Chapitre 9

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Hemrik ne pleurait plus depuis un temps qui lui paraissait incertain. Cela faisait-il une éternité ou bien ne s’était-il écoulé qu’un battement de paupière depuis qu’il avait retrouvé et perdu sa sœur ?

Il n’osait pas la regarder, étendue à quelques mètres de lui, les yeux définitivement fermés, son apparence endormie démentie par l’imposante tache pourpre qui tapissait sa tunique. Il préférait laisser son regard se perdre sur la surface tranquille du lac souterrain faiblement éclairée par la lueur de leur unique torche.

Un sanglot lui déchira la poitrine alors que les souvenirs des derniers événements lui revenaient une nouvelle fois en mémoire. Comme tous les autres mineurs, il était devenu moins qu’une ombre. Il avait même perdu le compte des mois et des années, tant les jours se ressemblaient, dans ces galeries obscures. Sa vie d’avant semblait n’avoir été qu’un rêve qui se dissolvait un peu plus à chaque jour qui passait. Le visage de son père s’était évanoui dans sa mémoire, tout comme celui de sa sœur. Il aurait tant donné pour se souvenir de leur rire ! Tant donné pour les revoir au moins une fois…

Lorsque Drya l’avait réveillé, la seule chose qu’il avait voulu faire était de se précipiter dans son quartier, revoir sa rue et passer la porte de sa maison. Sentir l’odeur du feu dans l’âtre et serrer sa famille dans ses bras. Toutefois, depuis tant de temps, il n’était même pas sûr de retrouver son chemin. Alors il s’était tourné vers les galeries, sachant que de toute manière, retourner chez lui en tant que fuyard n’amènerait que malheur sur les siens. Il allait se mettre en route quand il avait entendu les mineurs parler d’une gamine qui le cherchait. Une gamine blonde. Il n’avait pas voulu y croire. Comment sa petite sœur se serait-elle retrouvée là ? Puis il l’avait vue et ne s’était plus posé de questions. Il avait juste profité de l’odeur de ses cheveux et de son petit corps entre ses bras.

Hemrik s’arrêta de penser lorsqu’il revit la flèche enfoncée entre les omoplates de sa sœur.

Un gémissement monta dans son dos. Drya se réveillait. Il l’observa se lever et s’installer près de lui. Il ignorait tout de cette femme, hormis son implication dans le meurtre d’Helmit. Il ne savait même pas pourquoi elle accompagnait sa sœur. Lui-même n’était à présent avec elle que parce que des cris avaient résonné dans la galerie qu’ils devaient emprunter pour sortir de la montagne. Avec une guerrière au bout du rouleau, un jeune homme ravagé de chagrin et la dépouille mortelle de la petite Erdrelienne, aucun des deux n’avaient eu envie d’aller à la rencontre de nouveaux problèmes. Hemrik les avait alors conduits à travers les mines jusqu’au lac souterrain, un bon endroit pour attendre et se reposer.

— J’ai dormi combien de temps ? demanda la jeune femme.

— Difficile à dire. Plus d’un demi cadran en tout cas.

— Bien. On va pouvoir y aller.

Cependant, Drya ne fit pas mine de se relever. Elle soupira en se massant les tempes. Son œil crevé lui faisait mal, mais cela restait supportable.

— Ta sœur était courageuse, tu sais ?

Hemrik ne répondit pas de suite, mais une larme coula sur sa joue, alors même qu’il pensait ses yeux secs.

