Enored I (2)

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Et ainsi Bayrouge tombait aux mains de Galata, rejoignant la centaine de royaumes, cités et autres états qui avaient accepté sa domination de l’Empereur-Dieu. Par-delà les marches de l’Ouest, de la Péninsule et de l'Archipel, on célébrerait cette nouvelle victoire du Soleil Noir. Des milliers de cierges illumineraient la capitale en l’honneur de l’Empereur et de sa femme.

Agius mit pied à terre et alla tendre une main charitable vers son ennemi vaincu. Celui-ci l’accepta et quand il fut relevé, les deux hommes commencèrent à parler. Il était maintenant l’heure des formalités, de la diplomatie et des négociations. Alors que scribes et légistes se mettaient en branle pour préparer les traités de paix, Enored jugea inutile de faire acte de présence. Avec la discrétion qui le caractérisait si bien, il s'éclipsa pour aller se mêler aux autres légionnaires qui s’affairaient. Il se promena un peu, toujours en restant dans la périphérie des troupes Galatéennes. Même si la ville était vaincue, il aurait été imprudent de s’y aventurer seul. Il ne revint dans le giron d’Agius et Sophia qu’à l’approche du crépuscule. Une foule dense s’était rassemblée près du temple de Péona. La déesse de l’aurore et du crépuscule était jusqu’alors la patronne de cette ville. On comptait presque l’ensemble de la population citadine amassée dans les rues et aux fenêtres pour observer le spectacle qui s’y tenait. Si elle n’avait pas été engourdie par cette terrible lassitude, un tel nombre aurait été terrifiant. Le parvis du temple allait accueillir l’étape la plus importante de la conquête. Enored, Agius, Sophia et le seigneur de Lutèce se dressaient sur les plus hautes marches. Ils étaient accompagnés des officiers impériaux les plus hauts gradés, mais également de la bourgeoisie locale. Durant ses pérégrinations précédentes, Enored avait cru comprendre que c’étaient eux qui avaient convaincu leur sire de déposer les armes. Ils se félicitaient maintenant de leur décision et attendaient avec impatience que la paix soit signée. Pour les remercier de leurs efforts pacifistes, l’Empereur les avait récompensés avec des traités commerciaux très avantageux. En dessous d’eux, des clercs du Soleil Noir préparaient une cérémonie de la plus haute importance pour le nouveau destin de Bayrouge. La conversion de son dirigeant. Le Seigneur, sa femme et leurs enfants allaient abjurer leurs anciens dieux et embrasser le Soleil Noir comme leur nouveau maître suprème. Et ainsi, par extension, jurer loyauté à l’Empereur qui était son incarnation sur terre. Une fois cela fait, toutes pratiques païennes seraient punies de mort. Ils avaient installé un autel sacrificiel au pied des marches et allumées multitudes de bougies. La grande Hiérophantide s’était changée pour l’occasion, troquant sa tenue de voyage pour une tenue liturgique des plus majestueuse. Sa longue robe noire aux mangues larges était surmontée d’une chasuble aux motifs solaires intriqués, brodée d’argent et décorée de perles sombres. Un rubis incandescent brillait à son cou, enchâssé dans une parure délicatement ouvragée. Elle dominait la foule sans effort et lorsque fut venu le moment de commencer la cérémonie, elle imposa le silence d’un simple geste de la main. Il émanait de cette femme une sombre présence, comme une force invisible qui étouffait en elle toutes tentatives de résister à son pouvoir. Même les spectateurs les plus éloignés pouvait ressentir cette aura glaciale, en témoignait un soubresaut général qui précéda un silence complet. Enored, qui avait souvent assisté à de telles scènes, connaissait la suite par cœur. Ses lèvres bougèrent d'elles même, alors que la voix de Sophia s’élevait dans les airs.

« Les écritures sacrées nous enseignent qu’au commencement du monde, il n’y avait rien que l’ombre et la lumière. La matière et le vide. La musique et le silence. Puis vint le Soleil Noir, l’incarnation de tout. Il était la création et la destruction, la source de la vie et l’ombre de sa fin.

