Enored I (1)

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Les collines qui entouraient Lutece étaient rases et sèches, brûlées par un été caniculaire et une guerre qui s’était déclarée deux ans auparavant. Les villages étaient désertés, les champs abandonnés. Rien ne se dressait entre la ville fortifiée et les milliers d’hommes qui traversaient les collines sous la bannière du Soleil Noir.

Enored lança sa monture au galop d’un coup de talon. Ses cheveux, qu’il portait longs à la façon des peuples barbares, flottaient en cascades de boucles brunes. Il était un des rares cavaliers solitaires du convoi et dépassa aisément les colonnes de soldats qui avançaient au rythme solennel des tambours de guerre. Démontrant la discipline exemplaire qui caractérisait l’armée Galatéenne, les légionnaires avançaient comme un seul homme, leurs lances calées contre leurs flancs et leurs armures rutilant sous le soleil. Même la chaleur étouffante et l’épaisse poussière âcre que soulevait chacun de leurs pas ne ralentissaient pas leur rythme. Chaque légion était menée par un officier à cheval. Les plastrons de leurs cuirasses étaient bardés de médailles rutilantes. Plus on avançait vers l’avant du convoi, plus elles étaient nombreuses.
Bien que Enored soit d’un rang infiniment supérieur à eux, il n'arborait aucune médaille. Son armure de légionnaire ne différait en rien de celle d’un simple soldat et, même si elle était bien entretenue, elle n’était plus de première jeunesse. Le seul objet de valeur en sa possession était une ceinture de cuir décorée de rivets dorés. Contrairement à celles des autres légionnaires, la boucle ne représentait pas le Soleil impérial, mais un croissant de lune. Un poignard et un glaive pendaient à sa droite et il portait à sa gauche sa hache de Licteur.

Le jeune homme rejoignit la tête de cette formidable procession, où il trouva ses deux personnages les plus distingués. Le général Agius Atioskis et la Hiérophantide Sophia Theodorakis chevauchaient de concert, affichant une expression à la fois victorieuse et digne. L’un était le plus haut gradé de l’armée impériale et le chef de cette campagne victorieuse. Les deux années de constantes victoires militaires pouvaient lui être attribuées. Cet homme à la stature imposante et sèche comptait tant de médailles qu’elles ne tenaient pas toutes sur son plastron et qu’on avait dû les accrocher aux parures de son cheval. L’autre était la représentante du clergé impérial, entièrement drapée de noir et d’argent. Malgré la chaleur étouffante, aucune parcelle de son corps n’était visible. Quand bien même aurait-elle été incommodée par son costume ecclésiastique, le masque d’argent qui couvrait tout son visage ne laissait transparaître aucune émotion. Bien qu’il l’ait côtoyé pendant deux ans, Enored n’avait pas la moindre idée d’à quoi elle pouvait bien ressembler. Sa voix glaciale et feutrée semblait sans âge, toujours murmurante et pourtant parfaitement audible.
Ils étaient entourés d’une cohorte de gardes du corps qui s’écartèrent sur le passage du nouveau venu. Certains le gratifièrent d’un regard mauvais auquel il ne répondit pas. Sa mobilité de mouvement tranchait avec l’organisation inflexible des soldats autour de lui. Les légionnaires ne l’appréciaient guère pour la plupart.
Agius vit arriver Enored de loin, mais ne lui adresse qu’un signe de tête guindé. Les deux hommes ne s’entendaient pas. Par son rang de Licteur de l’Impératrice, Enored bénéficiait d’un statut unique dans l'administration martiale. Il pouvait aller où bon lui semblait, n’obéissait qu’à l’Impératrice et en son absence, il était pleinement maître de ses décisions. D’un rang théoriquement égal à celui du général, sa proximité avec le pouvoir le rendait dangereux aux yeux des officiers. Ils s’imaginaient qu’une lettre de sa part pouvait faire basculer une brillante carrière dans l’oubli total. Les nombreuses rumeurs qui couraient au sujet de sa relation avec la Basileia Irène n'arrangeaient rien. Les officiers se méfiaient de lui, les soldats le voyaient comme un nanti là par népotisme et le clergé n’accordait aucune confiance à barbare qui ne s’était converti que très récemment. Il n’avait sa place nulle part, mais tous devaient composer avec sa présence. C’était un sentiment auquel Enored était habitué.
Un frisson parcourut sa nuque. Sophia avait tourné son visage sans expression vers lui. Ses yeux étaient dissimulés par un fin grillage, comme deux puits sans fonds. Alors qu’il avait précédemment ignoré la politesse d’Agius, Enored se fendit d’un salut bref envers la prêtresse. Il était loin d’être religieux, bien au contraire, mais il s’inclinait devant l’autorité des prêtres du Soleil Noir. C’était moins par respect que par instinct de survie. Il savait de quoi étaient capables les thaumaturges, ces mages impériaux. Même s’il n’avait jamais vu la prêtresse user de ses pouvoirs pendant la guerre, on n’arrivait pas à son poste sans un immense talent magique.