— Elle a toujours été forte, finit-il par murmurer, plus forte que moi en tout cas. Quand notre mère est morte, elle n’avait que cinq ans, et même alors elle essayait déjà de reprendre le rôle de femme à la maison. Elle était un petit soleil, toujours de bonne humeur. Je n’oublierai jamais son regard lorsque les soldats sont venus me chercher comme payement pour les impôts et que mon père a été blessé en essayant de les en empêcher. Il n’y avait pas de peur dans ses yeux, uniquement de la détermination. Elle m’intimait de ne rien lâcher, de survivre jusqu’à ce qu’on soit à nouveau réunit. Son courage ne l’aura pas sauvée. Et je suppose que père non plus, si elle s’est retrouvée dans cette forteresse…

— Non en effet. Ton père n’avait pas plus d’argent l’année d’après pour payer la dîme. Ils l’ont enlevée à son tour et n’ont pas donné de dernière chance à ton père. Je suis désolée.

Drya se surprit elle-même en disant ces mots. Jamais la gamine ne lui avait parlé de cela. Et pourtant elle savait étrangement que c’était la vérité. Qu’importe, il n’était pas temps de se poser d’autres questions sans réponses. La jeune femme s’en posait déjà assez sur son propre corps. Depuis des jours sa capacité de guérison s’était amoindrie, néanmoins, son corps ne souffrait plus que des grosses séquelles, telle son épaule, son pied et son œil. Les plus petites blessures avaient totalement disparus. Même la grosse entaille à sa cuisse obtenue contre le garde royal était presque refermée, alors qu’elle aurait dû mettre plusieurs jours dans son état. De plus, globalement, elle se sentait assez bien. Non pas qu’elle soit en pleine forme, mais beaucoup mieux tout de même qu’elle n’aurait dû l’être après quatorze jours de torture.

La guerrière allait se lever lorsque Hemrik reprit la parole.

— Lui ont-ils fait du mal ?

— Pardon ?

L’Erdrelien planta son regard bleu nuit dans celui de Drya et se répéta, détachant chaque mot. La jeune femme ne sut que répondre.

Dis-lui la vérité, il doit savoir ce qu’ils ont fait subir à Maïly.

Ne prononce pas son nom.

Quoi ? Je suis dans ta tête, son âme ne va pas m’entendre et revenir errer sur la terre des vivants par ma faute. Dis-lui.

Je suis sûre que c’est par gentillesse que tu le veux, ironisa Drya.

Bien sûr que non, mais aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai une envie intenable de tout lui dire, pour qu’il ne se tourmente pas plus en s’imaginant pire.

Parce qu’il y a pire que ce qu’elle a subit ? Mais oui, je vois ce que tu veux dire. Cette envie ne vient pas de moi pourtant, et de toi non plus.

Exact. Cependant elle est là, alors arrête de tergiverser et dis-lui !

Alors Drya lui raconta. Néanmoins, même expliquée avec tout le tact possible, une horreur reste une horreur. À la fin, Hemrik se leva et se dirigea vers la sortie de la grotte.

— Eh ! Où vas-tu ?

— La venger. Je te laisse la torche, je n’en ai pas besoin pour me retrouver dans ces galeries.

Drya jura en s’élançant à sa poursuite. Elle l’arrêta.

— Non Hemrik, ne fais pas ça. Ce n’est pas une bonne idée.

— Je me fiche qu’elle soit bonne ou pas. Ils sont tous coupables dans ce château, la mort du roi et de son assassin ne suffisent pas à venger sa mémoire. Laisse-moi passer.

Disant ces mots, il la bouscula. Toujours peu à l’aise sur ses jambes, Drya recula contre le mur. Sa tête heurta un éperon rocheux et la sonna légèrement. Louve n’était pas assez forte pour prendre le contrôle de tout le corps, mais elle profita de ce moment pour prendre celui de sa voix.

— Et comment comptes-tu faire ça gamin ? grinça-t-elle. Oh, pardon, je n’avais pas remarqué que tu étais un redoutable guerrier, capable de te faire une armée à toi tout seul. Tu vas à la mort, et je ne te laisserai pas faire.

Drya reprit rapidement ses esprits et voulu reprendre sa voix, mais ne le fit pas. La réplique avait porté et l’Erdrelien revenait vers elle.

— Et je peux savoir comment tu vas m’en empêcher ?