Tandis qu’elle parlait, la foule se mettait en mouvement pour laisser passer une procession de clercs et de soldats. Les religieux tenaient des encensoirs au bouts de chaînes qu’ils faisaient doucement balancer d’avant en arrière, au rythme de prière murmurés sous leurs masques. Ils étaient suivis par des militaires qu’Enored connaissait de vue. C’était des hommes et des femmes qui s’étaient démarqués par leurs courages ou leurs talents martiaux durant la guerre. Ils avaient ainsi l’immense privilège de participer à la procession, chargés de mener un taureau jusqu’au sacrifice. La bête, sélectionnée pour sa taille et sa puissance, piaffait et menaçait d'encorner ses gardiens s’ils se montraient imprudents. Il la menait à l’aide de grosses chaînes malgré sa résistance. Mais la fureur du bovin semblait diminuer à mesure qu’elle approchait du parvis. Ses coups de tête devinrent moins appuyés et ses pas plus réguliers. Elle baissait la tête, comme si elle était lourde à porter. Lorsqu’elle atteint le parvis, ses gardiens n’avaient presque plus besoin de la diriger. C’est une bête parfaitement docile qui vint se laisser tomber au pied des marches. Sophia la rejoignit d’un pas lent qui soulevait à peine sa longue robe. Elle laissa glisser une main gantée de cuir pourpre sur son encolure tandis que de l’autre main, elle faisait signe au Seigneur de la rejoindre. Celui-ci eut un moment d’indécision, visiblement mal à l’aise, avant de serrer la mâchoire et de descendre les marches à son tour. — Pendant des siècles, les peuples de la Terre vénèrent le Soleil Noir sous l’égide des prêtresses de Nabha. Nitocris, leur reine, première Thaumaturge, fit construire le palais de Galata en l’honneur de l’astre sombre. Sous son éclat, les prêtresses régnèrent sur le monde. Mais Nitocris, mortelle malgré sa grandeur, finit par mourir et avec sa fin commençait celle d’une ère. De générations en générations, ses filles se détournèrent de ses enseignements. Le fiel vint empoisonner leurs cœurs et leur empire se morcela en centaine de royaumes fratricides.

Sophia tira un glaive de sa ceinture. Son manche et son fourreau était d’un noir si profond qu’il était presque impossible de le remarquer jusque-là.

— Ce fut le temps de la tromperie, et du mensonge. De faux dieux vinrent murmurer à l’oreille des hommes, usant de leurs charmes et de leurs artifices pour gagner leur dévotion. Ces êtres-là, qui se prétendaient les égaux de l’Astre Sombre, n’étaient que de perfides démons et des créatures cruelles. Mais le Soleil Noir n’avait pas abandonné sa progéniture.

Elle leva l’arme au-dessus de sa tête. Le soleil couchant illumina sa lame, comme une flamme incandescente. — Il désigna un mortel parmi tous les autres pour déclamer sa parole. Cyrus était son nom. C’est au coeur du Puit des Éternités que le Soleil Noir lui apparut. Il lui enjoignit de plonger son glaive dans son cœur en sacrifice à son maître. Cyrus, qui connaissait son destin, n’hésita pas. Mais là où un autre aurait trouvé la mort, le Soleil Noir lui offrit l’ascension. Il lui offrit un fragment de sa divinité. Cyrus le reçut avec une infinie douleur, car nulle chaire mortelle ne peut supporter un tel fardeau sans en souffrir, mais avec une dévotion plus infinie encore. Au nom de notre Dieu, il conquit l’Archipel, la Péninsule, les Plaines du Vent, les Marches de l’Est, et aujourd’hui, les Marches de l’Ouest.

Puis elle baissa le glaive et se tourna vers le seigneur de Bayrouge. Elle lui présenta l’arme de ses deux mains, comme si elle lui offrait un cadeau précieux. D’une main tremblante, il s’en saisit. — L’Empereur est la main du Soleil Noir. Il est son flambeau et son bouclier. Il est ses fondations et son épée. Honnore son sacrifice. Que coule le sang en l’honneur de l’Astre Sombre. »

Enored était certain que dans les tréfonds de son cœur trop las pour agir, le Seigneur aurait aimé plonger ce glaive droit dans le torse de Sophia. Et probablement dans celui d’Agius, d’Enored et de tous les dignitaires impériaux qui le soumettaient devant son peuple. Mais il n’y avait plus rien à faire. Comme un serpent qui s’enroule autours de sa proie, Sophia vint poser sa main sur l’épaule du seigneur, de la même façon qu’elle avait caressé le cou de la bête sacrificielle. Puis elle s’éloigna, tendant des mains vers le ciel dans un geste de dévotion. Le soleil se couchait derrière les murailles de Lutèce. Le Seigneur enfonça le glaive dans le corps du taureau. C’était un coup net et précis, qui trancha la chair en quelques secondes. Du sang jailli de la plaie en gerbes pulsantes, éclaboussant le Seigneur et ceux qui se trouvaient près de lui. Enored sentit quelques gouttes écarlates portée par le vent s'écraser sur sa joue mais ne broncha pas. Ce spectacle lui rappelait sa propre confirmation de foi, cinq ans auparavant. Elle ne s’était pas faite en grande pompe, mais dans une tente de commandements aux larges de Kerwenn. L’Empereur-Dieu l’avait béni en personne, en présence de son épouse la Basilea Irène. Enored avait posé un genoux à terre, renié la religion de sa mère avant de baiser la main de l’Empereur et celle de l’impératrice. Une avec dégoût, l’autre avec amour. Un des religieux vint placer un calice contre la plaie du taureau pour en recueillir le sang. Ce n’était que le premier d’une longue liste d’animaux qui seraient sacrifiés jusqu’au levé du jour. Puis il tendit la coupe à Sophia.