« Le Loup de Kerwenn nous fait enfin grâce de sa présence ? chuchota une voix aux creux de son oreille.

Toutes ses forces furent nécessaires pour qu’il retienne un sursaut de dégout. Sophia n’avait pas bougé de son cheval, mais il l’avait entendu comme si elle eut été installée à l’arrière de sa selle.

— Votre maîtresse doit se réjouir de votre retour imminent. »

Il y avait dans sa voix une médisance subtile qui donnait au mot maîtresse un sens à double tranchant.

Foutu mage, songea Enored en allant se placer à côté d’Agius. Il ignora Sophia, préférant se concentrer sur leur destination. Au bout de la route, les portes de Lutece étaient grandes ouvertes.

Cela faisait plusieurs jours qu'ils marchaient à travers une province déserte. Les paysans de la région avaient quitté leurs hameaux pour venir se réfugier derrière les murailles, terrifiés par cette armée venue du sud qu’on disait invincible. Leur peur n'était pas mal placée. En un an, l'armée de Galata avait débarqué sur les côtes de Havreport et avait conquis les deux pays sans la moindre difficulté. Personne n'avait eu le temps de s'organiser pour contrer l'avancée de la légion, qui avait méthodiquement pris tous les lieux stratégiques de la contrée. Villages, villes, places fortes étaient tombés aux mains de l'envahisseur qui avait coupé toutes possibilités de ravitaillement. Après avoir vainement attendu l’aide des Royaumes du Nord ou des Marches de l’Est, les villes avaient cédées les unes après les autres. Une sage décision aux yeux d'Enored, qui voyait en toute tentative de résistance la marque de l’idiotie ou de l'orgueil. . Constatant que les villes qui s’étaient rendus à l’Empire étaient épargnées par les pillages et que la plupart des seigneurs avaient eu la vie sauve, le Seigneur de Lutece avait fait parvenir une missive à Agius pour lui annoncer sa capitulation. Le son des cloches de Lutece, qui ne cessait de sonner depuis que les premiers légionnaires avaient été aperçus depuis les remparts, annonçait la fin de la guerre.
La nouvelle avait été accueillie avec joie par tous les légionnaires, Enored le premier. Maintenant que les Marches de l’Ouest étaient sous contrôle impérial, il ne rêvait que d’une chose : Un bateau en partance pour Galata. Même si la campagne avait été un exploit de rapidité, car il n’est pas aisé de conquérir deux pays en deux ans, il en avait détesté chaque jour. Habituellement grand amateur de voyage, il aimait parcourir l’Empire seul, pas entouré d’un millier de légionnaires pataugeant dans la boue. Agius et les autres commandants resteraient encore quelques mois pour pacifier la région et mettre en place les fondations d’une administration locale avant de rentrer, mais les talents d’Enored étaient inutiles pour ça.
A vrai dire, il n’avait pas beaucoup contribué à la victoire, si ce n’est en assistant à des conseils militaires barbants et en dormant dans une tente humide pleine de pucerons. A part pour asticoter Agius, il n’avait pas dit un mot de toutes ces réunions.Ses talents s’exprimaient mal dans le cadre strict et cérémonieux d’une conquête martiale. On l’avait aussi tenu loin des champs de batailles car personne n’avait envie d’être celui qui annoncerait à l’Impératrice que son confident avait péri au combat.
Son retour imminent dessinait une petite fossette sur son menton glabre, alors qu’Agius, Sophia et lui passèrent les portes de Lutece.
Le spectacle qui s’offrait à eux était quelque peu sinistre, mais attendu. Une foule aux visages las et résignés les attendait. Des hommes en armes étaient présents, mais leurs attitudes étaient parfaitement soumises. Leurs épées sagement rentrées dans leurs fourreaux, ils formaient un cortège immobile pour s’assurer que personne ne tente quelconque acte de résistance. Partout où Enored posait son regard, il voyait des yeux ternes et des joues creusées par la faim. L’année précédente, les récoltes avaient été mauvaises et au moment de l’invasion, les greniers étaient tous vides. On comptait surtout des hommes dans ce public morne. Leurs épouses et leurs enfants étaient probablement barricadés chez eux, craignant d’être les victimes collatérales des saccages qui accompagnaient souvent les victoires. Heureusement pour eux, Agius avait promis la paix pour ceux qui s’agenouilleraient sans conditions, et il tiendrait parole. Soucieux d’éviter un bain de sang qui entraînerait forcément des soulèvements populaires, le général s’était posé en protecteur des peuples barbares conquis. Il avait tenu son armée dans la mesure du possible.
Les brigades se répandirent dans la ville les unes après les autres, saisissant les lieux d’importance de la ville : les postes de gardes, les armureries, les guets, les lieux de cultes…Tout ceci se fit dans un calme relatif. Quelques poches de résistances fleurirent ça et là, mais elles étaient si anecdotiques que l’histoire retiendra seulement une ville tombée dans effusion de sang.
Malgré la docilité du peuple conquis, Enored observait tout autour de lui avec une grande attention. Cette dernière année avait fortement éprouvée Lutèce, dont les maisons étaient abîmées, les rues pleines de chiens errants et d'éclopés. Une lassitude crasse collait à la peau de ses habitants. Alors que la procession longeait ce qui devait être la place centrale de la capitale, il remarqua un immense entassement en son centre. Quelques personnes plaçaient des fagots de pailles autours de ce qui semblait être un futur autodafé.