Entrée dans le jeu de Louve, Drya réagit en plaquant Hemrik au sol. Même blessée, maîtriser un jeune homme surpris et non entraîné était chose aisée pour elle. Ce gamin avait un caractère étrange. La minute d’avant il semblait désespéré et faible, et à cet instant, il faisait preuve d’une forte détermination, comme si se trouver un but l’avait réveillé.

— Tu es stupide, gamin, repris Louve. Tu es seul, tu ne sais pas te battre, et tu veux aller en plein sur un champ de bataille. C’est la guerre là-haut, et tu n’as même pas d’armes.

Hemrik arrêta de se tortiller et Drya le relâcha.

— Maintenant, tu fais ce que tu veux, peu m’importe. Demande-toi juste ce que ton père et Maïly aurait voulu pour toi.

Louve rendit sa voix à Drya. Elle ignorait jusque là qu’elle pouvait non pas juste contrôler tout le corps, mais aussi des parties. C’était une information qui lui serait sans doute utile. Drya se détourna et ramassa son double fourreau, qu’elle attacha à sa taille. Elle prit ensuite la torche et s’élança vers la sortie, dépassant Hemrik, debout et immobile, le regard dans le vague. La jeune femme n’avait pas parcouru deux aunes qu’il l’interrogea.

— Et toi ? Que vas-tu faire ?

— Moi ? Cela ne te regarde pas vraiment, mais disons que je me pose des questions, et que je compte bien trouver des réponses.

— Je peux t’accompagner ?

Drya jeta un coup d’œil en arrière, son seul œil fixant Hemrik.

— Viens, le voyage sera moins monotone à deux.

Le jeune Erdrelien reprit sa sœur dans ses bras et lui emboîta le pas.

J’ai une dette envers elle aussi, marmonna Louve, je suis peut-être une tueuse, mais je n’ai qu’une parole. Je ferai en sorte qu’il reste en vie.



Un véritable charnier s’étendait devant leurs yeux. Les corps étaient entassés les uns sur les autres dans la position de leur mort, sanguinolants.

Drya observait en réfléchissant à ce qui avait bien pu se passer. L’hypothèse la plus probable était que les attaquants de Ragorna aient découvert le passage menant de l’extérieur aux mines et ne se soient pas posé de questions en rencontrant le groupe de mineur. Ils les avaient purement et simplement massacrés.

Un bruit de vomi résonna sur la pierre. Hemrik avait déposé sa sœur et remettait le peu qu’il avait sur l’estomac. Même quand tout fut vidé, il continua à avoir des haut-le-cœur qui le firent grimacer.

— Et bien, finit-il par dire après s’être repris, le visage toujours blême, on a eu raison de se cacher… Comment ont-ils pu les tuer ainsi, alors qu’ils étaient désarmés ?

— C’est la guerre. Tu n’as pas d’autre choix dans une bataille que de tuer ou être tué, répondit Drya. Les soldats sont tombés sur les mineurs et ils ne se sont pas posé de questions. Je suis désolée, je suppose que certains étaient tes amis. Dis-toi qu’ils se sont quand même bien défendus, continua-t-elle en poussant du pied un guerrier à l’écusson brodé d’un serpent noir sur champ jaune, du royaume d’Asslen.

Alors comme ça ils ont refusé de s’allier aux Nenntelais sous prétexte que cette guerre ne serait pas assez rentable par rapport aux pertes, mais en réalité ils nous suivaient de près… Je me demande si tous les problèmes de ravitaillement que nous avons eu étaient bien causés par des pillards…

La jeune femme se baissa et entreprit de détacher la ceinture portant le fourreau du mort. L’épée gisait à quelques mètres de là. Elle tendit le tout à Hemrik.

— Je… je ne sais pas m’en servir…

— Je m’en doute, mais c’est mieux que tu aies une arme quand même. Allez, viens, je ne tiens pas à tenir compagnie aux morts plus longtemps que cela.

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