« Agenouille toi, dit-elle au Seigneur qui s'exécuta en silence. Reconnais tu le Soleil Noir comme le seul dieu qui règne sur la terre comme sur la mer ?

— Je le reconnais, dit le souverain.

— Reconnais tu l’Empereur Cyrus de Galata comme le prophète du Soleil Noir ?

— Je le reconnais.

— Jures-tu ton allégeance et ta soumission à l’Empereur, ainsi qu’à sa femme l’Impératrice Irène ?

— Je le jure.

— Jures tu de suivre les préceptes du Soleil Noir ?

— Je le jure.

— Renonces-tu aux cultes impies que tu pratiquais autrefois?

— J’y renonce.

— Alors sois béni, toi qui vis sous le regard du Soleil Noir. »

Elle trempa deux doigts dans le sang et traça un cercle rougeâtre sur le front du nouveau converti. Puis, elle enjoignit les autres à approcher. D’abord le seigneur, puis sa femme, leurs enfants et les prélats locaux, tous vinrent recevoir l’onction après avoir abjuré leur foi. Puis on invita la foule à venir aussi, en petit groupe pour ne pas créer d’esclandre. On faisait maintenant venir des dizaines et des dizaines d'autres animaux pour accomplir de nouveaux sacrifices. Enored étira les bras, soulagé que tout ces simagrées prennent fin. La Grande Hiérophante n’allait pas s’amuser à bénir tous les citoyens de Bayrouge, elle allait laisser la place à des chanoines de haut rang qui se chargerait de ça. De même, la présence des grands noms de l’Empire n’était pas requise pour bénir les paysans. Il s’apprêtait à s’éclipser quand la main d’Agius se posa fermement sur son épaule. Il se tourna vers le général, perplexe, et celui-ci lui désigna quelque chose du menton. Levant les yeux, Enored aperçut quelqu’un qui les observait. L’inconnu portait un masque du culte impérial, mais de couleur bronze et ses vêtements, bien que de belle facture, étaient crôtés de boue. D’une main, il tenait un bâton, de l’autre il leur faisait signe de le rejoindre. C’était un héraut impérial, un émissaire chargé de délivrer la volonté de l’Empereur partout dans Galata et au-delà. Compte tenu de l’importance des informations qu’ils transportaient, ces messagers de haut rang étaient de puissants thaumaturges, sélectionnés dans l’élite du clergé. Un sentiment d’angoisse étreignit le cœur d’Enored, comme une main serrée autour de sa gorge. Pourtant, sa présence n’était guère surprenante. Des messagers comme lui avaient fait la navette entre les Marches de l’Ouest et Galata pendant toute la guerre. Ils n’avaient jamais de monture et semblaient se déplacer avec la vitesse du vent. Alors qu’un homme à pied mettrait plus de six mois à voyager entre l'archipel et Bayrouge, trois par bateaux, un Héraut le faisait en à peine deux petites semaines. Tout de même, quelque chose n’allait pas, Enored en était sûr. Son instinct l’avait rarement trahi, aussi c’est animé d’une profonde méfiance qu’il accompagna Agius à la rencontre du nouveau venu. Celui-ci les salua d’un signe de tête respectueux.

« L’Empereur vous salue, dit-il avant de désigner la sacoche qu’il portait en bandoulière. Je viens délivrer un message de sa part. Il nous faut converser en privé.

— Maintenant ? Demanda Agius en jetant un coup d'œil au ciel qui se teintait de nuit. Malgré son âge, le général était toujours vif mais ils avaient passé la journée à chevaucher. La fatigue plissait son front dégarni. L’autre se contenta de tourner vers lui son visage d’acier. Même de prêt, on ne pouvait distinguer ses yeux, dissimulés derrière un fin grillage. — Faites réunir vos généraux. Ce message vous concerne tous. Agius s'exécuta docilement, hélant ses hommes d’une voix tonnante. Aussitôt, trois hommes et une femmes se détachèrent du reste de l’armée pour converger vers eux. Encore une fois, Enored envisagea de filer avant d’être de nouveau interrompu dans sa fuite. — Vous aussi, Enored de Kerwenn. L’Empereur ne vous a pas oublié. » Ces derniers mots, prononcés avec désinvolture, transformèrent son sentiment de malaise en gouffre béant dans sa poitrine. Soudainement, il eut l’impression que même si des milliers de kilomètres les séparaient, le regard de l’Empereur était posé sur lui. Ils quittèrent la place du temple avec le messager, laissant derrière eux la cérémonie se poursuivre. Un choeur de gémissements accompagnait leur sortie, tandis que des centaines de taureaux étaient mis à mort sous un ciel de sang.

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