« Qu’est ce que c’est ? demanda Agius qui l’avait aperçu aussi.

Enored, qui avait de meilleurs yeux que lui, vit des statues, des tentures, quelques poteries, des livres et des parchemins. Des souvenirs lui revinrent.

— Leurs idoles, répondit-il en détournant les yeux. Ils ont préparé notre arrivée.

Agius hocha la tête, visiblement satisfait de cette marque d'obéissance.

— Leurs coeurs est prêt à accueillir le Soleil Noir, dit Sophia dont la voix habituellement égale vibrait d’une joie à peine contenue.

— Leurs cœurs n’a surtout pas envie de finir sur une pique, répondit Enored. Ils vont brûler leurs objets sacrés par peur, pas par conviction.

Sophia souriait sous son masque, il en était persuadé. Et même s’il n’avait jamais vu son visage, il savait aussi qu’il n’y avait aucune beauté dans ce sourire.

— La peur n’est que la première étape. Elle est nécessaire pour mener le troupeau là où le berger le veut. Ce n’est qu’après avoir souffert qu’il est récompensé de sa docilité. »

Enored doutait de la pertinence d’une telle métaphore et les sourcils vaguement haussés du général lui indiquaient qu’il pensait la même chose, mais aucun des deux hommes ne répondit quoi que ce soit.
Leur avancée lente, qui tenait plus de la démonstration de force, s’acheva devant le château de Lutece. A ce moment-là, les armées de Galata avaient pris le contrôle total de la ville.

Un homme attendait sur le parvis du château. L’anneau doré qui ceignait son front le présentait comme le Seigneur de Lutèce, mais il tenait plus du maccabee que du vivant. Il était pâle, montrait des séquelles de la Peste Blanche sur les bras et le cou, et ses yeux encaissés au fond de ses orbites sombres étaient comme hantés par le chagrin. Enored savait qu’il avait perdu une fille pendant les combats.
Le reste de ses enfants se tenaient en arrière, aux côtés d’une femme qui devait être leur mère. Elle arborait la même expression consternée que son époux, gardant sa progéniture près d’elle. Derrière eux, toute une ribambelle de nobles, d’intendants et de dignitaires locaux échangeaient des messes basses. Mêmes s’ils présentaient une mine grave, ils ne semblaient pas partager l’abattement dont Enored avait été témoin jusque-là. Au contraire, certains se lançaient des regards entendus plutôt satisfaits.
Le seigneur s’avança vers eux, seul, et s’arrêta à quelques mètres d’eux. Comme ni Agius ni Sophia ne descendaient de leurs chevaux, Enored les imita. Quelques lourdes secondes se passèrent, avant que le Seigneur ne tire son épée. Son geste n’avait rien de menaçant et les gardes du corps ne réagirent pas. L’homme mit un genoux à terre et déposa son arme sur le sol.

« Lutèce est à vous »

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