Par ces comportements, le sujet alors exproprié de son corps, est nié.

Considérer le corps en tant qu’objet peut être synonyme de mépris.

Pourtant quotidiennement, nous modifions le corps que la nature nous a donné : coiffure, parfum, épilation maquillage, musculature, bijoux, tatouage… Nous le rendons objet de désir et lorsque nous effectuons ces gestes, nous ne nous sentons aucunement humilié ou honteux.

Au cours d’un acte médical, le médecin peut être amené à effectuer des gestes précis qui réclament une certaine concentration : pratiquer une intervention chirurgicale, effectuer un pansement complexe, calculer les paramètres d’un traitement... Dans ces moments, le corps est objet avant tout…., objet d’attention, de réflexion, … ce qui est plutôt rassurant et n’a rien de blessant non plus.

Autre situation, lorsque l’examen clinique porte sur les organes génitaux. Le sujet est volontairement distancé du corps examiné, condition pour apaiser la gêne qui naît de cette situation particulière.

« Objet » et « sujet » peuvent donc aussi cohabiter à distance sans dysharmonie.

Inversement, Descartes dans la Sixième Méditation souligne l’union du corps « que je ne suis pas seulement logé dans mon corps comme un pilote dans son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui » . Cette citation m’évoque le récit d’un patient qui consulte à distance de ses traitements pour une plainte douloureuse pour laquelle les examens n’identifient aucune étiologie. L’expression « vous n’avez rien » peut s’avérer maladroite. Pour le médecin, cette phrase confirme la rémission mais pour le patient, faire « un seul tout » avec la douleur peut devenir insupportable alors même qu’il est dit guéri.


Nathalie Choudan fait remarquer que le corps n’a pas de transparence :

« Les progrès de l’imagerie médicale et la naïveté qui les accompagne tendraient à faire oublier qu’il n’y a pas de transparence possible du corps ni pour soi ni pour quiconque l’observe et l’ausculte. Le « corps qui a lieu » dans la consultation, celui que doit appréhender le médecin, n’est pas celui sur lequel portent ses connaissances. »

L’expression « le corps qui a lieu » signifie qu’il est l’expérience. Il n’est semblable à aucun autre corps.

Cette remarque me rappelle l’histoire d’une autre patiente qui, malgré une atteinte métastatique avancée, restait autonome et sans altération corporelle marquée. La prescription de puissants antalgiques pourtant nécessaire semblait disproportionnée et suscitait à chaque fois la surprise et l’interrogation des soignants qui la recevaient, tant l’aspect corporel ne semblait signifier l’atteinte.


Objet/sujet, divisé ou uni, visible ou opaque, le corps reste difficile à appréhender pour le médecin et le soignant qui doivent considérer tour à tour ces oppositions pour dispenser leurs soins.

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